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"Il n’avait qu’un seul indice, cette
voiture inconnue stationnée depuis deux jours au coin de la halle..."
Quarante et un
Il n’avait qu’un seul indice, cette
voiture inconnue stationnée depuis deux jours au coin de la halle.
Ce matin-là, comme à son habitude, le vieil homme avait contourné la
place du marché pour aller prendre son journal à la boutique de Presse.
Depuis bien des années déjà, il s’octroyait ce plaisir modeste ; c’était
sa routine du petit matin, avant de regagner la grande bâtisse qui
dominait le bourg, fière de sa façade en granit et sévère comme une
forteresse. C’était là qu’il était attendu. Par son petit déjeuner. Et
par le sourire un peu éteint, comme délavé, de Jeanne, la gouvernante
sans âge qui était à son service depuis que le temps s’était arrêté.
En sortant de la boutique, il sentit sur
ses épaules le ruissellement de la bruine. Callac s’était mise en gris,
au bonheur des hortensias qui affichaient leur fraîcheur rosée à
l’entrée de la halle. En s’ouvrant, la corolle du parapluie fit,
l’espace d’un instant, comme un voile noir. Au petit clic du mécanisme,
ce fut la lumière. Plein cadre sur cette voiture, à la manière d’une
photographie. Non que la présence d’une voiture inconnue à cet endroit
pût avoir quoi que ce soit de surprenant. Mais il y avait eu l’échange
des regards. Trop intense. Comme une brûlure soudaine. L’inconnu qui
venait de verrouiller sa portière pouvait avoir une quarantaine
d’années. Blouson de cuir et col roulé, à cette distance, les traits
paraissaient plutôt fins, le visage allongé, les tempes un peu
dégarnies. Les cheveux étaient en bataille.
Il y a de la violence quand les eaux
tranquilles du fleuve rencontrent les premières vagues de la mer à la
marée montante. C’est un peu cette turbulence que ressentit le vieil
homme quand il croisa ce regard si insistant. Dans ces eaux mêlées, il
crut percevoir stupeur et confusion.
Un instant, l’inconnu sembla hésiter à
traverser la rue. Peut-être même esquissa-t-il un mouvement de la main,
mais le regard prit la fuite. L’homme avait disparu derrière la ruelle.
oOo
- Ah, vous voilà, Monsieur le Recteur !
Venez vite prendre votre petit déjeuner.
Jeanne a débarrassé le vieil homme de sa cape et repart vers la cuisine
en trottinant à pas glissés, comme une souris.
- A propos, dit-elle, un monsieur est venu tout à l’heure. Il a demandé
si vous étiez là. Je lui ai dit que vous n’étiez pas encore rentré, mais
que vous seriez pris toute la journée.
- Et que voulait-il ?
- Ca, il ne me l’a pas dit. Il avait l’air soucieux et pressé. Il n’est
pas d’ici. J’ai vu sa voiture, elle est immatriculée dans le 16. Ça doit
être la Charente.
Un voile bleu, léger comme un nuage de
beau temps, est passé dans le regard de Jeanne. L’espace d’un instant.
Comme la vibration d’un doute ou d’un étonnement.
- C’est drôle, dit-elle, j’ai comme l’impression d’avoir déjà vu cette
personne quelque part… il y a très longtemps. A propos, Monsieur le
Recteur, la famille Le Maheu a téléphoné. La levée de corps a été
avancée d’une demi-heure. Vous avez tout juste le temps de prendre votre
petit déjeuner et de vous y rendre.
oOo
Quand il est arrivé à Kervern, le
corbillard était déjà là. Aux alentours, l’éclat mouillé de quelques
genêts et le désordre des objets que l’on pourrait croire abandonnés
depuis toujours dans les cours de ferme. Le Recteur connaît tout de
cette terre, les ciels changeants, les odeurs de fumier et de pomme
mélangées. Et il aime ces gens qui essaient de survivre en trouvant le
temps de croire encore un tout petit peu au Ciel et à ses mystères.
Il est entré dans la grande pièce. Sur le
sol en terre battue, une longue table, deux bancs et un buffet en
merisier. Ici, on cire le bois pour les grandes occasions. L’unique
miroir de la maison, accroché au-dessus de l’évier en pierre, a été
recouvert d’un linge. Sur le lit, un homme est allongé, par-dessus le
drap, un chapelet entre les doigts croisés sur la poitrine. Les pieds du
mort ont été chaussés d’une paire de feutres tout neufs. Deux
inscriptions au pochoir accusent, en violet, la pointure : 41.
L’extravagance de cet instantané.
Burlesque dérision de l’image. Quelques nuances violacées sur les fonds
sombres pourraient compléter le tableau, d’où se détacherait, en rouge
vif, tout un bestiaire infernal. Le vieil homme est fatigué. Il se dit
que ce doit être l’âge. Et peut-être, aussi, trop de solitude.
Quarante et un, c’était la guerre. Mais
que t’importait la guerre ? Tu avais déjà perdu la vision des choses,
comme si l’on t’avait mis un voile sur les yeux, transparent bien sûr
pour que tu continues à entrevoir le passage de la vie, mais un voile
tout de même qui entretient les ombres et le brouillard alors que
peut-être pourrait rayonner la pleine lumière, pourquoi donc cet
acharnement de la mémoire, n’y aurait-il eu que du vide dans ta vie
depuis que « cela » est arrivé, tu t’étais pourtant juré et tu as essayé
mille fois d’oublier... oublier ces trois mois de cantonnement à Brest
et la rencontre de cette femme, c’était la guerre bien sûr, mais
rappelle-toi plutôt comme la lande était belle ce jour-là sur les
falaises de Trémazen et cette panique délicieuse quand tu as prononcé
les premiers mots, quand tu as osé les premiers gestes, le soir même sur
la route du retour, tu lui as dit ton remords, tu lui as récité tout un
fatras de leçons tristes sur ton devoir et tes engagements, pourquoi
l’avoir blessée si vite alors que vous étiez encore dans les étoiles,
pensais-tu encore à ce moment là, que le bonheur était à chercher dans
l’au-delà ? Si tu avais cessé de croire à cette chimère, tu ne serais
pas là aujourd’hui, tu n’aurais pas passé ta vie à enterrer de pauvres
bougres avec des feutres tout neufs, ou à marier des jeunes gens, tu
n’aurais plus parlé de l’éternité, tu te serais contenté de la saisir au
vol, par petites touches de plein bonheur, à la fleur de la peau, oui
c’est bien au mois de juin que tout a basculé, tes remords n’avaient été
qu’un feu de paille mais tout s’était enflammé si vite et il y eut cette
convocation à l’Evêché de Saint Brieuc, glaciale et péremptoire,
l’attente interminable dans le salon lambrissé et les pas feutrés du
Prélat sur le parquet ciré, l’intrusion du violet et de l’onction dans
l’ombre de ce palais désuet, tu as baisé l’anneau et tu as relevé la
tête comme un pénitent, comment oublier ce visage, les traits tirés, les
lèvres pincées, le front cireux sous la calotte et cette brume dans le
regard comme si toutes les vallées de larmes du monde s’y étaient donné
rendez-vous, relevez-vous je vous prie, je n’ai que peu de temps à vous
accorder pour vous dire que vous nous avez beaucoup déçu, votre conduite
avec cette… disons cette femme, a fait suffisamment scandale pour que
nous prenions les dispositions qui s’imposent, j’ai cru comprendre que
vous regrettiez cet égarement, j’aime à croire votre sincérité et
surtout votre détermination à ne plus jamais revoir cette personne, vous
irez donc faire retraite pendant quelque temps à l’abbaye de Landévénec,
le père abbé n’y manque pas d’humanité, il vous fera bon accueil et vous
aidera à franchir cette mauvaise passe, en septembre, vous prendrez vos
nouvelles fonctions de Recteur à la Paroisse de Callac.
Deux appariteurs se sont introduits
discrètement dans l’ombre. La veuve est restée assise à la tête du lit,
comme pour prolonger l’instant avant le départ. Quelques gouttes de cire
ont coulé du candélabre et se sont répandues sur le drap. Elle a
machinalement tendu la main pour gratter la tâche, du bout de l’ongle.
C’est dans ce mouvement que le vieux Recteur a croisé son regard gris. «
Il faut y aller, maintenant, dit-il ».
oOo
Les deux doigts ont encore un peu hésité
avant d’entraîner le chariot de la machine à écrire pour le passage à la
ligne.
- Avez-vous remarqué autre chose, Monsieur le Recteur, interroge le
fonctionnaire de police ?
L’allure est débonnaire et le regard un peu gras, mais le pli de la
chemise est impeccable et cet homme est rassurant avec sa neutralité
républicaine et son minimum garanti de courtoisie.
- Je comprends vos scrupules, poursuit-il, mais le plus petit détail
peut nous aider dans notre enquête. En l’occurrence, nous avons affaire
à un réseau de vrais professionnels et qui ne manquent pas de
sang-froid. Rendez-vous compte, chez votre confrère de Saint Servais,
ils ont enlevé un tableau de Latour. Dans l’église, et en plein jour !
Si je peux me permettre d’insister, vous rappelez-vous autre chose ?
- Rien de très précis, reprend le vieil homme. Comme je vous l’ai déjà
dit, cet individu est venu sonner chez moi il y a deux jours. Ma
gouvernante l’a trouvé bizarre, agité et il n’a pas voulu donner son
nom. Le soir même, de la fenêtre de mon bureau, j’ai aperçu sa voiture,
stationnée devant le presbytère. Il faisait les cent pas dans la ruelle.
Et hier, il était encore là quand je suis allé chercher mon journal.
Debout près de sa voiture, à l’entrée de la halle, au même endroit que
la première fois. Je crois même l’avoir vu rôder près de l’église, quand
j’en suis sorti ce matin. Mais je ne suis pas vraiment sûr que c’était
lui. En tout cas, il n’a pas l’allure d’un voleur.
- Je vous raccompagne, Monsieur le Recteur et je vous remercie de votre
aide. A propos, vous connaissiez ce tableau ?
- Oui, bien sûr, Le Christ aux outrages, c’est une œuvre très célèbre.
oOo
Ce matin-là, Callac a repris des couleurs
et de la lumière. Comme à son habitude, le vieil homme est passé à la
boutique de presse. Avant de s’en retourner vers son presbytère, il a
machinalement tourné son regard vers l’entrée de la halle. La voiture et
l’inconnu ont disparu.
Il a retrouvé, là-haut son petit déjeuner
et le sourire délavé de Jeanne.
En triant son courrier, il a trouvé une
enveloppe blanche, sans nom de destinataire et sans adresse.
Callac, ce 11 oct. 1981
Mon désir était si grand de vous voir. Et depuis si longtemps… Comment
vous dire tant d’impatience, et de peur aussi ? Mais, quand nous nous
sommes rencontrés, j’ai eu le chagrin de découvrir que le temps avait
mis trop de distance entre nous, et d’indifférence aussi, que la vie
avait pris le dessus et que, tout compte fait, il valait mieux en rester
là. En questionnant ici et là, j’ai appris que vous étiez un homme bon
et généreux.
Pourquoi ne l’avez-vous pas été davantage avec la femme que vous aviez
aimée et avec votre propre enfant ? Comment a-t-on pu vous apprendre à
mépriser à ce point les choses de la vie ?
En fouillant dans les
affaires de ma mère, j’ai retrouvé une lettre de vous et une photo, que
je vous retourne. Dans la lettre, vous parliez avec tendresse d’un
enfant à peine entrevu. Pourquoi en être resté là ?
Le Recteur a replié la lettre. Calmement.
La photo, en noir et blanc est un peu passée. Au dos, on peut lire, à
l’encre noire : Trémazen, juin 1941. L’homme photographié doit
avoir un peu plus de trente ans. Il porte un col roulé et un blouson.
Malgré le flou de la photo, les traits du visage paraissent assez fins,
les tempes sont dégarnies, les cheveux sont en bataille.
Texte de Patrick Denys,
Carrières-sous-Poissy
(78), 2007
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Fait maison
Il n’avait qu'un seul indice,
cette voiture inconnue stationnée depuis deux jours au coin de
la halle… Norbert renifla en essuyant machinalement son nez
d’un revers de manche sale. Il laissa retomber le rideau
grisâtre qui habillait chichement l’unique fenêtre de son meublé
et d’un claquement sec fit sauter l’opercule d’une cannette de
bière. La mousse se répandit aussitôt sur le lino et il l’étala
pensivement du bout du pied. La Volvo était garée à deux pas du
seul hôtel du patelin, mais le type n'était pas là pour faire du
tourisme, ça non. Visiter St-Léonard-le-Fieux, c’était l’affaire
d’un quart d’heure, et encore, en prenant son temps et les yeux
fermés, parce que c’était vraiment moche. Non, le gus était là
pour une raison précise et Norbert avait sa petite idée. Il vida
sa bière d’une traite et suspendit son souffle quelque secondes
avant d’expulser un rot libérateur qui lui permit de reprendre
le cours unique de ses pensées : la Volvo de ce salopard qui
voulait lui piquer la place chez Chevret…
Deux ans de chômage à se tourner
les pouces dans cette piaule de misère, deux ans de RMI à trois
cent trente euros par mois pour se payer des clopes, de la
bière, des patates et son loyer, dans l’ordre. Et tout d’un
coup, cette offre d’emploi que l’Anpe lui avait envoyée :
Chevret recherchait un charcutier-traiteur expérimenté pour un
contrat à durée indéterminée, à temps plein, 1300 euros par
mois. Norbert avait toussé, incrédule : voilà que l’Anpe lui
proposait un vrai boulot, à lui, malgré ses cinquante-trois ans,
ses ongles bordés de noir et les petites indélicatesses qui lui
avaient valu un licenciement sans indemnité… Un poste chez
Chevret, le plus gros traiteur du département, une vingtaine
d’ouvriers, des récompenses et des prix en veux-tu en voilà, une
clientèle pleine de fric, tout ça pour lui, à cinq minutes à
pied… Il avait aussitôt téléphoné et pris rendez-vous pour le
lendemain avec le patron. Il s’était même offert une nuit à
l’hôtel, histoire de se récurer, parce que dans son meublé, des
sanitaires, il n’y en avait pas. Il avait pris un vrai petit
déjeuner, pas de bière ni de cigarette, ça attendrait pour une
fois.
Dès le début de l’entretien, il
avait senti que Monsieur Chevret l’avait à la bonne : il ne
cessait d’écarquiller les yeux devant les certificats de travail
que Norbert exhibait l’un après l’autre pour ménager le suspens.
Le patron l’avait interrogé sur ses recettes, sa technique, et
Norbert, faussement modeste, avait sorti d’un sac en plastique
toutes ses médailles de meilleur ouvrier de France. L’autre ne
cessait de hocher la tête et Norbert jubilait : 1300 euros, un
logement décent, une bagnole… Mais l’horizon s’était brusquement
assombri quand le traiteur avait précisé après un toussotement
de pure forme :
- Votre expérience m’intéresse, bien sûr, mais je ne vous cache
pas que vous n’êtes pas le seul candidat… J’ai d’autres
rendez-vous, voyez-vous…
Nouveau toussotement, puis :
- Un jeune homme en particulier, un Parisien… Une autre
génération, que voulez-vous, d’autres méthodes… Il viendra faire
un essai la semaine prochaine, après quoi je reprendrai contact
avec vous si toutefois...
Sur ce, Chevret s’était levé en lui tendant la main et Norbert
avait compris que c’était foutu, sauf qu’au dernier moment cet
abruti avait ajouté :
- Hum… Dites-moi, ces rognons, ces pâtés en croûte, ces
grattons, ce gras-double, enfin vos spécialités, il n’y aurait
pas moyen d’y goûter par hasard, ça pourrait faire pencher la
balance…
- Heu, si, bien sûr… avait menti Norbert, aux abois.
- Bon, eh bien amenez-moi rapidement quelques échantillons !
Là-dessus Norbert était allé
s’enfiler deux demis au bar du coin en se demandant comment il
avait pu être aussi con ! Des échantillons, mais oui Monsieur !
Et il allait les trouver où, hein, les pâtés en croûte ? Il
allait les fabriquer comment ? En achetant de la bidoche sous
vide à Intermarché, c’est ça ? Qu’il cuisinerait sur son réchaud
?
Il était rentré chez lui à pas
lents, les épaules voûtées, contemplant tristement au loin les
champs de blé et de seigle à perte de vue. Pas la plus petite
pâture, pas le moindre élevage où il aurait pu dérober un
porcelet pour le trucider d’un coup de lame avant de le débiter
sur le lino pourri de sa chambre.
Il avait passé la semaine à
picoler comme jamais, de la bière au litre, et la Volvo était
arrivée. A tous les coups, c’était la bagnole du type, celui de
« l’autre génération ». Immatriculée 75, ça suffisait pas comme
indice ? En deux jours, il avait sûrement dû lui en préparer des
petits plats au père Chevret, des cailles désossées façon
je-t’en-bouche-un-coin, des galantines de perdreau aux morilles
à la je-t’en-fous-plein-la-vue…
A nouveau planté devant sa
fenêtre, fort de l’alcool qui lui chahutait le sang en lui
bouchant lentement les artères, Norbert prit sa décision : il
allait lui offrir la trouille de sa vie, au petit Parisien. Il
aurait tellement les foies qu’il foutrait plus jamais les pieds
à St-Léonard-le Fieux, plus jamais !
La nuit à peine tombée, armé
d’une tige en acier recourbée, il crocheta sans la moindre
difficulté la portière arrière de la Volvo. Personne dans la
rue, pas d’alarme, du velours. Il s’affala sur la banquette en
sortant une cannette de sa poche et se mit à laper goulûment. Au
bout de quelques minutes, il sombra dans un état à mi-chemin
entre torpeur hébétée et somnolence, dont il émergea brutalement
lorsque la portière du conducteur s’ouvrit.
Le type s’installa au volant et
Norbert, vif malgré sa corpulence, lui glissa aussi sec son
avant-bras autour du cou en susurrant :
- Alors, on fait dans la cochonnaille ?
L’autre tenta de se débattre mais la prise était ferme et se
resserrait tant et si bien qu’il ne pouvait ni tourner la tête
ni prononcer un mot. Norbert poursuivit, doucereux, à mi-voix :
- On veut épater Papa Chevret, c’est ça ?
Puis il se mit à gueuler, exhalant une haleine si lourde que le
Parisien, au comble du dégoût, arrêta aussi sec de respirer :
- Eh ben, ça va pas se passer comme ça ! Tu vas te casser, et
plus vite que ça, sinon je te mets toute la racaille de
St-Léonard aux trousses ! Des gentils petits gars avec des
cutters, tu seras pas beau à voir, tu piges ? Mais sa victime,
aveuglée par la panique, fit tinter le klaxon en donnant un coup
de genou dans le volant, alors Norbert beugla, hors de lui :
- Ca va pas non ? Tiens prends ça !
Et d’un geste violent, il lui abattit sur le crâne le marteau
qu’il avait pris avec lui par précaution. Puis il retira son
avant-bras et le type s’effondra mollement sur le tableau de
bord.
Norbert essuya la sueur qui
l’aveuglait, remit le marteau et la cannette vide dans sa poche
en essayant de reprendre son souffle. Voilà, c’était fait, il
viendrait plus l’emmerder, celui-là, lui piquer sa place et puis
quoi encore ?
Il attendit un moment, un peu
sonné, puis il se pencha en avant, histoire de voir si le petit
gars remuait encore. Il l’attrapa par les épaules et se mit à le
secouer, sans résultat. Au prix d’un sérieux effort, Norbert
bascula lourdement sur le siège avant pour regarder le corps de
plus près : le dessus de la tête était défoncé, le sang poissait
les cheveux et le col du blouson, et les yeux du type étaient
grand ouverts.
- Ben merde alors, murmura Norbert en guise de sobre épitaphe.
Dégrisé, il comprit qu’il venait
de se fourrer dans le pétrin. Comme s’il avait besoin de ça… Il
passa les cinq minutes suivantes à se lamenter, déplorant de ne
pas avoir sous la main une cannette bien fraîche à vider. De
toute façon, il ne pouvait pas rester là et le macchabée non
plus… Non, il fallait qu’il le monte chez lui, après il boirait
un coup, il irait pisser et il aviserait. Il souleva la main
inerte qui pendait devant lui et regarda l’heure : à minuit et
demi, tout le monde dormait à St-Léonard-Le-Fieux, il pouvait
être tranquille. Il descendit de voiture, extirpa le cadavre de
l’habitacle et le hissa sur son dos en soufflant. Ainsi chargé,
il regagna son logis en ahanant, stimulé par la bière brune qui
l’attendait dans le frigo. Il poussa la porte, alluma la lumière
et se débarrassa de son fardeau avec un soupir de soulagement.
Ce n’est qu’un peu plus tard, en
sirotant sa mousse les yeux fixés sur le corps sans vie, que
l’idée lui vint. Chevret voulait goûter ses terrines, ses pâtés,
ses tripes, son boudin, son gras-double, ses rillettes et ses
grattons ? Eh bien il allait être servi !
Texte de Agnès Gros-Laroche,
Angoulême (16), 2007
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Si lisse, si parfait
« Il n’avait qu’un indice,
cette voiture inconnue stationnée depuis deux jours au coin de
la halle… »
Je sursaute. Les mots que je
viens de lire dans mon nouveau roman policier font ressurgir
violemment les images que je tente en vain d’effacer depuis dix
ans… Une voiture inconnue stationnée au coin d’une halle…
sauf que pour moi il ne s’agissait pas d’une voiture inconnue…
Ce jour-là, je l’avais remarquée
tout de suite, la voiture : une 205 blanche, au pare-choc
arrière légèrement enfoncé, avec une numérotation
particulièrement facile à retenir : 1234XX31. La voiture d’Omar,
mon frère.
Je m’étais étonné, sans plus, mon
frère ne travaillant ni ne logeant dans ce quartier, mais après
tout, il devait avoir ses raisons pour s’être arrêté là. J’avais
attendu, espérant qu’Omar ne tarderait pas à apparaître, et que
nous pourrions nous retrouver au café du coin… J’étais venu par
curiosité, je voulais admirer la nouvelle halle où se
tiendraient dorénavant les marchés et probablement d’autres
manifestations. Tout en surveillant la voiture, j’avais pris le
temps d’admirer ce superbe ouvrage, alliage harmonieux de bois,
de pierre et de métal. Dommage que j’habite si loin du centre,
m’étais-je dit, je viendrais volontiers faire mon marché ici.
Pour attendre Omar, je finis par
m’installer au café, rebaptisé « À la halle ». Cependant il ne
se montrait pas, et j’en avais assez d’attendre. S’il était là
pour la journée, il n’aurait probablement pas de temps à me
consacrer. J’observai les passants, tous pressés. Ma difficulté
à retrouver un emploi, suite à mon licenciement, avait entamé ma
confiance en moi, et j’en voulais à tous ces gens qui semblaient
avoir un but, qui allaient quelque part…Je ressentais aussi de
la jalousie envers mon frère, tout en l’aimant tendrement. Tout
jeunes encore, nous avions vécu la mort accidentelle de nos
parents et le placement dans la famille d’un oncle ; nous avions
le sentiment de peser, et cette souffrance avait fait de nous
des frères solidaires.
Mais, par ma faute, nos liens
s’étaient distendus. Omar avait réussi sa vie, il était marié,
père d’un petit garçon, son travail lui plaisait, du moins ne se
plaignait-il pas. Sa femme était charmante, douce et attentive,
sachant se tenir à sa place, une femme qui respectait l’homme.
Ils vivaient dans un quartier agréable, pas comme moi qui
végétais dans un triste studio mal sonorisé, et qui devais
supporter le bruit des voisins, les querelles au bas de
l’immeuble, les infâmes graffitis sur les murs… J’admirais Omar,
mon cadet de deux ans. Il avait tout réussi, et semblait à
l‘aise partout et avec tous. Sa vie ressemblait à un long fleuve
tranquille… J’avais donc pris quelque distance avec lui, la
comparaison étant trop humiliante : pas de compagne, pas de
travail…Omar se montrait parfait, mais cette perfection même
m’indisposait.
Omar ne se montrant toujours pas,
je me décidai à rentrer chez moi, bus 73, direction « les
Rossignols ». Ce nom évoquait un lieu champêtre, des arbres, de
la verdure… A l’arrêt du bus, je ne fus pas accueilli par des
chants d’oiseaux, mais par des cris et des disputes, comme
d’habitude.
Le soir, je m’étais senti seul,
et j’avais eu envie de téléphoner à Omar, mais je n’avais pas
osé, craignant d’être indiscret, voire importun. C’était
toujours Omar qui appelait, qui s’inquiétait pour moi.
Je dormis mal la nuit qui suivit,
une vague appréhension…Je repensai à la voiture. Que faisait
donc Omar au centre ville, loin de son lieu de travail ?
Le lendemain, je repris le 73
pour me rendre en ville, et là, j’eus un choc en voyant la
voiture qui n’avait pas changé de place. Plusieurs hypothèses
surgirent dans mon esprit. Omar trompait-il sa femme ?
Impensable. Avait-il changé de travail ? Mais la voiture ne
serait pas exactement au même endroit !
Ce qui n’était encore que de
l’appréhension se transformait maintenant en inquiétude. Je pris
l’initiative de téléphoner à Malika.
- Omar ? Il est en formation, parti pour quatre semaines. Il ne
te l’avait pas dit ?
- Non, je l’ignorais. Où est-il ?
- A Paris.
- Il y est allé comment ?
- En train évidemment.
- Et qu’a-t-il fait de la voiture ?
- Il l’a prêtée à un copain, celui qui l’a conduit à la gare.
- Et qui est ce copain ?
Malika n’avait pas osé me dire que mes questions investigatrices
étaient déplacées, j’étais le frère, toute son éducation lui
commandait de me répondre sans impatience.
Je ne pus m’empêcher d’ajouter
que, dans ma situation de chercheur d’emploi, la voiture
m’aurait bien rendu service. Gênée, elle me donna le numéro de
portable du copain, un certain Serge Delalande. Mais elle
n’avait pas l’adresse. Je l’assurai de mon soutien en cas de
problème, alors qu’elle ne me demandait rien…Est-ce que
j’existais à ses yeux ?
Tout cela tenait debout, et
pourtant mon malaise augmentait. Pourquoi Omar ne m’avait-il pas
confié la voiture et demandé de veiller sur Malika, retenue chez
elle par la garde du petit Mounir ? Je pouvais être chez eux en
moins d’une heure. Avait-il perdu confiance en moi ? Nous
n’étions pas en froid, nous avions simplement espacé nos
rencontres...
Je m’étais donné deux jours pour
appeler le copain. Il ne fallait pas que mon dépit apparaisse.
J’étais partagé entre la colère et un sentiment d’irréalité. Au
téléphone, je n’avais obtenu que le répondeur, une voix de femme
avec le message d’absence habituel.
Le troisième jour, je me décidai
à revenir au centre ville. La voiture n’avait pas bougé, c’était
donc que ce Delalande n’en avait pas besoin, alors que moi… Je
m’étais assis au café, derrière la vitre, bien décidé à
l’aborder quand il sortirait, car il devait forcément habiter
dans ce quartier. Mais j’eus beau revenir à des heures
différentes, il ne sortait pas de son trou, et ne me rappelait
pas. Je n’obtenais toujours que le répondeur.
Je revins une dernière fois au
centre, pour constater que la voiture n’y était plus. J’avais
alors rappelé Malika.
- As-tu des nouvelles d’Omar ?
- Pas encore, il m’avait prévenu qu’il serait très occupé et que
je ne devais pas m’inquiéter
- Donne-moi son numéro à Paris, il faut que je lui parle
- Je ne l'ai pas, il a dit qu'il appellerait. J'attends.
C’était ahurissant. Malika
était-elle à ce point passive ? Ne se posait-elle donc aucune
question ? Sa soumission, que j’avais trouvée sympathique
jusqu’alors, m’était insupportable. Pourtant je ne voulais pas
l’effrayer, et je résolus de mener mes investigations sans lui
en faire part. Il y avait un problème, Omar ne pouvait pas avoir
agi avec une telle désinvolture.
Je décidai de contacter
l’entreprise où travaillait Omar. Je pourrais ainsi l’appeler au
siège de sa formation à Paris. Je m’y rendis le jour même, et
demandai à voir le directeur. Je précisai à la standardiste
qu’il s’agissait d’un problème urgent. Celui-ci voulut bien me
recevoir, après une bonne heure d’attente.
- Vous êtes le frère d’Omar
Benamin et vous prétendez que nous l’avons envoyé en formation à
Paris… Je suis désolé, mais je vous signale que nous formons nos
employés ici même. Attendez, je recherche… Ce nom me dit quelque
chose…Ah ! voilà, j’ai retrouvé… Omar Benamin a été licencié il
y a maintenant 10 mois.
- Mais…Comment ? Pourquoi ?
- Monsieur, je n’ai pas de compte à vous rendre. Votre frère
vous a menti, c’est tout. Excusez-moi, notre entretien est
terminé.
J’étais bouleversé, incapable d’insister. Cet homme me jetait
comme un malpropre. Humilié, furieux et pétri d’angoisse, je
sortis, fis les cent pas et attendit deux longues heures la
sortie des employés.
J’essayai de rassembler mes
idées, mais mon émotion était telle que je n’arrivai pas à
trouver la moindre logique dans ces événements. Je ne voulais
pas encore en parler à la police, et ne pouvais d’ailleurs le
faire sans l’accord de Malika. Mais elle avait peut-être reçu
des nouvelles… Je m’accrochai à cet espoir. Omar cherchait du
travail, il avait honte… Un pressentiment me vint tout à coup ;
je me promis d’interroger Malika…
J’accostai les employés. Beaucoup
ne connaissaient pas mon frère. C’était normal, dans cette
entreprise où travaillaient plus de deux cent personnes. Je
revins trois soirs de suite, et finis par trouver un homme qui
se souvenait parfaitement de lui. Jeune, sympathique, voyant
dans quel état j’étais, il accepta de me parler.
- Omar est votre frère et vous le
cherchez ?… Il a été licencié soi-disant pour faute
professionnelle, mais je n’y ai jamais cru? C’était un prétexte,
son supérieur hiérarchique ne pouvait pas le supporter. Les
quelques collègues qui le connaissaient n’ont pas pu protester…
les menaces voilées, vous voyez ce que je veux dire…et puis
c’est vrai que nous ne savions pas…enfin je veux dire qu’on ne
connaît jamais bien les gens…Omar était mystérieux, extrêmement
sérieux, toujours à l’heure, jamais malade, et il avait de la
classe…Finalement c’est peut-être cela que son chef ne
supportait pas, de se sentir inférieur à son inférieur… Il
l’aura pris en grippe, et alors vous savez comme c’est facile de
pousser quelqu’un à la faute…En fait, Omar était intimidant,
secret, il ne parlait jamais de lui, il écoutait volontiers,
toujours prêt à rendre service aussi… Jamais il ne s’est joint
aux autres pour un repas de fête, encore moins pour aller boire
un verre. Il déclinait poliment, il ne voulait pas laisser sa
femme, surtout depuis qu’il était père. Car, oui, il nous avait
quand même annoncé cette naissance, il était si fier…C’est
peut-être la seule fois où il est apparu plus expansif… Je me
souviens tout à coup l’avoir surpris un livre à la main durant
une pause, il était comme captivé…alors que nous, nous fumions,
buvions, blaguions… L’un de nous s’était penché pour voir ce qui
l’intéressait tant… Certains auraient bien aimé le surprendre
avec un de ces torchons pornographiques, ça l’aurait rendu plus…
humain… mais il avait prestement fait disparaître son livre, et
avait simplement souri à l’écoute des plaisanteries salaces…
Ce portrait concordait
parfaitement avec ce que je connaissais de mon frère… J’étais
très ému, révolté par l’évidence de l’injustice. Mais la raison
de son silence n’était pas éclaircie.
Je courus chez Malika, que la
sérénité avait quittée. Il ne m’était plus possible de la
protéger, je lui racontai tout ce que j’avais appris, et
attendis que ses sanglots se fussent calmés pour lui demander de
quoi ils vivaient depuis le licenciement. Elle ne s’était jamais
préoccupée de cet aspect des choses, car chaque mois, la même
somme d’argent lui était remise par Omar en liquide… Et encore
hier, elle avait reçu cette somme, toujours la même, dans une
enveloppe non timbrée qu’elle avait trouvée dans sa boîte aux
lettres.
Je m’étais mis à crier, je
n’arrivai plus à me contrôler.
- Malika, ce n’est pas normal, tu n’es pas naïve à ce point,
tout de même. Il n’y a donc pas de trace, pas de feuille de paie
?
Sans lui demander son avis, je me précipitai dans la petite
pièce qui servait de bureau à Omar. Elle me suivit, complètement
dépassée.
Mounir s’était mis à hurler, il
sentait la tension, l’atmosphère devenue électrique.
- Occupe-toi de lui, et laisse-moi chercher.
Je ne me reconnaissais plus, la terreur me rendait brutal.
Je fouillai sans retenue. Il n’y
avait pas grand-chose, aucun papier qui aurait pu me mettre sur
la voie, tout était parfaitement rangé. Je mis la main sur un
dossier contenant un contrat d’assurance-vie au nom de Malika,
et là, je sentis la sueur couler sur mon front. Sans tenir
compte de Malika, qui s’en remettait à présent complètement à
moi, je fouillai tout l’appartement, mais ne découvris rien de
plus.
Je quittai Malika, lui demandant
de me faire toute confiance. Elle s’affolait maintenant, mais je
n’avais plus de temps à perdre. Avant de me rendre à la police,
je suivis mon intuition et me rendis à la mosquée.
Je fus bien accueilli, et
j’appris qu’Omar était un habitué, il venait régulièrement pour
la prière, c’était un bon musulman, qui appliquait tous les
préceptes de l’Islam. Je n’arrivai pas à le croire… Nous avions
été élevés par mon oncle dans la méfiance de toute religion…
Je courus à la police, signalai
ce qu’il fallait bien qualifier de disparition. Je ne cachai
rien de ce que je venais d’apprendre, n’oubliai pas de parler de
la voiture, et de l’étrange et peut-être inexistant « Serge
Delalande ».
La voiture fut retrouvée dans un
terrain vague, complètement désossée.
Quelques semaines plus tard, un
attentat-suicide faisait dix morts et de nombreux blessés.
Le livre me tombe des mains.
Je me promets de ne plus jamais ouvrir un roman policier… Si
Mounir me voyait, il aurait ce petit sourire qui me met mal à
l’aise.
Malika est devenue ma femme,
nous avons un adorable petit garçon : Kadir, qui nous
émerveille. J’ai maintenant un bon travail. Et… il y a Mounir,
qui aura treize ans dans quelques jours. C’est le portrait de
son père, c’en est troublant. Mais il y a plus troublant encore
: il est si lisse, si parfait lui aussi, excellent élève, bon
fils, bon frère…
J’ai peur.
Texte de Nicole Clastres,
Ramonville-Saint-Agne (31),
2007 |
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