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		"Un bruit bizarre sur le plateau. Tout le 
		monde se fige... La caméra continue de filmer.." 
		Film sans fin  
		 
		Un bruit 
		bizarre sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de 
		filmer...  
		Est-ce qu'il y a un sens caché à découvrir ? 
		
		* * * 
		
		Comme tous les mardis, 
		Claire s'assied dans le fauteuil en velours rouge. Son regard s'attarde 
		sur la cour. Les branches dénudées des  arbres font paraître éloignés  
		les grands  immeubles entourant la maison du Docteur Maillard. À côté de 
		la fenêtre, un bureau en marqueterie croule sous la  paperasse. Contre 
		le mur, un divan est recouvert d'un dessus de lit fleuri défraîchi. 
		Claire ne s’y est jamais allongée. A sa première visite elle a choisi le 
		fauteuil en velours rouge, au coin d'un tapis persan. Un fauteuil beige 
		plus contemporain, style fauteuil de relaxation, est au coin opposé. 
		C'est la place du psychiatre. Cinq minutes se sont écoulées et elle n’a 
		encore rien dit.  Elle soupire et se tourne enfin vers le fauteuil 
		beige. Elle constate que la chemise noire du docteur n’est pas rentrée 
		dans son jean. Mais à voir ses bottines très chics, elle devine que 
		cette allure décontractée est étudiée. Elle se sent intimidée, frotte 
		son pouce contre sa paume, se tord les mains. Maillard  tend le cou,  
		redresse le menton, ses sourcils se soulèvent et il fait des yeux 
		ronds.  On dirait un coq s'apprêtant à pousser son chant. En guise de 
		cocorico, il lance un oui ?  à peine audible, comme si, distrait, 
		il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit. Mais elle n’a rien dit. 
		Elle redoute ce moment où il faut parler. Fuyant le regard du médecin, 
		elle lève les yeux vers un tableau, une huile représentant une rue 
		enneigée dans une ville inconnue. Puis regarde le divan, le bureau et 
		s'arrête sur les arbres du jardin qu'elle fixe sans les voir. Elle 
		entame son monologue d’une voix atone : 
		« Le cauchemar est revenu. Toujours le même. Je me réveille en sueur 
		avec une douleur là, dit-elle en appuyant fortement sur son sternum 
		comme si elle voulait retrouver cette sensation. Je reste un moment 
		assise sur mon lit et j'ai peur. Une terreur incompréhensible, parce que 
		rien dans mon rêve ne permet de l'expliquer. Les mêmes images fugaces 
		reviennent ... On doit être sur un plateau de cinéma … Un bruit bizarre 
		sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer... 
		Mais je vous ai déjà raconté tout ça des dizaines de fois. 
		- Ça ne fait rien. Avez-vous  remarqué des bruits particuliers au moment 
		de votre réveil ? Peut-être des voisins, la circulation, des oiseaux 
		...  ou peut-être même les battements de votre cœur ? 
		- Non. Je vous ai déjà répondu à ce propos.» 
		
		Claire regrette la 
		brutalité de sa réponse. Maillard est déjà si réservé, alors si en plus 
		elle le remet à sa place dès qu'il intervient ! Sa plus longue répartie 
		avait eu lieu lors de la première consultation. Elle était venue le voir 
		parce qu'elle avait régulièrement des crises d'anxiété pendant la nuit. 
		Ces angoisses étaient toujours provoquées par ce même rêve dont elle ne 
		se souvenait que de quelques bribes. « Nous allons essayer de découvrir 
		ensemble ce qui pose problème, avait dit le psychiatre. Parlez-moi de 
		vous, de votre enfance, de vos rêves, ou même simplement de ce qui vous 
		passe par la tête. »  Le cadre de la thérapie était posé.  
		 
		La méthode lui parut d'abord très efficace puisqu'il avait suffi de 
		quelques séances pour qu'elle parvienne à interpréter le rêve qui la 
		hantait. Elle avait commencé son analyse en racontant  l'événement le 
		plus marquant de sa vie, la mort de son père. Elle avait 9 ans. Toute la 
		famille était réunie chez ses grands-parents. Le matin, son père ne se 
		levant pas, elle  était montée dans sa chambre et avait tenté de le 
		réveiller. En vain. Il était mort au milieu de la nuit d'une rupture 
		d'anévrisme. À cette évocation, Claire avait éclaté en sanglots. 
		Maillard lui manifesta une compassion toute professionnelle, il esquissa 
		un sourire pour l'encourager à continuer. Quelques consultations plus 
		tard, elle reprit le  récit de la mort de son père, en ajoutant un 
		détail qu'elle avait oublié la première fois. Si c'est elle qui avait 
		découvert le corps, c'est parce que sa grand-mère lui avait demandé de 
		monter un plateau avec du café et des tartines. Le psychiatre l'avait 
		interrompue en marmonnant  « hum, hum … un plateau avec du café et 
		des tartines ... ».  Il s'était alors redressé en décollant son dos 
		de quelques centimètres du dossier de son fauteuil, puis avait regardé 
		sa montre et annoncé la fin de la séance.  
		
		Claire ne pouvait pas 
		imaginer que son récit ait simplement pu donner envie au psychiatre de 
		se faire un bon café.  L'homme intervenait si peu qu'elle attachait une 
		grande importance au moindre de ses propos, et la façon dont il avait 
		souligné son omission lui paraissait très significative. Entre les deux 
		séances, elle se mit à cogiter. Pourquoi avait-il répété un plateau 
		avec du café et des tartines ? Elle y vit un message adressé à son 
		subconscient, elle devait  pouvoir le décoder. Pendant toute 
		cette semaine-là, ses proches la surprirent souvent en train de parler à 
		voix haute.  Elle était en grande discussion avec le Docteur Maillard 
		qui se révélait être un interlocuteur disert et aimable. Ils arrivèrent 
		à la conclusion que le plateau de cinéma de ses cauchemars  représentait 
		le plateau du petit-déjeuner qu'elle avait apporté à son père le jour de 
		sa mort.  Et, comme elle était imprégnée par la lecture de l'Interprétation 
		des rêves de Freud, ce fut un jeu d'enfant de reconstituer le puzzle 
		formé par les images fugaces de son rêve récurrent. Il avait suffi d'en 
		découvrir le thème.  Elle attendait son rendez-vous avec impatience. Tel 
		l'inspecteur à la fin de son enquête, elle présenta le résultat de ses 
		déductions à la consultation suivante : 
		« Je crois que j'ai  réussi à interpréter ce rêve qui me réveille tout 
		le temps. Vous vous souvenez ?  Un plateau de cinéma, des gens qui 
		s'immobilisent à cause d'un bruit étrange et une caméra qui filme la 
		scène. Voilà ce que j'ai cru comprendre : le plateau situe l'événement, 
		la mort de mon père. Le monde qui se fige est mon monde intérieur qui se 
		cristallise autour de ce drame. La caméra qui continue de filmer,  
		c'est  le traumatisme vécu qui continue à faire des ravages. Je me fais 
		mon cinéma en quelque sorte. » 
		 
		Maillard suivait son raisonnement avec la distance thérapeutique qui 
		s'impose. Il prit un air dubitatif et lança une formule laconique  « Ah, 
		vous voyez les choses comme ça. ». Gagnée par le manque 
		d'enthousiasme du psychiatre, elle reconnut les limites de son 
		raisonnement. 
		« Évidemment, il reste un point trouble. Quel est ce bruit bizarre sur 
		le plateau ?  
		- Oui ... » 
		
		Une anecdote dans un 
		film de Woody Allen lui revint en mémoire. La petite amie du personnage 
		interprété par Woody Allen raconte que quelques séances de 
		psychothérapie lui ont permis de se libérer d'un traumatisme d'enfance. 
		Ce qui fait s'exclamer Woody qui répond qu'il est très loin d'avoir 
		obtenu ce résultat en plus de 20 ans de thérapie. La réplique exacte 
		l'avait beaucoup fait rire.  À l'époque, il lui avait alors paru évident 
		que Woody Allen faisait de l’autodérision. Maintenant elle en doutait. 
		Elle se demandait même si le cinéaste ne se moquait pas plutôt du 
		triomphalisme béat du patient néophyte. Elle réalisa qu'elle avait 
		simplement utilisé son rêve pour exprimer sa conviction d'avoir été 
		traumatisée par la mort de son père. La naïveté de son interprétation la 
		fit rougir, n'importe quel indice l'aurait menée à cette conclusion. 
		 
		Et voilà plus de dix ans qu'elle en est restée à cette conclusion. Ses 
		cauchemars ne cessent de lui pourrir la vie. Voilà plus de dix ans 
		qu'elle vient débiter son histoire sur le tapis persan. Ces  récits ont 
		recouvert ses souvenirs d'enfance, le souvenir se métamorphosant à sa 
		simple évocation. Pour ajouter à la confusion, elle ne sait pas démêler  
		ce qu'elle a vécu de ce qu'on lui en a raconté.  Comment faire émerger 
		un souvenir que tant de récits recouvrent ?  Alors elle parle. Elle 
		raconte toujours les mêmes choses. L'évocation de la mort de son père 
		lui tire souvent des larmes. Mais ses larmes ne sont pas la 
		manifestation d'une douleur, c'est juste une habitude. C'est quand elle 
		est seule dans la nuit que l'angoisse la taraude. Depuis qu'elle a 
		entrepris son analyse, sa frayeur nocturne n'a ni cessé, ni même 
		diminué. Elle se réveille en sueur presque toutes les nuits, terrorisée 
		par quelque chose qui lui échappe. Une chose est tapie au fond d'elle  
		et  sa mémoire refuse de la lui révéler. Ses mots sont comme la terre 
		qu'elle a jetée sur la tombe de son père, ils  l'éloignent toujours plus 
		de la vérité. Et la bête sournoise la réveillera encore. Encore et 
		toujours. Ces séances ne servent à rien. Ça fait un bon moment qu'elle a 
		envie d'interrompre son analyse, mais elle n'ose pas en parler au 
		Docteur Maillard. Un jour elle lui a demandé : « Vous ne croyez pas que 
		je devrais changer de sujet ? », et  il lui a simplement répondu : « Pas 
		nécessairement » 
		« Est-ce que j'ai remarqué des bruits particuliers à mon réveil ? Oui, 
		pardon, vous avez raison d'insister. Si je ne remarque aucun bruit à mon 
		réveil, c'est certainement parce que je suis focalisée sur ma peur. Il 
		faut que je fasse plus attention à ce qui se passe autour de moi. » 
		
		Le médecin ne manifeste 
		aucune réaction devant les efforts de sa patiente pour rattraper son 
		indélicatesse. Alors elle se tourne brusquement vers lui et plante son 
		regard implorant dans ses yeux : 
		« Je veux dire faire plus attention à ce qui se passe autour de moi 
		en général. »  
		
		Le docteur réprime un 
		bâillement, ce qui lui donne un faciès grimaçant. Gênée, Claire se 
		détourne et balaye du regard la commode placée derrière le fauteuil du 
		médecin. Il y a quelques dossiers épars, un écran d'ordinateur et un 
		boîtier pour carte bancaire, un ticket de paiement est encore accroché 
		au boîtier. Ça lui rappelle qu'il faudra qu'elle règle ses séances. Le 
		silence devient pesant. Elle s'échappe vers le jardin et reprend 
		mécaniquement le fil de son soliloque. 
		« Oui, c'est très silencieux chez moi la nuit. Avec les isolations 
		actuelles, même au centre ville, on n'entend rien. Ce n'est pas comme 
		dans ces vieilles maisons à la campagne. Je me souviens que chez mes 
		grands-parents, il y avait toujours des tas de bruits. Il y avait le 
		craquement des boiseries, le bruit régulier du balancier de la 
		pendule ... La grande pendule du couloir de la maison de chez Mamie et 
		Papi,  je vous en ai déjà parlé, je crois ? » 
		
		Il reste silencieux. 
		Elle prend ça pour un assentiment. Peut-être ne l'écoute-t-il plus. 
		« Elle m'impressionnait. Elle était plus haute que mon père. Et mon père 
		était grand ! Le va-et-vient  du disque doré que l'on voyait  à travers  
		la vitre m'intriguait. La nuit, je l'écoutais avant de m'endormir. » 
		
		Un moment de silence. 
		Elle soupire. Après toutes ces années d'analyse, ces temps morts la 
		dérangent encore. Il décroise ses jambes. Puis les recroise. Un chat 
		traverse le jardin. Il se retourne pour voir ce qui a attiré l'attention 
		de la jeune femme. Il reprend la pose, le corps encastré dans son 
		fauteuil et les bras reposant sur les accoudoirs. Elle, elle est 
		toujours assise à l'avant du siège, comme si elle s'apprêtait à partir. 
		Bien qu'elle soit tournée de trois-quarts, elle a l'impression que la 
		tête de Maillard se met à osciller comme le balancier de la pendule. On 
		dirait un de ces chiens posés sur les plages arrière des voitures, 
		dodelinant de la tête. Elle étouffe un fou-rire. 
		« Oui...? », lance-t-il  pour l'inviter à s'interroger sur ce 
		rire qui l'envahit.  
		
		Elle hésite à lui dire 
		que c'est à cause de sa tête. Tout à coup, il s'enflamme. Ça lui arrive 
		parfois, comme quand elle fait un lapsus par exemple. 
		« Vous pensez à quelque chose ? Oui ! Là !  Maintenant !  
		- Je pense à la tête ... euh, enfin, non ... à la pendule. Oui, c'est 
		ça, je pense à la pendule. Donc cette nuit-là, continue-t-elle en  
		reprenant le ronron rassurant de son récit, il y avait juste quelques 
		bruits familiers.  
		- Hum, hum ... 
		- Le balancement du pendule, les craquements du plancher, le travail des 
		meubles en bois ... Ces vieilles maisons ont une vie propre.  On 
		entendait aussi le cri du hibou. Mon père disait toujours : « Voilà le 
		hibou qui nous dit bonne nuit ». Alors, je n'avais pas peur du hibou. Il 
		y avait aussi le bruit léger de la respiration de mon petit frère. On 
		partageait  la chambre rose. Oui, chez mes grands-parents, chaque 
		chambre a un nom de couleur. Mon père dormait à côté, dans la chambre 
		verte. Je me souviens de tous les bruits. 
		- Vous vous souvenez de tous les bruits, l'interrompt le psychiatre de 
		façon inattendue. » 
		
		Le ton est neutre. Elle 
		ne comprend pas ce qu'il est en train de lui dire. Que s'est-il 
		réellement passé cette nuit-là ? Il faut qu'elle revienne aux faits. Il 
		faut oublier les souvenirs fabriqués au long des séances sur l'îlot 
		persan. Oublier l'odeur de la lavande dans les armoires qui craquent, 
		oublier l'eau de Cologne dans la barbe rousse et blanche de Papi, 
		oublier le velouté du potage de Mamie. Il faut revenir aux faits, 
		seulement aux faits. 
		« Il faut peut-être que je vous raconte précisément ce qui s'est passé 
		cette nuit-là ?, demande-t-elle pour la millième fois en guise de 
		roulement de tambour. Et là, le Tambour crie : « La nuit où son père 
		mourut ! ». 
		- D'accord, acquiesce-t-il pour la millième fois. » 
		
		Et elle reprend son 
		récit.  Son père  allongé les bras en croix et elle sautant sur le lit 
		en criant : « Debout, paresseux ! ». Elle a beau adopter un ton qu'elle 
		voudrait distant, l'émotion l'étreint et ses yeux se voilent. Elle fixe 
		le tapis. Les arabesques deviennent de plus en plus floues. Elle suit 
		leurs contours qui la conduisent aux élégantes bottines du psychiatre. 
		Elle lève son visage de madone éplorée, prête à accueillir son sourire 
		chaud comme une caresse. Enfin, c'est comme ça d'habitude. Mais cette 
		fois-ci, il s'est endormi. Il se met à ronfler comme un ivrogne. 
		« Ronfler comme un ivrogne », c'était l'expression de sa mère. 
		Tiens, se dit-elle, j'avais oublié que papa ronflait si fort. Oui, se 
		souvient-elle,  c'était terrible, une véritable locomotive. La tête du 
		docteur a basculé en arrière, forçant une ouverture grotesque de sa 
		bouche. Claire observe l'ébranlement de sa cage thoracique qui atteint 
		une amplitude impressionnante à la fin chaque grognement. Ce spectacle 
		provoque en elle une vive réaction physique. Elle est prise de 
		tremblements et se met à transpirer. Elle a trop chaud. Elle veut ouvrir 
		la baie vitrée mais ses jambes ne lui obéissent plus. Une sensation 
		d'étouffement s'abat sur elle, c'est comme si une main puissante 
		appuyait de toutes ses forces sur sa poitrine. Un étau la broie. Une 
		main l'étrangle. Et tout à coup, elle ressent une très vive douleur au 
		sternum, comme la douleur qui traverse ses nuits. Une boule brûlante lui 
		déchire les entrailles. C'est atroce. Les ronflements enflent. Ses 
		tympans explosent. Elle a l'impression de devenir cinglée. Pitié, que 
		ces bruits cessent, hurle une voix à l'intérieur d'elle-même. Ce 
		bruit ! Pitié, je n'en peux plus ! Silence ! Les ronflements font 
		trembler les murs. Mes oreilles éclatent ! Silence par pitié ! 
		C'est absolument insoutenable. Silence ! 
		 
		Et puis tout à coup, la vérité surgit. La 
		douleur cesse brusquement et un calme profond l'habite. L'intensité des 
		ronflements diminue comme le grondement d'un avion qui s'éloigne. Elle 
		a   compris. Elle reprend son récit. Il ne s'adresse plus qu'à elle car 
		son interlocuteur dort à poings fermés.  De toute façon, elle n'a plus 
		besoin de lui – du père ou du psychiatre ? – désormais. 
		« Papa aussi ronflait comme un ivrogne, comme disait maman. Mais cette 
		nuit-là, il y avait bien les cris du hibou, le bruit de l'horloge et les 
		craquements du bois, mais pas les ronflements familiers. La rupture 
		d’anévrisme qui l’a terrassé a claqué comme un coup de revolver au 
		milieu de la nuit. Mais au lieu d'un bruit à briser les tympans, c'est 
		une soudaine absence de bruit qui a détonné dans la nuit, comme le 
		brouhaha indistinct d'une foule qui cesserait d'un seul coup. Et ce coup 
		de revolver je l’ai entendu. Il était assourdissant de silence. La 
		chambre verte n’était plus emplie de ronflements rassurants et j’ai su 
		plus tard que cela signifiait que je n’avais plus de père. Ce coup de 
		revolver, je l’entends encore dans le silence  de mes nuits. J'ai 
		confondu le silence de la nuit avec celui de la mort. Mais comment 
		mettre des mots sur un bruit qui n’est pas ? »  
		
		* * * 
		
		Un bruit bizarre sur le 
		plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer...  
		Est-ce qu'il y a un sens caché à découvrir ?, se demande  le docteur 
		Maillard en s'allongeant sur le divan. 
		« Quand je me suis réveillé, l'argent de la séance était posé sur le 
		bureau. Elle n'est plus jamais revenue. J'ai passé des années à 
		l'écouter ressasser ses histoires sans ciller, et pour une petite sieste 
		de rien du tout elle a fait son bagage. L'ingrate ! Est-ce que c'est une 
		faute professionnelle de s'endormir ? 
		- Non, vous le savez bien. 
		- Peut-être qu'elle a fini par comprendre ce qui suscitait son angoisse.
		 
		- Oui. Oui, c'est possible. 
		- Alors je dois pouvoir reconstituer le puzzle. Il faut que je 
		comprenne. Qu'est-ce qui a pu terroriser ma patiente pendant tant 
		d'années ? Il faut que je revienne à son rêve : un bruit bizarre sur le 
		plateau. Tout le monde se fige... La caméra continue de filmer...  » 
		
		Texte de Christine Tugène, 
		Strasbourg (67), 2012 
        
          
            
              
                
                 
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              | 
                La dernière scène 
				Un bruit 
				bizarre sur le plateau. Tout le monde se fige... La caméra 
				continue de filmer... 
				Chacun retient son souffle. Dans l’objectif, j’ai vu le visage 
				de Tania se crisper brusquement et le regard affolé qu’Yvan, son 
				partenaire, a jeté vers l’entrée du hangar. La scène sera à 
				reprendre. Je sens mon ventre se nouer. 
				
				Chacun sait que la police militaire peut à tout 
				moment surgir dans le hangar où nous avons aménagé ce studio 
				clandestin. Joseph est le seul dont le visage ne reflète pas la 
				peur. Pourtant les interrogatoires musclés, les coups de 
				matraques, les murs gris et glacés du cachot, il connaît ça, le 
				grand cinéaste Joseph Berspiel. Mais lorsqu’il est sorti de 
				prison, il y a à peine trois mois, il n’avait déjà qu’une seule 
				obsession : reprendre le tournage de « L’Etoile » qu’il 
				considère comme le futur chef-d’œuvre de sa carrière. Et tous, 
				nous l’avons suivi dans cette folie. 
				
				Soudain un cri de Tania. Ils sont là. Dix hommes. 
				Entièrement vêtus de noir. Cagoulés. Armés d’une kalachnikov. 
				Ils nous encerclent. Hurlent de nous coucher. Des coups de feu. 
				Une douleur fulgurante derrière l’épaule. Je m’effondre sur le 
				sol, un bras sur la tête pour me protéger des coups. On me 
				traîne sans ménagement par un pied. Autour de moi des 
				hurlements, des tirs, le bruit des décors que l’on détruit, de 
				la caméra qui se fracasse sur le béton…  
				
				Ne pas bouger, penser juste à respirer. 
				S’accrocher à la vie. Surtout, ne pas se trahir, ne pas regarder 
				les deux caméras qui, là-haut, dissimulées entre les poutrelles 
				du toit et les piliers du hangar ne perdent pas une image de ce 
				qui vient de se passer. 
				
				Tout ça, c’est pour Tania que je l’ai fait. C'est 
				elle qui a voulu ce film, un film qui marquera les esprits, un 
				film qui inscrira le nom de Joseph Bergspiel au panthéon des 
				cinéastes. 
				
				J’avais une quinzaine d’années lorsque j’ai connu 
				Joseph. A l’époque, il n’avait pas encore la notoriété qui est 
				la sienne aujourd’hui. Enfin, je parle de sa notoriété à 
				l’étranger bien sûr, puisque ses films sont interdits dans le 
				pays. Ma mère était concierge dans l’immeuble où il vivait et 
				lorsqu’elle est morte, il m’a pour ainsi dire pris sous son 
				aile. Au début, je lui ai servi de régisseur. Je n’avais pas mon 
				pareil pour dénicher des objets ou les décors dont il avait 
				besoin. Et puis, il m’a initié au montage. J’ai tout de suite 
				accroché : j’ai découvert le pouvoir de jouer avec les images, 
				de choisir les plans, de les enchaîner les uns aux autres ou de 
				modifier leur ordre pour leur donner un sens… Devant ma table de 
				montage, je devenais le grand orchestrateur, doté d’un pouvoir 
				que je ne connaîtrais jamais dans la vie réelle. Joseph m’a dit 
				que j’étais doué, que j’avais quelque chose de particulier qui 
				me faisait, par instinct, sentir les plans à enchaîner, les 
				raccords à insérer. Et depuis ce jour, j’ai travaillé avec lui 
				sur tous ses films. 
				
				Quelques années plus tard, il a rencontré Tania. 
				Elle non plus n’était pas célèbre à l’époque. Mais très vite, 
				elle est devenue l’actrice fétiche de Joseph, avant de devenir 
				sa femme. L’envoûtante Tania. Je crois que dans l’équipe, nous 
				sommes tous un peu amoureux d’elle. De ses pommettes hautes, de 
				ses yeux verts à l’éclat moqueur, de sa bouche un peu trop 
				grande, de sa voix chaude et passionnée, du geste qu’elle a pour 
				écarter une mèche de cheveux… 
				
				Il y a six mois, lorsque Joseph était en prison, 
				Tania a frappé à ma porte un soir. Je n’ai pas ouvert tout de 
				suite parce que j’étais occupé à démonter un vieux projecteur 
				que j’avais subtilisé dans les poubelles du Ministère de la 
				propagande et dont je voulais récupérer certaines pièces pour la 
				table de montage.  
				
				Elle a murmuré mon nom à travers la porte et j’ai 
				reconnu sa voix. C’était la première fois qu’elle venait chez 
				moi. D’habitude, nous nous réunissons dans des arrière-salles de 
				café, même pour les réunions de pré-tournage. J’étais gêné par 
				le désordre de la pièce mais elle n’a pas semblé s’en 
				apercevoir.  Elle venait dans un but précis, a-t-elle dit, 
				pendant que je lui versais une tasse de thé chaud dans un bol 
				ébréché. 
				
				Son lourd parfum avait envahi la pièce, et je me 
				sentais comme enivré de la voir, si belle, si sensuelle, assise 
				dans la cuisine de mon sordide appartement.  
				« Nico, a-t-elle commencé - j’adore la manière dont elle 
				prononce mon nom en mettant comme une aspiration dans le son 
				« k » - je voudrais te demander quelque chose. Non, attends, ne 
				dis rien. Ce n’est pas quelque chose de facile… Voilà. Je 
				voudrais que tu réalises un documentaire sur Joseph. » 
				 
				
				La surprise m’a 
				sorti de la torpeur dans laquelle son arrivée m’avait installé.
				 
				« Moi un film ?  Mais je ne suis pas réalisateur… » 
				- Non, mais tu es le meilleur monteur que je connaisse. C’est 
				Joseph qui le dit et il ne se trompe jamais sur ces choses. Il 
				sait très bien que ses films n’auraient pas été aussi aboutis 
				sans ton apport. Il m’a souvent parlé de ton sens du montage. »
				 
				Je n’ai pas su quoi répondre et elle a enchaîné : 
				« Ce serait un film sur sa vie, son parcours, son œuvre… Je te 
				ferais passer des photos, des films de lui et nous rédigerions 
				les commentaires ensemble.  
				- Et, Joseph, qu'est-ce qu'il en pense ? ai-je risqué. 
				- Joseph n'est pas au courant. »  
				Elle m’a brusquement serré le bras puis a saisi mes mains. 
				« Tu comprends Nico, j’ai peur. Je sais qu’il n’arrêtera jamais 
				de tourner. Que ce jeu du chat et de la souris entre lui et la 
				police reprendra dès qu’il sortira de prison… » 
				Une larme a coulé sur sa joue. 
				« Je vis dans l’angoisse permanente qu’il soit à nouveau arrêté, 
				blessé ou condamné, à une peine chaque fois plus lourde… Son 
				œuvre a, paraît-il, du succès en France. Si sa vie et ses films 
				sont davantage connus, sa réputation à l’étranger pourrait le 
				protéger ici aussi. » 
				J’ai pensé lui dire que son idée était trop idéaliste, que 
				l’opinion internationale n’avait jamais empêché un régime 
				totalitaire d’organiser une répression contre les intellectuels 
				d’un pays. Mais je me suis tu, à cause de la chaleur de ses 
				mains posées sur les miennes.  
				« Je t’en prie Nico. Si Joseph est arrêté, ils viendront chez 
				nous et brûleront tout, comme ils l’ont déjà fait pour d’autres. 
				Ils effaceront jusqu’à la moindre trace de souvenir de lui, ce 
				sera comme s’il n’avait jamais existé… Il faut que tu fasses un 
				film sur lui. Un film qui marque les esprits, qui le place au 
				panthéon des cinéastes. Je t’en prie Nico, si tu ne le fais pas 
				pour Joseph, fais-le pour moi… » 
				C’est comme cela que tout a débuté. 
				
				Nous avions 
				décidé qu’il n’y aurait pas de scénario préalable. Tania m’a 
				donné des cartons avec des photos de Joseph et des lettres de sa 
				mère ou d’amis avec lesquels il avait correspondu. De temps en 
				temps – pas trop souvent, pour ne pas attirer l’attention – elle 
				venait la soirée chez moi. Elle me racontait des histoires ou 
				des anecdotes que Joseph lui avait confiées et je lui montrais 
				l’avancement de mon film. Parfois, sur certaines prises, 
				j’enregistrais sa voix en off.  
				
				Je savourais ces 
				moments de pur bonheur, buvant ses paroles, guettant ses rires, 
				essuyant ses larmes lorsque l’émotion s’emparait d’elle en 
				évoquant Joseph. J’étais son confident, conscient qu’elle me 
				confiait des morceaux de leur vie, laissant parfois échapper des 
				bribes de la sienne, que peut-être même son mari ne soupçonnait 
				pas. Je me sentais comme un gardien de reliques dont il 
				m’appartiendrait un jour de révéler l’existence au monde 
				extérieur.  
				
				Joseph est sorti 
				de prison le 25 mars, par un jour de grand soleil. Tania et moi 
				étions allés l’attendre. Il m’a serré dans ses bras, m’a appelé 
				son fils. J’étais ému. Je l’ai trouvé très amaigri et faible 
				mais dès que nous avons été dans la voiture, il a demandé à 
				Tania si elle avait pu récupérer le matériel de tournage. Elle 
				lui a souri tristement et a hoché la tête. Je les ai déposés en 
				bas de chez eux et je suis rentré chez moi. J’étais content de 
				retrouver Joseph mais triste aussi, parce que je savais que 
				c’était la fin de mes soirées de complicité avec Tania. 
				 
				
				Je me suis 
				plongé dans le travail. Maintenant que Joseph était sorti, 
				c’était un peu comme si une urgence me poussait à avancer, une 
				course contre la montre.  
				
				Quelques 
				semaines plus tard, Joseph a proposé à ceux d’entre nous qui le 
				voulaient, de reprendre le tournage de « l’Etoile ». Je me suis 
				dit qu’il serait bien, pour le documentaire, de le filmer, lui, 
				à son insu, pendant qu’il dirigeait ses acteurs ou était 
				derrière la caméra.  
				
				Tania a tout de suite adhéré à cette idée et 
				c’est elle qui a trouvé le hangar qui répondait aux besoins 
				simultanés des deux films. Il nous fallait un studio où nous 
				pourrions cacher une ou deux caméras fixes dont nous n’aurions 
				qu’à récupérer les bandes le soir après les prises du jour. 
				J’avais imaginé une sorte de télécommande qui me permettait de 
				lancer ou d’éteindre l’enregistrement à distance, de manière à 
				économiser la bande. Les caméras devaient être petites pour 
				échapper à l’œil vigilant de Joseph. Il fallait aussi que 
				l’éclairage naturel soit suffisant pour filmer de loin l’équipe 
				de tournage de « l’Etoile » et en particulier son réalisateur. 
				Impossible de modifier l’angle de vue au cours d’une journée, la 
				prise de vue devait nécessairement couvrir le champ de l’espace 
				dans lequel l’équipe allait évoluer.  
				
				Le soir, j’ai pris l’habitude de rester le 
				dernier dans le hangar pour prélever les bandes de la journée. 
				Chez moi, je sélectionnais les images à récupérer. Il y avait 
				bien sûr des déchets. Dès que les nuages assombrissaient le 
				ciel, le hangar devenait trop sombre et c’est à peine si on 
				distinguait les membres de l’équipe. Mais certains jours au 
				contraire, des images nettes et claires révélaient un Joseph 
				captivant, en pleine action. 
				
				Même si elle profitait souvent d’un moment où 
				nous étions seuls pour me demander des nouvelles du film, je 
				n’avais plus l’occasion de montrer à Tania les rushes ou de 
				discuter de certaines scènes, mais je sentais que son esprit 
				guidait mon travail. J’avais choisi d’entrecouper les photos de 
				Joseph et de ses tournages, commentés en off par la voix chaude 
				de Tania, par des scènes de rue montrant les files devant les 
				magasins, la misère et l’omniprésence de l’armée. L’angoisse de 
				Tania quant au destin nécessairement tragique de son mari 
				transparaissait dans le film. La construction de l’ensemble 
				conduisait à une montée progressive de l’inquiétude du 
				spectateur qui, comme Tania, ne pourrait s’empêcher de penser 
				que tout cela finirait mal. 
				 
				Il me restait à définir ce qui constituerait le point culminant 
				du film. Ce devait être un  moment intense, qui donnerait sa 
				force au documentaire. Je ne me rappelle pas le moment précis où 
				l’idée a émergé. Je crois qu’elle s’est insinuée progressivement 
				en moi, avant de s’imposer comme allant de soi : le point 
				culminant ne pouvait être que l’arrestation de Joseph. 
				L’arrestation de Joseph, filmée en direct, dans de bonnes 
				conditions de luminosité. Ce qui impliquait d’en prévoir le 
				déroulement et d’en organiser la mise en scène avec minutie. Il 
				ne pourrait y avoir qu’une seule prise. 
				
				C’est moi seul qui ai choisi le jour de 
				l’intervention de la police militaire, qui ai indiqué par quelle 
				porte faire irruption dans le hangar, à quel moment précis de la 
				journée…  J’ai consigné chaque détail dans la lettre que j’ai 
				déposée au Ministère de la propagande. 
				Tout s’est passé exactement comme je l’avais prévu. 
				 
				
				Je sais qu’il y a peu de chance pour que je 
				puisse voir ces images un jour ou terminer le film moi-même. 
				J’ai laissé des instructions à mon cousin qui, lorsque tout sera 
				redevenu calme, viendra récupérer les caméras et enverra les 
				films en France. J’ai lui ai également fourni un document avec 
				des indications très précises à l’attention de celui qui sera 
				chargé de monter la scène finale comportant les dernières images 
				de Joseph et son équipe. 
				
				L’année prochaine, un César d’honneur sera 
				certainement attribué à Joseph Bergspiel pour l’ensemble de sa 
				carrière et de son œuvre unique et profonde. Son nom sera 
				inscrit au panthéon des cinéastes. Qui sait, mon film récoltera 
				peut-être une récompense dans la section documentaire ?  
				 
				Je suis toujours couché sur le sol. Autour de moi, les cris et 
				les gémissements s’estompent… 
				  
				  
				Texte de Geneviève Maesen-Emond, 
				Avignonet-Lauragais (31), 2012 
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                60 jours de 
				réflexion 
				 
				
				
				Un bruit bizarre sur le plateau. Tout le monde se 
				fige... La caméra continue de filmer.... 
				
				Une des cadreuses a failli perdre l’équilibre et 
				s’est rattrapée au décor. Elle ressent une chaleur envahir son 
				corps et sa tête tourne. Ses jambes ne la tiennent plus et le 
				poids de la caméra ne l’aide pas. Son épaule défaille mais 
				l’émission est en direct, elle n’a pas le choix, des millions de 
				spectateurs sont devant leur téléviseur et ne se doutent de 
				rien, alors elle continue de filmer. 
				 
				Le générique arrive, un signe de la main du réalisateur et enfin 
				elle peut poser l’encombrant attirail et s’éponger le front. Les 
				professionnels du plateau s’affairent à tout ranger, personne ne 
				lui tient rigueur pour le dérangement occasionné. Le décor n’est 
				pas tombé, l’incident est rattrapé, elle ne reçoit aucune 
				remontrance, juste un geste complice de l’animatrice qui passe 
				devant elle avant de retourner dans sa loge. S’ils savaient … 
				 
				Caméraman pour la télévision depuis 10 ans, Judith range 
				machinalement son matériel, nettoie nerveusement ses lunettes et 
				rejoint plus vite qu’à son habitude son domicile.  
				Il est 21 h 50 exactement, ce 13 septembre 2011. 
				 
				Sa porte refermée, elle pose ses clefs sur la commode de 
				l’entrée, à côté du fameux papier qu’elle a laissé ce matin sur 
				le meuble. Elle attrape son téléphone et compose un numéro, puis 
				se ravise et raccroche avant que quiconque n’ait eu le temps de 
				répondre. Elle réfléchit, n’a pas faim, reste dans la pénombre. 
				De nombreuses minutes passent, se transforment en heures et elle 
				reste assise, devant la table de la cuisine, le visage indécis. 
				Enfin, elle ouvre le réfrigérateur, songeuse elle attrape un 
				plat à réchauffer, et l’enfourne dans le micro-ondes. Deux 
				minutes plus tard, la fumée qui s’échappe de l’assiette met 
				enfin un peu de vie dans cette pièce sombre. 
				L’inquiétude est son premier sentiment. 
				 
				La chaleur dans sa bouche lui fait un bien fou. Elle mastique 
				longuement sa bouchée, car elle n’arrive à avaler ni le morceau 
				de viande, ni l’événement. Combien de temps lui reste-t-il ? La 
				question la taraude…  elle a son importance. Alors elle allume 
				son ordinateur, tape sur le moteur de recherche les quelques 
				lettres sacrées. Elle cherche et trouve l’information. A compter 
				de ce soir, elle a 60 jours devant elle.  
				Ainsi commencent 60 jours de réflexion. 
				 
				L’inquiétude ne la quittera pas. Mais tant d’autres sensations 
				se grefferont jour après jour.  
				Il y a l’hésitation.  
				Elle se lève après une première nuit tourmentée, reprend le 
				combiné du téléphone et, cette fois, laisse aboutir le numéro. 
				Son travail, elle appelle son travail. Là aussi, elle hésite : Y 
				retourner, ne plus y aller. Quoi dire et quoi faire ?  
				« France Télévision » bonjour ! Françoise à votre service, que 
				puis-je faire pour vous ?  
				- Bonjour, Françoise, c’est Judith.  
				- Ah c’est toi Judith ! Que se passe-t-il ?  
				Elle voudrait tout lui raconter mais une appréhension la 
				retient. Elle souhaite parler à son supérieur mais à nouveau 
				change d’avis.  
				
				« Non, 
				excuse moi, en fait ce n’est pas important … Je serai là pour 15 
				heures.  
				Elle raccroche.
				
				La standardiste la trouve étrange. L’appréciant 
				beaucoup, elle se dit qu’il faudra qu’elle trouve un moment pour 
				discuter avec elle, mais elle n’a pas le temps de se poser plus 
				de questions, son téléphone sonne derechef. 
				Judith retourne jour après jour, toujours ponctuelle, à son 
				travail. 
				Le sentiment de peur la submerge.  
				Si elle pouvait, elle demanderait à un proche de lui faire 
				partager son expérience. Elle a beaucoup d’amies, mais aucune ne 
				pourrait l’aider. Qui a déjà vécu pareille situation ? Personne 
				autour d’elle. Ce n’est tellement pas possible ! Elle 
				réfléchit beaucoup, cela lui procure des maux de tête mais elle 
				n’a pas le choix, elle a l’impression d’avoir une lourde 
				responsabilité et jusqu’à ce jour, aucune ne lui avait semblé 
				aussi insurmontable. Elle a peur de perdre tout ce qu’elle a 
				fondé, tant en amitié qu’en biens matériels, tant en famille 
				qu’en choix de vie. Elle a paradoxalement plus peur d’y perdre 
				que d’y gagner. Elle est à l’aube de ses 40 ans et habite une 
				jolie petite maison dans un lotissement verdoyant. Elle est 
				divorcée, certes, mais est restée en très bons termes avec son 
				ex-mari. Très entourée, elle participe à la vie sociale de sa 
				commune, sort souvent et reçoit beaucoup. En fait elle était 
				heureuse jusqu’à ce 13 septembre, c’est certain. Serait-elle 
				malheureuse depuis ? Non, elle ne peut décemment pas ressentir 
				cela. Mais la question qu’elle se pose aujourd’hui est quel 
				chemin prendre pour être sûre de ne pas perdre ce bonheur ? 
				 
				Ce qu’elle perçoit aussi, c’est une grande sensation de liberté.
				 
				Une liberté immense, dans laquelle elle se sent prisonnière. 
				Piégée dans cette liberté qu’elle n’a pas choisie, du moins 
				qu’elle n’a pas imaginée. La liberté ne pourrait-elle 
				s’apprécier que si elle était anticipée ? A-t-elle mérité ce qui 
				lui arrive ? Elle est plongée dans ce grand vide de liberté 
				intense, et ne sait comment l’occuper. Cette liberté qui lui 
				tombe dessus, l’embarrasse.  A-t-elle seulement un choix à 
				faire ? Elle doit surtout, maintenant, assumer.  
				 
				Et puis elle ressent, par dessus tout, de la joie.  
				Une joie bien particulière. Une joie en même temps si simple et 
				si intense, celle que ressent un enfant lorsqu’il ouvre un 
				paquet cadeau et découvre sa surprise. Ce sentiment est celui 
				qui est le plus facile à gérer. Elle jouit simplement d’une joie 
				infinie, logique, pure, merveilleuse. Elle se projette dans un 
				avenir serein et rose. Elle échafaude des plans. Oh oui ! Ce 
				bonheur, ce sentiment qui nargue les autres la pousse à 
				s’extasier de temps à autre. Oui, elle jubile ! 
				 
				
				
				30 jours se sont écoulés. 
				La moitié. 
				Pourquoi, pile à la moitié du temps imparti pour la réflexion, 
				mais c’est ainsi, Judith prend un papier et un crayon et trace 
				deux colonnes : une « pour », une « contre ». Dans la colonne 
				« pour » elle dégage rapidement les inéluctables avantages, dans 
				la colonne « contre », plus méthodiquement, elle s’applique à ne 
				négliger aucun inconvénient. Et prenant le recul nécessaire à la 
				synthèse, elle s’aperçoit que la colonne « pour » s’avère plus 
				remplie que l’autre. Moyennement satisfaite du résultat, elle 
				repense aux inconvénients. Elle en rajoute un ou deux. Cela 
				va-t-il l’aider à prendre enfin une décision ? Du jour au 
				lendemain elle peut choisir, elle peut accepter simplement les 
				faits, et pourtant elle ne le fait pas. Les gens autour d’elle 
				commencent à s’inquiéter à leur tour. Elle n’est plus la même. 
				Après l’étrange coup de fil passé à la standardiste, d’autres 
				anecdotes ont lieu.  
				 
				Il y a ce matin où, prise de doutes, elle passe des appels à 
				toute sa famille. Elle leur dit qu’elle les aime, ce qui, outre 
				la bizarrerie de son attitude inhabituelle, entraîne bien 
				évidemment des séries de questionnements. Est-elle malade ? 
				A-t-elle perdu le moral, serait-elle dépressive ? Sa mère la 
				première en parle à son médecin de famille, qui ne peut la 
				rassurer que partiellement. Alors, se rendant compte du chaos 
				qu’elle était en train de semer, Judith trouve un subterfuge 
				pour expliquer ce regain de tendresse. 
				 
				Elle a aussi ce besoin insatiable, dorénavant, de faire du 
				sport. Tous les matins, elle prend l’habitude de courir. Son 
				corps, plutôt rond, se met à fondre d’autant qu’elle mange moins 
				qu’auparavant. Cela ne passe évidemment pas inaperçu. Si bien 
				que son ex-mari soupçonne qu’un autre homme ait enfin pris sa 
				place dans son cœur. Il veut obtenir ses confidences, mais elle 
				ne s’en tient qu’à de minces indices, lui assurant que personne 
				d’autre que lui n’a jamais compté pour elle, et que malgré leur 
				séparation, elle ne comprend toujours pas pourquoi il ne veut 
				pas se remettre en couple avec elle. Il finit par penser que 
				c’est une nouvelle astuce pour essayer de le « récupérer ». 
				En fait, cette nouvelle, qui a eu l’effet d’une bombe, la 
				perturbe totalement. 
				 
				Elle décide, le 40ème matin qui suit la nouvelle, de 
				l’oublier, tout simplement. C’est simple, pourquoi n’a-t-elle 
				pas envisagé plus tôt de prendre cette alternative. Finalement, 
				personne ne l’ennuierait avec ça, il suffisait simplement de 
				l’occulter et de reprendre sa vie d’avant, ni plus ni moins. 
				Facile à dire… 
				Mais décidément, pas facile du tout à faire. Deux jours plus 
				tard, elle reprend son papier, l’observe à nouveau et hoche la 
				tête. L’unique moyen d’oublier serait de le brûler. Alors elle 
				gratte une allumette. Elle approche la flamme et, se résignant, 
				souffle dessus avant que le papier ne s’enflamme. Elle se laisse 
				tomber en arrière sur son lit, regarde le plafond. Soucieuse, 
				elle écoute sa respiration, ferme les yeux et porte sa main 
				renfermant le sacré papier sur son cœur. 
				Elle allume son téléviseur, on parle d’elle ! Sans la nommer, on 
				parle de son histoire. Elle monte le son, reste ébahie et 
				interdite devant cet écran à qui elle n’a rien demandé. La 
				journaliste, car il s’agit tout de même du journal de 13 heures, 
				annonce le compte à rebours dont elle est victime. Judith se 
				demande bien de quoi elle se mêle. 
				La notoriété lui fait horreur, elle si discrète. 
				
				
				Les quinze derniers jours sont les plus durs, les 
				plus longs et les plus éprouvants. Pourtant de nature si calme, 
				elle sent ses nerfs lâcher. C’est de son propre chef cette fois 
				qu’elle décide de consulter son docteur. Elle lui dit : 
				« Docteur il faut absolument que vous m’aidiez…donnez-moi des 
				anxiolytiques, je ne trouve plus le moyen de dormir ne serait-ce 
				que trois heures d’affilée ! » Le médecin l’ausculte et essaie 
				en vain d’obtenir d’elle plus de renseignements, mais  elle 
				reste muette comme une carpe. 
				 
				J-3, l’affolement. Toujours incapable de prendre une décision, 
				elle passe son temps à lire des reportages traitant de cas 
				similaires.  
				J-2, elle perd le contrôle de sa voiture et manque de percuter 
				un jeune homme qui roulait à vélo sur le bord de la route. 
				J-1, elle écrit une lettre, se fixant une ligne de conduite, une 
				sorte de guide pour sa vie « d’après » qu’elle décide enfin 
				d’adopter. 
				
				
				Le jour « J », après les 60 jours de réflexion 
				permis, elle s’habille de manière élégante et se rend à 
				l’adresse tant redoutée et si exaltante. Elle se rappelle ce que 
				lui a dit la conseillère au bout du fil, qu’elle a fini par 
				appeler : « On vous propose des outils d'aide à la décision. On 
				vous conseille, on vous explique, on ne vous laisse pas seule 
				avec …», tant de recommandations qui n’en finissaient guère. 
				
				Elle est accueillie 
				amicalement, doit évidemment décliner son identité et remettre 
				le précieux papier. Elle pénètre dans un petit bureau joliment 
				décoré et fait la connaissance de sa conseillère. Celle-ci la 
				félicite, lui propose une boisson, lui demande se s’installer 
				confortablement. 
				Un homme entre, lui remet une enveloppe et repart. Elle tient 
				cette enveloppe et s’adresse à son interlocutrice avec cette 
				douceur dans la voix qui sied parfaitement à son rôle. 
				
				
				« Je vais vous remettre cette enveloppe, mais je 
				voudrais que l’on en parle ensemble auparavant afin que vous 
				puissiez repartir avec tous les éléments qui vous permettront de 
				gérer ce changement de vie » 
				Et elle rajoute : 
				« Racontez-moi d’abord comment vous avez vécu la nouvelle » 
				
				
				Et pour la première fois depuis 2 mois, Judith 
				peut mettre des mots sur son extraordinaire aventure et 
				raconter : 
				« Vous savez, je crois que je suis la seule à avoir appris la 
				nouvelle, d’aussi près… je suis caméraman pour la télévision, 
				pour France 2 exactement. Je travaille le soir, et je suis 
				souvent envoyée dans les studios de la Française des Jeux. 
				Le 13 septembre, je filmais donc. J’ai commencé à avoir chaud à 
				la 3ème boule qui annonçait encore un numéro que 
				j’avais joué. Je fixais mon objectif, doublement concentrée sur 
				le toboggan et la chute de la prochaine boule. Quand le numéro 
				s’afficha clairement, que la boule s’arrêta définitivement, je 
				n’entendais plus que mon cœur qui battait dans ma poitrine. Mais 
				l’affolement a eu lieu quand la 5ème boule suivie des 
				2 « étoiles », sont sorties de leur bulle. Je connaissais 
				indubitablement mes numéros, car je joue toujours la même 
				grille. Et le miracle s’est produit. J’ai perdu l’équilibre, 
				failli faire tomber mon matériel et tous les regards se sont 
				braqués sur moi. Je me suis demandée, l’espace de quelques 
				secondes, pourquoi j’étais visée ainsi, comme si les sept 
				numéros pouvaient être inscrits sur mon front. Je ne sais pas 
				comment j’ai pu terminer l’émission, je serais même incapable de 
				vous raconter la suite, j’ai un trou noir de quelques minutes. 
				J’ai entendu vaguement qu’un seul gagnant de l’Euro Millions 
				avait été repéré, et en France. J’ai entendu qu’il gagnait la 
				somme de 130 millions d’euros, que c’était un record ! Je me 
				répétais que ce n’était pas possible, pas possible, pas 
				possible… que ce soit moi. 
				Je dois vous avouer que la peur de m’être trompée m’a 
				accompagnée sur tout le chemin du retour vers mon domicile, mais 
				mon billet, resté à la maison, m’a confirmé l’impossible… » 
				 
				Elles prirent le temps de tout évoquer avant que notre gagnante, 
				savourant maintenant sa chance inouïe, ne reparte se mêler à la 
				foule d’anonymes pour lesquels la probabilité de gagner tous les 
				numéros reste statistiquement de 1 contre 76 275 360. 
				Texte de Sandrine Mèges, 
				Lacroix-Falgarde (31), 
				2012  | 
             
            
              
                
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