|
|
"Un bruit bizarre sur le plateau. Tout le
monde se fige... La caméra continue de filmer.."
Film sans fin
Un bruit
bizarre sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de
filmer...
Est-ce qu'il y a un sens caché à découvrir ?
* * *
Comme tous les mardis,
Claire s'assied dans le fauteuil en velours rouge. Son regard s'attarde
sur la cour. Les branches dénudées des arbres font paraître éloignés
les grands immeubles entourant la maison du Docteur Maillard. À côté de
la fenêtre, un bureau en marqueterie croule sous la paperasse. Contre
le mur, un divan est recouvert d'un dessus de lit fleuri défraîchi.
Claire ne s’y est jamais allongée. A sa première visite elle a choisi le
fauteuil en velours rouge, au coin d'un tapis persan. Un fauteuil beige
plus contemporain, style fauteuil de relaxation, est au coin opposé.
C'est la place du psychiatre. Cinq minutes se sont écoulées et elle n’a
encore rien dit. Elle soupire et se tourne enfin vers le fauteuil
beige. Elle constate que la chemise noire du docteur n’est pas rentrée
dans son jean. Mais à voir ses bottines très chics, elle devine que
cette allure décontractée est étudiée. Elle se sent intimidée, frotte
son pouce contre sa paume, se tord les mains. Maillard tend le cou,
redresse le menton, ses sourcils se soulèvent et il fait des yeux
ronds. On dirait un coq s'apprêtant à pousser son chant. En guise de
cocorico, il lance un oui ? à peine audible, comme si, distrait,
il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit. Mais elle n’a rien dit.
Elle redoute ce moment où il faut parler. Fuyant le regard du médecin,
elle lève les yeux vers un tableau, une huile représentant une rue
enneigée dans une ville inconnue. Puis regarde le divan, le bureau et
s'arrête sur les arbres du jardin qu'elle fixe sans les voir. Elle
entame son monologue d’une voix atone :
« Le cauchemar est revenu. Toujours le même. Je me réveille en sueur
avec une douleur là, dit-elle en appuyant fortement sur son sternum
comme si elle voulait retrouver cette sensation. Je reste un moment
assise sur mon lit et j'ai peur. Une terreur incompréhensible, parce que
rien dans mon rêve ne permet de l'expliquer. Les mêmes images fugaces
reviennent ... On doit être sur un plateau de cinéma … Un bruit bizarre
sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer...
Mais je vous ai déjà raconté tout ça des dizaines de fois.
- Ça ne fait rien. Avez-vous remarqué des bruits particuliers au moment
de votre réveil ? Peut-être des voisins, la circulation, des oiseaux
... ou peut-être même les battements de votre cœur ?
- Non. Je vous ai déjà répondu à ce propos.»
Claire regrette la
brutalité de sa réponse. Maillard est déjà si réservé, alors si en plus
elle le remet à sa place dès qu'il intervient ! Sa plus longue répartie
avait eu lieu lors de la première consultation. Elle était venue le voir
parce qu'elle avait régulièrement des crises d'anxiété pendant la nuit.
Ces angoisses étaient toujours provoquées par ce même rêve dont elle ne
se souvenait que de quelques bribes. « Nous allons essayer de découvrir
ensemble ce qui pose problème, avait dit le psychiatre. Parlez-moi de
vous, de votre enfance, de vos rêves, ou même simplement de ce qui vous
passe par la tête. » Le cadre de la thérapie était posé.
La méthode lui parut d'abord très efficace puisqu'il avait suffi de
quelques séances pour qu'elle parvienne à interpréter le rêve qui la
hantait. Elle avait commencé son analyse en racontant l'événement le
plus marquant de sa vie, la mort de son père. Elle avait 9 ans. Toute la
famille était réunie chez ses grands-parents. Le matin, son père ne se
levant pas, elle était montée dans sa chambre et avait tenté de le
réveiller. En vain. Il était mort au milieu de la nuit d'une rupture
d'anévrisme. À cette évocation, Claire avait éclaté en sanglots.
Maillard lui manifesta une compassion toute professionnelle, il esquissa
un sourire pour l'encourager à continuer. Quelques consultations plus
tard, elle reprit le récit de la mort de son père, en ajoutant un
détail qu'elle avait oublié la première fois. Si c'est elle qui avait
découvert le corps, c'est parce que sa grand-mère lui avait demandé de
monter un plateau avec du café et des tartines. Le psychiatre l'avait
interrompue en marmonnant « hum, hum … un plateau avec du café et
des tartines ... ». Il s'était alors redressé en décollant son dos
de quelques centimètres du dossier de son fauteuil, puis avait regardé
sa montre et annoncé la fin de la séance.
Claire ne pouvait pas
imaginer que son récit ait simplement pu donner envie au psychiatre de
se faire un bon café. L'homme intervenait si peu qu'elle attachait une
grande importance au moindre de ses propos, et la façon dont il avait
souligné son omission lui paraissait très significative. Entre les deux
séances, elle se mit à cogiter. Pourquoi avait-il répété un plateau
avec du café et des tartines ? Elle y vit un message adressé à son
subconscient, elle devait pouvoir le décoder. Pendant toute
cette semaine-là, ses proches la surprirent souvent en train de parler à
voix haute. Elle était en grande discussion avec le Docteur Maillard
qui se révélait être un interlocuteur disert et aimable. Ils arrivèrent
à la conclusion que le plateau de cinéma de ses cauchemars représentait
le plateau du petit-déjeuner qu'elle avait apporté à son père le jour de
sa mort. Et, comme elle était imprégnée par la lecture de l'Interprétation
des rêves de Freud, ce fut un jeu d'enfant de reconstituer le puzzle
formé par les images fugaces de son rêve récurrent. Il avait suffi d'en
découvrir le thème. Elle attendait son rendez-vous avec impatience. Tel
l'inspecteur à la fin de son enquête, elle présenta le résultat de ses
déductions à la consultation suivante :
« Je crois que j'ai réussi à interpréter ce rêve qui me réveille tout
le temps. Vous vous souvenez ? Un plateau de cinéma, des gens qui
s'immobilisent à cause d'un bruit étrange et une caméra qui filme la
scène. Voilà ce que j'ai cru comprendre : le plateau situe l'événement,
la mort de mon père. Le monde qui se fige est mon monde intérieur qui se
cristallise autour de ce drame. La caméra qui continue de filmer,
c'est le traumatisme vécu qui continue à faire des ravages. Je me fais
mon cinéma en quelque sorte. »
Maillard suivait son raisonnement avec la distance thérapeutique qui
s'impose. Il prit un air dubitatif et lança une formule laconique « Ah,
vous voyez les choses comme ça. ». Gagnée par le manque
d'enthousiasme du psychiatre, elle reconnut les limites de son
raisonnement.
« Évidemment, il reste un point trouble. Quel est ce bruit bizarre sur
le plateau ?
- Oui ... »
Une anecdote dans un
film de Woody Allen lui revint en mémoire. La petite amie du personnage
interprété par Woody Allen raconte que quelques séances de
psychothérapie lui ont permis de se libérer d'un traumatisme d'enfance.
Ce qui fait s'exclamer Woody qui répond qu'il est très loin d'avoir
obtenu ce résultat en plus de 20 ans de thérapie. La réplique exacte
l'avait beaucoup fait rire. À l'époque, il lui avait alors paru évident
que Woody Allen faisait de l’autodérision. Maintenant elle en doutait.
Elle se demandait même si le cinéaste ne se moquait pas plutôt du
triomphalisme béat du patient néophyte. Elle réalisa qu'elle avait
simplement utilisé son rêve pour exprimer sa conviction d'avoir été
traumatisée par la mort de son père. La naïveté de son interprétation la
fit rougir, n'importe quel indice l'aurait menée à cette conclusion.
Et voilà plus de dix ans qu'elle en est restée à cette conclusion. Ses
cauchemars ne cessent de lui pourrir la vie. Voilà plus de dix ans
qu'elle vient débiter son histoire sur le tapis persan. Ces récits ont
recouvert ses souvenirs d'enfance, le souvenir se métamorphosant à sa
simple évocation. Pour ajouter à la confusion, elle ne sait pas démêler
ce qu'elle a vécu de ce qu'on lui en a raconté. Comment faire émerger
un souvenir que tant de récits recouvrent ? Alors elle parle. Elle
raconte toujours les mêmes choses. L'évocation de la mort de son père
lui tire souvent des larmes. Mais ses larmes ne sont pas la
manifestation d'une douleur, c'est juste une habitude. C'est quand elle
est seule dans la nuit que l'angoisse la taraude. Depuis qu'elle a
entrepris son analyse, sa frayeur nocturne n'a ni cessé, ni même
diminué. Elle se réveille en sueur presque toutes les nuits, terrorisée
par quelque chose qui lui échappe. Une chose est tapie au fond d'elle
et sa mémoire refuse de la lui révéler. Ses mots sont comme la terre
qu'elle a jetée sur la tombe de son père, ils l'éloignent toujours plus
de la vérité. Et la bête sournoise la réveillera encore. Encore et
toujours. Ces séances ne servent à rien. Ça fait un bon moment qu'elle a
envie d'interrompre son analyse, mais elle n'ose pas en parler au
Docteur Maillard. Un jour elle lui a demandé : « Vous ne croyez pas que
je devrais changer de sujet ? », et il lui a simplement répondu : « Pas
nécessairement »
« Est-ce que j'ai remarqué des bruits particuliers à mon réveil ? Oui,
pardon, vous avez raison d'insister. Si je ne remarque aucun bruit à mon
réveil, c'est certainement parce que je suis focalisée sur ma peur. Il
faut que je fasse plus attention à ce qui se passe autour de moi. »
Le médecin ne manifeste
aucune réaction devant les efforts de sa patiente pour rattraper son
indélicatesse. Alors elle se tourne brusquement vers lui et plante son
regard implorant dans ses yeux :
« Je veux dire faire plus attention à ce qui se passe autour de moi
en général. »
Le docteur réprime un
bâillement, ce qui lui donne un faciès grimaçant. Gênée, Claire se
détourne et balaye du regard la commode placée derrière le fauteuil du
médecin. Il y a quelques dossiers épars, un écran d'ordinateur et un
boîtier pour carte bancaire, un ticket de paiement est encore accroché
au boîtier. Ça lui rappelle qu'il faudra qu'elle règle ses séances. Le
silence devient pesant. Elle s'échappe vers le jardin et reprend
mécaniquement le fil de son soliloque.
« Oui, c'est très silencieux chez moi la nuit. Avec les isolations
actuelles, même au centre ville, on n'entend rien. Ce n'est pas comme
dans ces vieilles maisons à la campagne. Je me souviens que chez mes
grands-parents, il y avait toujours des tas de bruits. Il y avait le
craquement des boiseries, le bruit régulier du balancier de la
pendule ... La grande pendule du couloir de la maison de chez Mamie et
Papi, je vous en ai déjà parlé, je crois ? »
Il reste silencieux.
Elle prend ça pour un assentiment. Peut-être ne l'écoute-t-il plus.
« Elle m'impressionnait. Elle était plus haute que mon père. Et mon père
était grand ! Le va-et-vient du disque doré que l'on voyait à travers
la vitre m'intriguait. La nuit, je l'écoutais avant de m'endormir. »
Un moment de silence.
Elle soupire. Après toutes ces années d'analyse, ces temps morts la
dérangent encore. Il décroise ses jambes. Puis les recroise. Un chat
traverse le jardin. Il se retourne pour voir ce qui a attiré l'attention
de la jeune femme. Il reprend la pose, le corps encastré dans son
fauteuil et les bras reposant sur les accoudoirs. Elle, elle est
toujours assise à l'avant du siège, comme si elle s'apprêtait à partir.
Bien qu'elle soit tournée de trois-quarts, elle a l'impression que la
tête de Maillard se met à osciller comme le balancier de la pendule. On
dirait un de ces chiens posés sur les plages arrière des voitures,
dodelinant de la tête. Elle étouffe un fou-rire.
« Oui...? », lance-t-il pour l'inviter à s'interroger sur ce
rire qui l'envahit.
Elle hésite à lui dire
que c'est à cause de sa tête. Tout à coup, il s'enflamme. Ça lui arrive
parfois, comme quand elle fait un lapsus par exemple.
« Vous pensez à quelque chose ? Oui ! Là ! Maintenant !
- Je pense à la tête ... euh, enfin, non ... à la pendule. Oui, c'est
ça, je pense à la pendule. Donc cette nuit-là, continue-t-elle en
reprenant le ronron rassurant de son récit, il y avait juste quelques
bruits familiers.
- Hum, hum ...
- Le balancement du pendule, les craquements du plancher, le travail des
meubles en bois ... Ces vieilles maisons ont une vie propre. On
entendait aussi le cri du hibou. Mon père disait toujours : « Voilà le
hibou qui nous dit bonne nuit ». Alors, je n'avais pas peur du hibou. Il
y avait aussi le bruit léger de la respiration de mon petit frère. On
partageait la chambre rose. Oui, chez mes grands-parents, chaque
chambre a un nom de couleur. Mon père dormait à côté, dans la chambre
verte. Je me souviens de tous les bruits.
- Vous vous souvenez de tous les bruits, l'interrompt le psychiatre de
façon inattendue. »
Le ton est neutre. Elle
ne comprend pas ce qu'il est en train de lui dire. Que s'est-il
réellement passé cette nuit-là ? Il faut qu'elle revienne aux faits. Il
faut oublier les souvenirs fabriqués au long des séances sur l'îlot
persan. Oublier l'odeur de la lavande dans les armoires qui craquent,
oublier l'eau de Cologne dans la barbe rousse et blanche de Papi,
oublier le velouté du potage de Mamie. Il faut revenir aux faits,
seulement aux faits.
« Il faut peut-être que je vous raconte précisément ce qui s'est passé
cette nuit-là ?, demande-t-elle pour la millième fois en guise de
roulement de tambour. Et là, le Tambour crie : « La nuit où son père
mourut ! ».
- D'accord, acquiesce-t-il pour la millième fois. »
Et elle reprend son
récit. Son père allongé les bras en croix et elle sautant sur le lit
en criant : « Debout, paresseux ! ». Elle a beau adopter un ton qu'elle
voudrait distant, l'émotion l'étreint et ses yeux se voilent. Elle fixe
le tapis. Les arabesques deviennent de plus en plus floues. Elle suit
leurs contours qui la conduisent aux élégantes bottines du psychiatre.
Elle lève son visage de madone éplorée, prête à accueillir son sourire
chaud comme une caresse. Enfin, c'est comme ça d'habitude. Mais cette
fois-ci, il s'est endormi. Il se met à ronfler comme un ivrogne.
« Ronfler comme un ivrogne », c'était l'expression de sa mère.
Tiens, se dit-elle, j'avais oublié que papa ronflait si fort. Oui, se
souvient-elle, c'était terrible, une véritable locomotive. La tête du
docteur a basculé en arrière, forçant une ouverture grotesque de sa
bouche. Claire observe l'ébranlement de sa cage thoracique qui atteint
une amplitude impressionnante à la fin chaque grognement. Ce spectacle
provoque en elle une vive réaction physique. Elle est prise de
tremblements et se met à transpirer. Elle a trop chaud. Elle veut ouvrir
la baie vitrée mais ses jambes ne lui obéissent plus. Une sensation
d'étouffement s'abat sur elle, c'est comme si une main puissante
appuyait de toutes ses forces sur sa poitrine. Un étau la broie. Une
main l'étrangle. Et tout à coup, elle ressent une très vive douleur au
sternum, comme la douleur qui traverse ses nuits. Une boule brûlante lui
déchire les entrailles. C'est atroce. Les ronflements enflent. Ses
tympans explosent. Elle a l'impression de devenir cinglée. Pitié, que
ces bruits cessent, hurle une voix à l'intérieur d'elle-même. Ce
bruit ! Pitié, je n'en peux plus ! Silence ! Les ronflements font
trembler les murs. Mes oreilles éclatent ! Silence par pitié !
C'est absolument insoutenable. Silence !
Et puis tout à coup, la vérité surgit. La
douleur cesse brusquement et un calme profond l'habite. L'intensité des
ronflements diminue comme le grondement d'un avion qui s'éloigne. Elle
a compris. Elle reprend son récit. Il ne s'adresse plus qu'à elle car
son interlocuteur dort à poings fermés. De toute façon, elle n'a plus
besoin de lui – du père ou du psychiatre ? – désormais.
« Papa aussi ronflait comme un ivrogne, comme disait maman. Mais cette
nuit-là, il y avait bien les cris du hibou, le bruit de l'horloge et les
craquements du bois, mais pas les ronflements familiers. La rupture
d’anévrisme qui l’a terrassé a claqué comme un coup de revolver au
milieu de la nuit. Mais au lieu d'un bruit à briser les tympans, c'est
une soudaine absence de bruit qui a détonné dans la nuit, comme le
brouhaha indistinct d'une foule qui cesserait d'un seul coup. Et ce coup
de revolver je l’ai entendu. Il était assourdissant de silence. La
chambre verte n’était plus emplie de ronflements rassurants et j’ai su
plus tard que cela signifiait que je n’avais plus de père. Ce coup de
revolver, je l’entends encore dans le silence de mes nuits. J'ai
confondu le silence de la nuit avec celui de la mort. Mais comment
mettre des mots sur un bruit qui n’est pas ? »
* * *
Un bruit bizarre sur le
plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer...
Est-ce qu'il y a un sens caché à découvrir ?, se demande le docteur
Maillard en s'allongeant sur le divan.
« Quand je me suis réveillé, l'argent de la séance était posé sur le
bureau. Elle n'est plus jamais revenue. J'ai passé des années à
l'écouter ressasser ses histoires sans ciller, et pour une petite sieste
de rien du tout elle a fait son bagage. L'ingrate ! Est-ce que c'est une
faute professionnelle de s'endormir ?
- Non, vous le savez bien.
- Peut-être qu'elle a fini par comprendre ce qui suscitait son angoisse.
- Oui. Oui, c'est possible.
- Alors je dois pouvoir reconstituer le puzzle. Il faut que je
comprenne. Qu'est-ce qui a pu terroriser ma patiente pendant tant
d'années ? Il faut que je revienne à son rêve : un bruit bizarre sur le
plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer... »
Texte de Christine Tugène,
Strasbourg (67), 2012
|
|
|
La dernière scène
Un bruit
bizarre sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra
continue de filmer...
Chacun retient son souffle. Dans l’objectif, j’ai vu le visage
de Tania se crisper brusquement et le regard affolé qu’Yvan, son
partenaire, a jeté vers l’entrée du hangar. La scène sera à
reprendre. Je sens mon ventre se nouer.
Chacun sait que la police militaire peut à tout
moment surgir dans le hangar où nous avons aménagé ce studio
clandestin. Joseph est le seul dont le visage ne reflète pas la
peur. Pourtant les interrogatoires musclés, les coups de
matraques, les murs gris et glacés du cachot, il connaît ça, le
grand cinéaste Joseph Berspiel. Mais lorsqu’il est sorti de
prison, il y a à peine trois mois, il n’avait déjà qu’une seule
obsession : reprendre le tournage de « L’Etoile » qu’il
considère comme le futur chef-d’œuvre de sa carrière. Et tous,
nous l’avons suivi dans cette folie.
Soudain un cri de Tania. Ils sont là. Dix hommes.
Entièrement vêtus de noir. Cagoulés. Armés d’une kalachnikov.
Ils nous encerclent. Hurlent de nous coucher. Des coups de feu.
Une douleur fulgurante derrière l’épaule. Je m’effondre sur le
sol, un bras sur la tête pour me protéger des coups. On me
traîne sans ménagement par un pied. Autour de moi des
hurlements, des tirs, le bruit des décors que l’on détruit, de
la caméra qui se fracasse sur le béton…
Ne pas bouger, penser juste à respirer.
S’accrocher à la vie. Surtout, ne pas se trahir, ne pas regarder
les deux caméras qui, là-haut, dissimulées entre les poutrelles
du toit et les piliers du hangar ne perdent pas une image de ce
qui vient de se passer.
Tout ça, c’est pour Tania que je l’ai fait. C'est
elle qui a voulu ce film, un film qui marquera les esprits, un
film qui inscrira le nom de Joseph Bergspiel au panthéon des
cinéastes.
J’avais une quinzaine d’années lorsque j’ai connu
Joseph. A l’époque, il n’avait pas encore la notoriété qui est
la sienne aujourd’hui. Enfin, je parle de sa notoriété à
l’étranger bien sûr, puisque ses films sont interdits dans le
pays. Ma mère était concierge dans l’immeuble où il vivait et
lorsqu’elle est morte, il m’a pour ainsi dire pris sous son
aile. Au début, je lui ai servi de régisseur. Je n’avais pas mon
pareil pour dénicher des objets ou les décors dont il avait
besoin. Et puis, il m’a initié au montage. J’ai tout de suite
accroché : j’ai découvert le pouvoir de jouer avec les images,
de choisir les plans, de les enchaîner les uns aux autres ou de
modifier leur ordre pour leur donner un sens… Devant ma table de
montage, je devenais le grand orchestrateur, doté d’un pouvoir
que je ne connaîtrais jamais dans la vie réelle. Joseph m’a dit
que j’étais doué, que j’avais quelque chose de particulier qui
me faisait, par instinct, sentir les plans à enchaîner, les
raccords à insérer. Et depuis ce jour, j’ai travaillé avec lui
sur tous ses films.
Quelques années plus tard, il a rencontré Tania.
Elle non plus n’était pas célèbre à l’époque. Mais très vite,
elle est devenue l’actrice fétiche de Joseph, avant de devenir
sa femme. L’envoûtante Tania. Je crois que dans l’équipe, nous
sommes tous un peu amoureux d’elle. De ses pommettes hautes, de
ses yeux verts à l’éclat moqueur, de sa bouche un peu trop
grande, de sa voix chaude et passionnée, du geste qu’elle a pour
écarter une mèche de cheveux…
Il y a six mois, lorsque Joseph était en prison,
Tania a frappé à ma porte un soir. Je n’ai pas ouvert tout de
suite parce que j’étais occupé à démonter un vieux projecteur
que j’avais subtilisé dans les poubelles du Ministère de la
propagande et dont je voulais récupérer certaines pièces pour la
table de montage.
Elle a murmuré mon nom à travers la porte et j’ai
reconnu sa voix. C’était la première fois qu’elle venait chez
moi. D’habitude, nous nous réunissons dans des arrière-salles de
café, même pour les réunions de pré-tournage. J’étais gêné par
le désordre de la pièce mais elle n’a pas semblé s’en
apercevoir. Elle venait dans un but précis, a-t-elle dit,
pendant que je lui versais une tasse de thé chaud dans un bol
ébréché.
Son lourd parfum avait envahi la pièce, et je me
sentais comme enivré de la voir, si belle, si sensuelle, assise
dans la cuisine de mon sordide appartement.
« Nico, a-t-elle commencé - j’adore la manière dont elle
prononce mon nom en mettant comme une aspiration dans le son
« k » - je voudrais te demander quelque chose. Non, attends, ne
dis rien. Ce n’est pas quelque chose de facile… Voilà. Je
voudrais que tu réalises un documentaire sur Joseph. »
La surprise m’a
sorti de la torpeur dans laquelle son arrivée m’avait installé.
« Moi un film ? Mais je ne suis pas réalisateur… »
- Non, mais tu es le meilleur monteur que je connaisse. C’est
Joseph qui le dit et il ne se trompe jamais sur ces choses. Il
sait très bien que ses films n’auraient pas été aussi aboutis
sans ton apport. Il m’a souvent parlé de ton sens du montage. »
Je n’ai pas su quoi répondre et elle a enchaîné :
« Ce serait un film sur sa vie, son parcours, son œuvre… Je te
ferais passer des photos, des films de lui et nous rédigerions
les commentaires ensemble.
- Et, Joseph, qu'est-ce qu'il en pense ? ai-je risqué.
- Joseph n'est pas au courant. »
Elle m’a brusquement serré le bras puis a saisi mes mains.
« Tu comprends Nico, j’ai peur. Je sais qu’il n’arrêtera jamais
de tourner. Que ce jeu du chat et de la souris entre lui et la
police reprendra dès qu’il sortira de prison… »
Une larme a coulé sur sa joue.
« Je vis dans l’angoisse permanente qu’il soit à nouveau arrêté,
blessé ou condamné, à une peine chaque fois plus lourde… Son
œuvre a, paraît-il, du succès en France. Si sa vie et ses films
sont davantage connus, sa réputation à l’étranger pourrait le
protéger ici aussi. »
J’ai pensé lui dire que son idée était trop idéaliste, que
l’opinion internationale n’avait jamais empêché un régime
totalitaire d’organiser une répression contre les intellectuels
d’un pays. Mais je me suis tu, à cause de la chaleur de ses
mains posées sur les miennes.
« Je t’en prie Nico. Si Joseph est arrêté, ils viendront chez
nous et brûleront tout, comme ils l’ont déjà fait pour d’autres.
Ils effaceront jusqu’à la moindre trace de souvenir de lui, ce
sera comme s’il n’avait jamais existé… Il faut que tu fasses un
film sur lui. Un film qui marque les esprits, qui le place au
panthéon des cinéastes. Je t’en prie Nico, si tu ne le fais pas
pour Joseph, fais-le pour moi… »
C’est comme cela que tout a débuté.
Nous avions
décidé qu’il n’y aurait pas de scénario préalable. Tania m’a
donné des cartons avec des photos de Joseph et des lettres de sa
mère ou d’amis avec lesquels il avait correspondu. De temps en
temps – pas trop souvent, pour ne pas attirer l’attention – elle
venait la soirée chez moi. Elle me racontait des histoires ou
des anecdotes que Joseph lui avait confiées et je lui montrais
l’avancement de mon film. Parfois, sur certaines prises,
j’enregistrais sa voix en off.
Je savourais ces
moments de pur bonheur, buvant ses paroles, guettant ses rires,
essuyant ses larmes lorsque l’émotion s’emparait d’elle en
évoquant Joseph. J’étais son confident, conscient qu’elle me
confiait des morceaux de leur vie, laissant parfois échapper des
bribes de la sienne, que peut-être même son mari ne soupçonnait
pas. Je me sentais comme un gardien de reliques dont il
m’appartiendrait un jour de révéler l’existence au monde
extérieur.
Joseph est sorti
de prison le 25 mars, par un jour de grand soleil. Tania et moi
étions allés l’attendre. Il m’a serré dans ses bras, m’a appelé
son fils. J’étais ému. Je l’ai trouvé très amaigri et faible
mais dès que nous avons été dans la voiture, il a demandé à
Tania si elle avait pu récupérer le matériel de tournage. Elle
lui a souri tristement et a hoché la tête. Je les ai déposés en
bas de chez eux et je suis rentré chez moi. J’étais content de
retrouver Joseph mais triste aussi, parce que je savais que
c’était la fin de mes soirées de complicité avec Tania.
Je me suis
plongé dans le travail. Maintenant que Joseph était sorti,
c’était un peu comme si une urgence me poussait à avancer, une
course contre la montre.
Quelques
semaines plus tard, Joseph a proposé à ceux d’entre nous qui le
voulaient, de reprendre le tournage de « l’Etoile ». Je me suis
dit qu’il serait bien, pour le documentaire, de le filmer, lui,
à son insu, pendant qu’il dirigeait ses acteurs ou était
derrière la caméra.
Tania a tout de suite adhéré à cette idée et
c’est elle qui a trouvé le hangar qui répondait aux besoins
simultanés des deux films. Il nous fallait un studio où nous
pourrions cacher une ou deux caméras fixes dont nous n’aurions
qu’à récupérer les bandes le soir après les prises du jour.
J’avais imaginé une sorte de télécommande qui me permettait de
lancer ou d’éteindre l’enregistrement à distance, de manière à
économiser la bande. Les caméras devaient être petites pour
échapper à l’œil vigilant de Joseph. Il fallait aussi que
l’éclairage naturel soit suffisant pour filmer de loin l’équipe
de tournage de « l’Etoile » et en particulier son réalisateur.
Impossible de modifier l’angle de vue au cours d’une journée, la
prise de vue devait nécessairement couvrir le champ de l’espace
dans lequel l’équipe allait évoluer.
Le soir, j’ai pris l’habitude de rester le
dernier dans le hangar pour prélever les bandes de la journée.
Chez moi, je sélectionnais les images à récupérer. Il y avait
bien sûr des déchets. Dès que les nuages assombrissaient le
ciel, le hangar devenait trop sombre et c’est à peine si on
distinguait les membres de l’équipe. Mais certains jours au
contraire, des images nettes et claires révélaient un Joseph
captivant, en pleine action.
Même si elle profitait souvent d’un moment où
nous étions seuls pour me demander des nouvelles du film, je
n’avais plus l’occasion de montrer à Tania les rushes ou de
discuter de certaines scènes, mais je sentais que son esprit
guidait mon travail. J’avais choisi d’entrecouper les photos de
Joseph et de ses tournages, commentés en off par la voix chaude
de Tania, par des scènes de rue montrant les files devant les
magasins, la misère et l’omniprésence de l’armée. L’angoisse de
Tania quant au destin nécessairement tragique de son mari
transparaissait dans le film. La construction de l’ensemble
conduisait à une montée progressive de l’inquiétude du
spectateur qui, comme Tania, ne pourrait s’empêcher de penser
que tout cela finirait mal.
Il me restait à définir ce qui constituerait le point culminant
du film. Ce devait être un moment intense, qui donnerait sa
force au documentaire. Je ne me rappelle pas le moment précis où
l’idée a émergé. Je crois qu’elle s’est insinuée progressivement
en moi, avant de s’imposer comme allant de soi : le point
culminant ne pouvait être que l’arrestation de Joseph.
L’arrestation de Joseph, filmée en direct, dans de bonnes
conditions de luminosité. Ce qui impliquait d’en prévoir le
déroulement et d’en organiser la mise en scène avec minutie. Il
ne pourrait y avoir qu’une seule prise.
C’est moi seul qui ai choisi le jour de
l’intervention de la police militaire, qui ai indiqué par quelle
porte faire irruption dans le hangar, à quel moment précis de la
journée… J’ai consigné chaque détail dans la lettre que j’ai
déposée au Ministère de la propagande.
Tout s’est passé exactement comme je l’avais prévu.
Je sais qu’il y a peu de chance pour que je
puisse voir ces images un jour ou terminer le film moi-même.
J’ai laissé des instructions à mon cousin qui, lorsque tout sera
redevenu calme, viendra récupérer les caméras et enverra les
films en France. J’ai lui ai également fourni un document avec
des indications très précises à l’attention de celui qui sera
chargé de monter la scène finale comportant les dernières images
de Joseph et son équipe.
L’année prochaine, un César d’honneur sera
certainement attribué à Joseph Bergspiel pour l’ensemble de sa
carrière et de son œuvre unique et profonde. Son nom sera
inscrit au panthéon des cinéastes. Qui sait, mon film récoltera
peut-être une récompense dans la section documentaire ?
Je suis toujours couché sur le sol. Autour de moi, les cris et
les gémissements s’estompent…
Texte de Geneviève Maesen-Emond,
Avignonet-Lauragais (31), 2012
|
|
|
60 jours de
réflexion
Un bruit bizarre sur le plateau. Tout le monde se
fige... La caméra continue de filmer....
Une des cadreuses a failli perdre l’équilibre et
s’est rattrapée au décor. Elle ressent une chaleur envahir son
corps et sa tête tourne. Ses jambes ne la tiennent plus et le
poids de la caméra ne l’aide pas. Son épaule défaille mais
l’émission est en direct, elle n’a pas le choix, des millions de
spectateurs sont devant leur téléviseur et ne se doutent de
rien, alors elle continue de filmer.
Le générique arrive, un signe de la main du réalisateur et enfin
elle peut poser l’encombrant attirail et s’éponger le front. Les
professionnels du plateau s’affairent à tout ranger, personne ne
lui tient rigueur pour le dérangement occasionné. Le décor n’est
pas tombé, l’incident est rattrapé, elle ne reçoit aucune
remontrance, juste un geste complice de l’animatrice qui passe
devant elle avant de retourner dans sa loge. S’ils savaient …
Caméraman pour la télévision depuis 10 ans, Judith range
machinalement son matériel, nettoie nerveusement ses lunettes et
rejoint plus vite qu’à son habitude son domicile.
Il est 21 h 50 exactement, ce 13 septembre 2011.
Sa porte refermée, elle pose ses clefs sur la commode de
l’entrée, à côté du fameux papier qu’elle a laissé ce matin sur
le meuble. Elle attrape son téléphone et compose un numéro, puis
se ravise et raccroche avant que quiconque n’ait eu le temps de
répondre. Elle réfléchit, n’a pas faim, reste dans la pénombre.
De nombreuses minutes passent, se transforment en heures et elle
reste assise, devant la table de la cuisine, le visage indécis.
Enfin, elle ouvre le réfrigérateur, songeuse elle attrape un
plat à réchauffer, et l’enfourne dans le micro-ondes. Deux
minutes plus tard, la fumée qui s’échappe de l’assiette met
enfin un peu de vie dans cette pièce sombre.
L’inquiétude est son premier sentiment.
La chaleur dans sa bouche lui fait un bien fou. Elle mastique
longuement sa bouchée, car elle n’arrive à avaler ni le morceau
de viande, ni l’événement. Combien de temps lui reste-t-il ? La
question la taraude… elle a son importance. Alors elle allume
son ordinateur, tape sur le moteur de recherche les quelques
lettres sacrées. Elle cherche et trouve l’information. A compter
de ce soir, elle a 60 jours devant elle.
Ainsi commencent 60 jours de réflexion.
L’inquiétude ne la quittera pas. Mais tant d’autres sensations
se grefferont jour après jour.
Il y a l’hésitation.
Elle se lève après une première nuit tourmentée, reprend le
combiné du téléphone et, cette fois, laisse aboutir le numéro.
Son travail, elle appelle son travail. Là aussi, elle hésite : Y
retourner, ne plus y aller. Quoi dire et quoi faire ?
« France Télévision » bonjour ! Françoise à votre service, que
puis-je faire pour vous ?
- Bonjour, Françoise, c’est Judith.
- Ah c’est toi Judith ! Que se passe-t-il ?
Elle voudrait tout lui raconter mais une appréhension la
retient. Elle souhaite parler à son supérieur mais à nouveau
change d’avis.
« Non,
excuse moi, en fait ce n’est pas important … Je serai là pour 15
heures.
Elle raccroche.
La standardiste la trouve étrange. L’appréciant
beaucoup, elle se dit qu’il faudra qu’elle trouve un moment pour
discuter avec elle, mais elle n’a pas le temps de se poser plus
de questions, son téléphone sonne derechef.
Judith retourne jour après jour, toujours ponctuelle, à son
travail.
Le sentiment de peur la submerge.
Si elle pouvait, elle demanderait à un proche de lui faire
partager son expérience. Elle a beaucoup d’amies, mais aucune ne
pourrait l’aider. Qui a déjà vécu pareille situation ? Personne
autour d’elle. Ce n’est tellement pas possible ! Elle
réfléchit beaucoup, cela lui procure des maux de tête mais elle
n’a pas le choix, elle a l’impression d’avoir une lourde
responsabilité et jusqu’à ce jour, aucune ne lui avait semblé
aussi insurmontable. Elle a peur de perdre tout ce qu’elle a
fondé, tant en amitié qu’en biens matériels, tant en famille
qu’en choix de vie. Elle a paradoxalement plus peur d’y perdre
que d’y gagner. Elle est à l’aube de ses 40 ans et habite une
jolie petite maison dans un lotissement verdoyant. Elle est
divorcée, certes, mais est restée en très bons termes avec son
ex-mari. Très entourée, elle participe à la vie sociale de sa
commune, sort souvent et reçoit beaucoup. En fait elle était
heureuse jusqu’à ce 13 septembre, c’est certain. Serait-elle
malheureuse depuis ? Non, elle ne peut décemment pas ressentir
cela. Mais la question qu’elle se pose aujourd’hui est quel
chemin prendre pour être sûre de ne pas perdre ce bonheur ?
Ce qu’elle perçoit aussi, c’est une grande sensation de liberté.
Une liberté immense, dans laquelle elle se sent prisonnière.
Piégée dans cette liberté qu’elle n’a pas choisie, du moins
qu’elle n’a pas imaginée. La liberté ne pourrait-elle
s’apprécier que si elle était anticipée ? A-t-elle mérité ce qui
lui arrive ? Elle est plongée dans ce grand vide de liberté
intense, et ne sait comment l’occuper. Cette liberté qui lui
tombe dessus, l’embarrasse. A-t-elle seulement un choix à
faire ? Elle doit surtout, maintenant, assumer.
Et puis elle ressent, par dessus tout, de la joie.
Une joie bien particulière. Une joie en même temps si simple et
si intense, celle que ressent un enfant lorsqu’il ouvre un
paquet cadeau et découvre sa surprise. Ce sentiment est celui
qui est le plus facile à gérer. Elle jouit simplement d’une joie
infinie, logique, pure, merveilleuse. Elle se projette dans un
avenir serein et rose. Elle échafaude des plans. Oh oui ! Ce
bonheur, ce sentiment qui nargue les autres la pousse à
s’extasier de temps à autre. Oui, elle jubile !
30 jours se sont écoulés.
La moitié.
Pourquoi, pile à la moitié du temps imparti pour la réflexion,
mais c’est ainsi, Judith prend un papier et un crayon et trace
deux colonnes : une « pour », une « contre ». Dans la colonne
« pour » elle dégage rapidement les inéluctables avantages, dans
la colonne « contre », plus méthodiquement, elle s’applique à ne
négliger aucun inconvénient. Et prenant le recul nécessaire à la
synthèse, elle s’aperçoit que la colonne « pour » s’avère plus
remplie que l’autre. Moyennement satisfaite du résultat, elle
repense aux inconvénients. Elle en rajoute un ou deux. Cela
va-t-il l’aider à prendre enfin une décision ? Du jour au
lendemain elle peut choisir, elle peut accepter simplement les
faits, et pourtant elle ne le fait pas. Les gens autour d’elle
commencent à s’inquiéter à leur tour. Elle n’est plus la même.
Après l’étrange coup de fil passé à la standardiste, d’autres
anecdotes ont lieu.
Il y a ce matin où, prise de doutes, elle passe des appels à
toute sa famille. Elle leur dit qu’elle les aime, ce qui, outre
la bizarrerie de son attitude inhabituelle, entraîne bien
évidemment des séries de questionnements. Est-elle malade ?
A-t-elle perdu le moral, serait-elle dépressive ? Sa mère la
première en parle à son médecin de famille, qui ne peut la
rassurer que partiellement. Alors, se rendant compte du chaos
qu’elle était en train de semer, Judith trouve un subterfuge
pour expliquer ce regain de tendresse.
Elle a aussi ce besoin insatiable, dorénavant, de faire du
sport. Tous les matins, elle prend l’habitude de courir. Son
corps, plutôt rond, se met à fondre d’autant qu’elle mange moins
qu’auparavant. Cela ne passe évidemment pas inaperçu. Si bien
que son ex-mari soupçonne qu’un autre homme ait enfin pris sa
place dans son cœur. Il veut obtenir ses confidences, mais elle
ne s’en tient qu’à de minces indices, lui assurant que personne
d’autre que lui n’a jamais compté pour elle, et que malgré leur
séparation, elle ne comprend toujours pas pourquoi il ne veut
pas se remettre en couple avec elle. Il finit par penser que
c’est une nouvelle astuce pour essayer de le « récupérer ».
En fait, cette nouvelle, qui a eu l’effet d’une bombe, la
perturbe totalement.
Elle décide, le 40ème matin qui suit la nouvelle, de
l’oublier, tout simplement. C’est simple, pourquoi n’a-t-elle
pas envisagé plus tôt de prendre cette alternative. Finalement,
personne ne l’ennuierait avec ça, il suffisait simplement de
l’occulter et de reprendre sa vie d’avant, ni plus ni moins.
Facile à dire…
Mais décidément, pas facile du tout à faire. Deux jours plus
tard, elle reprend son papier, l’observe à nouveau et hoche la
tête. L’unique moyen d’oublier serait de le brûler. Alors elle
gratte une allumette. Elle approche la flamme et, se résignant,
souffle dessus avant que le papier ne s’enflamme. Elle se laisse
tomber en arrière sur son lit, regarde le plafond. Soucieuse,
elle écoute sa respiration, ferme les yeux et porte sa main
renfermant le sacré papier sur son cœur.
Elle allume son téléviseur, on parle d’elle ! Sans la nommer, on
parle de son histoire. Elle monte le son, reste ébahie et
interdite devant cet écran à qui elle n’a rien demandé. La
journaliste, car il s’agit tout de même du journal de 13 heures,
annonce le compte à rebours dont elle est victime. Judith se
demande bien de quoi elle se mêle.
La notoriété lui fait horreur, elle si discrète.
Les quinze derniers jours sont les plus durs, les
plus longs et les plus éprouvants. Pourtant de nature si calme,
elle sent ses nerfs lâcher. C’est de son propre chef cette fois
qu’elle décide de consulter son docteur. Elle lui dit :
« Docteur il faut absolument que vous m’aidiez…donnez-moi des
anxiolytiques, je ne trouve plus le moyen de dormir ne serait-ce
que trois heures d’affilée ! » Le médecin l’ausculte et essaie
en vain d’obtenir d’elle plus de renseignements, mais elle
reste muette comme une carpe.
J-3, l’affolement. Toujours incapable de prendre une décision,
elle passe son temps à lire des reportages traitant de cas
similaires.
J-2, elle perd le contrôle de sa voiture et manque de percuter
un jeune homme qui roulait à vélo sur le bord de la route.
J-1, elle écrit une lettre, se fixant une ligne de conduite, une
sorte de guide pour sa vie « d’après » qu’elle décide enfin
d’adopter.
Le jour « J », après les 60 jours de réflexion
permis, elle s’habille de manière élégante et se rend à
l’adresse tant redoutée et si exaltante. Elle se rappelle ce que
lui a dit la conseillère au bout du fil, qu’elle a fini par
appeler : « On vous propose des outils d'aide à la décision. On
vous conseille, on vous explique, on ne vous laisse pas seule
avec …», tant de recommandations qui n’en finissaient guère.
Elle est accueillie
amicalement, doit évidemment décliner son identité et remettre
le précieux papier. Elle pénètre dans un petit bureau joliment
décoré et fait la connaissance de sa conseillère. Celle-ci la
félicite, lui propose une boisson, lui demande se s’installer
confortablement.
Un homme entre, lui remet une enveloppe et repart. Elle tient
cette enveloppe et s’adresse à son interlocutrice avec cette
douceur dans la voix qui sied parfaitement à son rôle.
« Je vais vous remettre cette enveloppe, mais je
voudrais que l’on en parle ensemble auparavant afin que vous
puissiez repartir avec tous les éléments qui vous permettront de
gérer ce changement de vie »
Et elle rajoute :
« Racontez-moi d’abord comment vous avez vécu la nouvelle »
Et pour la première fois depuis 2 mois, Judith
peut mettre des mots sur son extraordinaire aventure et
raconter :
« Vous savez, je crois que je suis la seule à avoir appris la
nouvelle, d’aussi près… je suis caméraman pour la télévision,
pour France 2 exactement. Je travaille le soir, et je suis
souvent envoyée dans les studios de la Française des Jeux.
Le 13 septembre, je filmais donc. J’ai commencé à avoir chaud à
la 3ème boule qui annonçait encore un numéro que
j’avais joué. Je fixais mon objectif, doublement concentrée sur
le toboggan et la chute de la prochaine boule. Quand le numéro
s’afficha clairement, que la boule s’arrêta définitivement, je
n’entendais plus que mon cœur qui battait dans ma poitrine. Mais
l’affolement a eu lieu quand la 5ème boule suivie des
2 « étoiles », sont sorties de leur bulle. Je connaissais
indubitablement mes numéros, car je joue toujours la même
grille. Et le miracle s’est produit. J’ai perdu l’équilibre,
failli faire tomber mon matériel et tous les regards se sont
braqués sur moi. Je me suis demandée, l’espace de quelques
secondes, pourquoi j’étais visée ainsi, comme si les sept
numéros pouvaient être inscrits sur mon front. Je ne sais pas
comment j’ai pu terminer l’émission, je serais même incapable de
vous raconter la suite, j’ai un trou noir de quelques minutes.
J’ai entendu vaguement qu’un seul gagnant de l’Euro Millions
avait été repéré, et en France. J’ai entendu qu’il gagnait la
somme de 130 millions d’euros, que c’était un record ! Je me
répétais que ce n’était pas possible, pas possible, pas
possible… que ce soit moi.
Je dois vous avouer que la peur de m’être trompée m’a
accompagnée sur tout le chemin du retour vers mon domicile, mais
mon billet, resté à la maison, m’a confirmé l’impossible… »
Elles prirent le temps de tout évoquer avant que notre gagnante,
savourant maintenant sa chance inouïe, ne reparte se mêler à la
foule d’anonymes pour lesquels la probabilité de gagner tous les
numéros reste statistiquement de 1 contre 76 275 360.
Texte de Sandrine Mèges,
Lacroix-Falgarde (31),
2012 |
 |
|
|
|
|
|
Retour
à l'accueil
|
|
Accès aux nouvelles 2011 |
 |
|