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        Pas d'incipit, la contrainte étant que l'histoire devait se
        dérouler sur le territoire du Sicoval. 
         
        Bernard se réveille
        Bernard se réveille, très tôt comme
        d'habitude, toujours à la même heure. Il s'est toujours levé comme
        ça, avant le jour, été comme hiver, pluie ou beau temps, tôt ou tard
        couché (tard en général). Grattouillis sur sa joue râpeuse,
        grattouillis sur sa solide poitrine à la toison généreuse, un petit
        bâillement et le coin des yeux remis à neuf d'un pincement du pouce et
        de l'index, et hop !, il est debout dans la chambre. Il y a longtemps
        qu'il n'avait pas aussi bien dormi, Bernard. Le vent d'Autan qui s'est
        déchaîné pendant la première moitié de la nuit ne l'a pas
        dérangé, pas l'espace d'une seconde. Pas plus que l'orage qui a suivi. 
        Bernard enfile un pantalon, une chemise,
        ses savates, ouvre ses volets et sort de chez lui. Il hume l'air calme,
        flaire comme un chien. La nuit est claire, la lune s'est couchée et
        l'horizon, à l'est, commence tout juste à bleuir, annonçant la
        lumière fraîche d'un beau matin. Les narines de Bernard frémissent
        encore un coup. Il y a une légère, excessivement subtile, odeur de
        choux dans l'air calme du matin. Cellulose ! L'air vient donc de
        Saint-Gaudens, porté par le flux océanique. "Il va faire mauvais
        temps dans pas loin!", se dit Bernard, fort du proverbe bien
        toulousain : "Il vient de Saint-Gaudens, mauvais temps et mauvaises
        gens". 
        Il s'avance encore un peu, écoutant
        crisser sous ses pas le gravier de la cour. Il ne sait pas pourquoi mais
        ce bruit, dans le silence de la campagne obscure, lui a toujours plu.
        Arrivé au ras du pré, jambes légèrement arquées, il savoure enfin
        le plaisir d'un bon gros pipi dans la fraîche rosée, sa quotidienne
        façon, bien à lui, de saluer la naissance d'un jour nouveau, salut
        régulièrement ponctué d'un bon pet, bien rond, et clôturant la
        matutinale cérémonie. Braguette refermée d'un geste sec et précis,
        Bernard fait demi-tour et on entend de nouveau son pas sur le gravier,
        en direction du rectangle de lumière que dessine la porte d'entrée
        restée grand ouverte. Bernard referme la porte. Alors, dans le bois
        tout proche, quelques oiseaux commencent seulement à entonner leurs
        chants, - ils auraient trouvé indécent de devancer Bernard dans sa
        cérémonie quotidienne -. 
        Devant un miroir, toujours aussi
        rituellement, il se débarbouille puis, avant de se raser, triture son
        visage, pour se reconnaître, pour effacer les dernières traces
        bouffies du sommeil. Il a de la gueule, Bernard, ou plutôt une gueule.
        Grosse, carrée, tannée, un peu cabossée mais pas forcément vilaine.
        Une gueule, quoi, surmontée d'une crinière brune et épaisse. Une
        gueule à tracteur, diront les mauvaises langues, mais ça vaut mieux
        que pas de gueule du tout, répondrait Bernard, qui n'a jamais hésité
        à castagner celles qui ne lui revenaient pas, mais alors pas du tout.
        C'est un costaud, assez grand, aux muscles noueux, hérités de
        générations rustaudes et laborieuses. Un petit peu d'embonpoint, mais
        pas trop, juste ce qui est normal quand on en est à la quarantaine, une
        quarantaine solide et baraquée, tellement baraquée même, se dit
        Bernard, qu'elle n'attendra pas l'hiver pour arriver à la cinquantaine. 
        Bernard déjeune. Tartines et café au
        lait. La radio crachote le bulletin des infos du matin. La journaliste
        de France Inter conseille la plus grande prudence aux automobilistes en
        raison du mauvais temps sur le Bassin Parisien et des travaux sur le
        périphérique extérieur, secteur Sud. "Z'avaient qu'à rester
        couchés!" maugrée Bernard, en feuilletant le Trait d'Union
        Paysan, le journal de la chambre d'agriculture de la Haute-Garonne. Dans
        le journal, on annonce une nouvelle chute des cours, toutes productions
        confondues, blé, tournesol, maïs, viandes. Bernard se dit que même le
        cours de la vie, c'est plus ce que c'était. A la radio, un journaliste
        jovial commente la nouvelle envolée du CAC 40. Bernard rigole. Il veut
        bien qu'on adore toujours le veau d'or mais il faut vraiment être taré
        pour l'appeler ainsi : le Caca-rente. 
        Il éteint la radio et, toujours aussi
        immuablement, sort son papier à cigarette, sa poche de tabac et roule
        sa première cigarette de la journée. Il fume trop, depuis sûrement
        trop longtemps, et il le sait. C'est pas un con, Bernard. Il est au
        courant que ça le crève, et d'ailleurs, il en a même déjà vu deux
        crever, de ça. Mais, comme il est tout seul, il s'était toujours dit
        que, s'il crevait, ça ferait sûrement un peu de peine à ses copains,
        mais, bon, enfin, ce ne serait pas un si gros drame que ça. 
        Et puis, ça l'amuse de rouler ses
        cigarettes. C'est un truc qui l'a attrapé depuis maintenant un bon bout
        de temps. Quand il y avait les petits jeunes qui avaient loué la
        vieille ferme à Maurice, et qui n'arrêtaient pas de rigoler en passant
        toute la journée assis dans le pré, tirant sur leurs mégots. Bon,
        bien sûr, Bernard, lui, il n'a jamais fumé leur saloperie qu'ils
        mettaient dans le tabac. Mais, peut-être qu'il aurait dû, se dit-il
        parfois. Après tout, ça ne les a pas trop handicapés. Le petit gros
        est maintenant ingénieur à l'Equipement, le grand a ouvert son cabinet
        d'architecte, la fofolle a épousé un toubib. Normal, se dit Bernard
        qui connaît son Brel et son Brassens : ils se voulaient poètes, ils
        ont tous fini notaires. Lui qui ne fumait pas, il est toujours paysan.
        Donc, il aurait, peut-être, dû faire comme eux. Mais il n'avait pas le
        temps. La ferme, c'est du boulot. Le père se faisait vieux, la mère
        était déjà partie dessous la terre. Ce n'était pas le moment de
        faire le zozo, le cul sur les pissenlits. Quoique... 
        Il finit de déjeuner, range le journal
        et lave son bol. Puis, il passe un rapide coup de balai, des fois que
        des miettes... Bernard est soigneux, trop peut-être. Maniaquerie de
        vieux garçon. Ensuite, il ramasse sa clope, commence à l'allumer dans
        le couloir, et va la fumer dans la cour. C'est drôle, il ne supporte
        pas de fumer dedans. Il aurait, dit-il, le sentiment coupable d'imposer
        son tabagisme aux autres. Mais quels autres? Chez Bernard, il n'y en pas
        souvent, des autres. En tout cas, pas à ces heures de la journée. 
        Il savoure sa première cigarette, avec
        volupté. La première, c'est vraiment celle qui donne un goût à la
        vie. Attention, la phrase est bien "un goût à la vie" et non
        pas "du goût à la vie". Bernard a toujours trouvé du goût
        à la vie, pas toujours très bon, d'accord, mais comme il dit "un
        mauvais goût, c'est mieux que pas de goût du tout". Bernard fait
        parfois dans la philosophie répétitive. 
        Maintenant, la nuit va vraiment céder le
        pas au jour. Sur la colline en face, les maisons du lotissement
        commencent à s'animer. Les volets s'ouvrent, les lumières s'allument,
        les plus matinaux sont déjà à la porte de leur garage. L'exode
        biquotidien va démarrer. D'abord, les papas, puis les mamans qui
        activent les gamins pour les poser aux écoles, en partant au boulot, ou
        qui les amèneront à l'arrêt de bus, reviendront vite faire un brin de
        ménage et de toilette puis partiront ventre à terre au bureau, à
        l'usine, au diable même pourvu que ce soit payé, et laisseront les
        maisons vides jusqu'au soir. Puis, le cycle repartira. Papa, fi-fils,
        fi-fille, maman, bus, auto, bureau, école, dodo, jusqu'à plus soif.
        Bernard contemple tout ça à travers la fumée de son mégot. Après le
        lotissement du Chêne, ce sera le tour de celui, plus classe, des
        Résédas. Normal, les cols blancs après les employés, songe Bernard.
        Pour qu'une société soit équilibrée, il ne faut pas que ce soit
        toujours les mêmes qui passent en premier. Bernard aime bien cultiver,
        en plus de ses champs, un cynisme de bon aloi. Pour se donner un genre,
        mais sans prétention. 
        Une dernière tétée, puis une
        chiquenaude, et la braise finit de s'éteindre dans l'herbe trempée de
        rosée. Mécaniquement, il se dirige vers le poulailler dont il ouvre la
        porte, alors que les premiers rayons de soleil viennent éclairer le
        pignon de sa maison. Mais les poules ne sortent pas. Normal, il y déjà
        plus d'un mois que Bernard s'est débarrassé de sa dernière poule.
        Comme de son cochon, de ses pigeons, de ses canards. Mais, c'est plus
        fort que lui. Tous les soirs, il ferme soigneusement son poulailler
        puis, le matin, toujours aussi soigneusement, il va le rouvrir. Bien
        sûr, il ne porte plus de grains, il ne remplit plus l'abreuvoir. Si
        Bernard n'est pas con, il n'est pas fou non plus. Mais ouvrir et fermer
        son poulailler, il ne peut pas s'en empêcher et, quand même, ça le
        rend tout chose de ne plus voir ses poulettes courir vers la mangeoire,
        remplie du bon blé que lui, Bernard, il a récolté, puis gambader et
        s'égailler dans le pré, pour mener leur vie de poules. 
        Alors, il s'assied sur un vieux pneu de
        tracteur et roule sa deuxième clope de la journée, en se disant que
        bientôt, très bientôt, il faudra qu'il arrête de fumer. Dans le
        lotissement des Résédas, l'exode a aussi démarré, plus calme. La
        Mercedes, ça ne se conduit pas comme une Supercinq. Bernard sort son
        briquet. En le rangeant dans sa poche, il remarque que les autres
        Bemards sont aussi tous réveillés. Ça, c'est un trait d'esprit de
        Bernard. Les Bemards, comme il les appelle, ce sont tous ceux qui ont
        acheté les anciennes fermes et qui les ont restaurées avec amour, à
        l'ancienne, avec de beaux massifs de fleurs, mais sans les poules devant
        la porte et sans le fumier sous la fenêtre de la chambre à coucher.
        Pour bien montrer que c'est du beau vieux rustique, mais pas habité par
        des peigne-culs. 
        Il les appelle "les Bemards"
        par comparaison rigolote avec les bemard-l'hermites qui récupèrent la
        coquille des autres. Comme ceux-là ont récupéré la ferme de Marcel
        Rivière, celle du Jacquet, de Francine Escasut, et presque toutes ces
        bâtisses bicentenaires, posées sur les crêtes des coteaux, aux
        allures étranges de gigantesques barques sur la crête des vagues,
        toutes parallèles et alignées au vent et diversement modelées au fil
        des générations et des politiques agricoles. 
        Et ces maisons sont bien des coquilles
        vides, au moins la journée, car tout le monde va bosser à la ville.
        Pour vivre dans la campagne à Bernard, deux bons salaires, ce n'est pas
        de trop. Il n'y a même pas de vieux dans ces maisons, se lamente
        Bernard. Les vieux, c'est pas si mal que ça, comme compagnie. Des vieux
        bien nourris, ça a encore bon pied bon œil, ça sait des choses, ou du
        moins ça a souvent quelque chose à dire. Des conneries qu'ils croient,
        mordicus, empreintes de profonde sagesse, ou ça débite des conneries
        qui te font bien rire et puis, quand tu y réfléchis, tu vois bien que,
        le con, c'est peut-être toi. Bref, des vieux, quoi. Mais ces gens-là,
        des vieux, ils n'en ont pas, ou alors, très loin, en Bretagne, en
        Lozère, sur la Côte d'Azur (ceux des Résédas), dans des pays de
        vieux. Bernard, dans ses champs, au milieu des maisons vides,
        s'emmerderait toute la journée s'il n'avait pas sa radio, ses clopes et
        sa grosse tête qui turbine, turbine, toute la journée sous la
        casquette à longue visière. Non, Bernard ne s'ennuie pas, mais un peu
        de présence humaine le changerait des buses et des corbeaux. Il y a
        bien le vieux Maurice, mais à lui tout seul, même à eux deux, on ne
        peut pas dire que ça constitue une humanité. 
        Bernard finit sa deuxième clope. En
        principe, maintenant, il devrait aller dire bonjour à ses deux chiens
        de chasse, Lan7***** et Massey. Bernard est un original, il a toujours
        donné des noms de tracteurs, de vedettes de cinéma, de célébrités,
        à ses animaux. C'est son père qui lui avait donné ce virus. De 1944
        à 1950, le cochon gras s'était appelé Adolf, jusqu'au jour où le
        père a trouvé que, s'appeler Adolf, même un cochon ne le méritait
        pas. Mais la manie est restée, s'est propagée, a embelli. Avec ses
        vaches, Bernard a envoyé à l'abattoir près de la moitié d'Hollywood
        et sûrement aussi les trois quarts de Cinécitta. Mais le chenil est
        vide. Ses chiens sont chez Maurice qui s'en occupera comme il s'est
        occupé de ses propres enfants. Bernard lui fait entière confiance,
        mais l'absence de ses chiens le chagrine pas mal. Alors, il roule sa
        troisième clope. Puis, il prend quatre jerrycans de trente litres et va
        les remplir à la cuve de fioul. 
        Pendant que coule le fioul, Bernard
        contemple son paysage, le Lauragais. Pays doux aux couleurs douces :
        verts tendres, ocres, marrons dorés, jaunes pailles. Le soleil levant
        dessine des ombres allongées dans le creux des vallées, irise les
        sommets des collines, accentuant les courbes, les creux et les reliefs
        que Bernard, poète à ses heures, s'est toujours plu à comparer à des
        courbes féminines : arrondi de la hanche, galbe d'un sein, obscurité
        troublante d'un vallon. Il soupire en aspirant une grande goulée de
        fumée. Pas original d'être paysan et vieux garçon, pas toujours
        marrant non plus. Oh, Bernard plaisait aux filles, mais pas son métier.
        Et puis, pas facile de trouver une femme quand on passe sa vie à
        travailler comme un cheval. Alors, justement, la vie passe, éclairée
        de rencontres brèves, de voisines esseulées, d'amours vénales. Car,
        Bernard, on a beau dire, c'était un tempérament. 
        Bernard ferme le robinet de la cuve.
        "Camarade Bernard ! Camarade cultivateur ! Je te le dis :
        l'humanité ne pourra prétendre au bonheur que lorsque nous aurons
        pendu le dernier capitaliste avec les tripes du dernier bureaucrate
        !" criait le petit gros hilare, en se roulant dans l'herbe, riant
        à en perdre son mégot. Et le camarade Bernard le contemplait,
        sceptique, légèrement attristé même, de voir son pote chevelu
        débiter de pareilles âneries. Mais aujourd'hui, le camarade
        cultivateur, Bernard le paysan, se dit que l'autre, dans son délire
        végétal, n'avait peut-être pas si tort que ça. Tout au moins s'il en
        croit sa propre expérience, lui qui se retrouve empêtré, noyé sous
        une avalanche de réglementations qui le livrent pieds et poings liés
        à l'industrie, aux profiteurs qui, justement, n'ayant jamais eu les
        dents aussi longues, en profitent pour le bouffer tout cru. Il a suffi
        que se produise, en quelque sorte, le mariage inattendu du capitaliste
        et du bureaucrate pour que le bonheur n'ait jamais paru si lointain. 
        Mais, de tout cela, Bernard s'en fout. Il
        empoigne deux bidons pleins, va en répandre le contenu dans la grange
        et l'étable, puis revient au robinet, en tirant pensivement sur sa
        clope. Il n'éprouve ni rancœur, ni déprime, rien que le sentiment
        d'un flegmatique constat, au goût fade, relevé d'insignifiantes
        pointes d'amertume. Le goût qu'on a dans la bouche lorsqu'on se
        réveille d'un trop lourd et trop profond sommeil, peuplé des rêves
        bizarres et maladroits. Oui, aujourd'hui, Bernard se réveille et se
        rend compte que tout ce qui a fait sa vie, jusqu'à ce jour, n'a plus
        cours. Sa place n'est plus ici. Il fait tâche dans le paysage, on le
        lui fait bien sentir : son tracteur fait du bruit, ses chiens aboient
        trop souvent, son cochon sent mauvais, lui, Bernard, parle et rit bien
        fort et, en plus, tare suprême, voilà que maintenant, gavé de
        subventions, il vit impunément aux crochets de la bonne société. 
        Alors, posément, il a compris que le
        moment était venu, justement, de disparaître du paysage, de quitter
        cette vie et ses coteaux qu'il aimait tant. Il est tranquille devant
        cette idée, même s'il en a, malgré tout, un petit pincement au cœur.
        Mais Bernard est un pragmatique, il sait faire des choix, établir des
        priorités, définir ce qui est important, et il a bien compris qu'il y
        a plus important que sa vie, ou plutôt que sans cela, sa vie n'a plus
        d'importance. Plus important que la vie, il y a la dignité. Bernard
        jette son mégot, prend les deux autres bidons et asperge
        consciencieusement l'intérieur de sa maison. Ensuite, il s'approche de
        son téléphone et compose le dix-huit. "Les pompiers : j'écoute
        !". "Bonjour, c'est Bernard Dantezac, la ferme "En
        Cramats", à la limite de Vigoulet-Auzil et de Vieille-Toulouse."
        "Oui, c'était pour quoi ?". "Voilà, j'ai un tas de
        vieilleries à brûler. Ça risque de faire pas mal de flammes et de
        fumée, et vous savez comme sont les gens, surtout ici : ils risquent de
        vous appeler tout de suite." "Attendez, s'il y a beaucoup de
        choses, vous savez que vous n'avez pas le droit..." "On dira
        que je l'ai pris, répond Bernard en rigolant. Après, libre à vous de
        vous déranger pour rien!" et il raccroche. 
        En fait, le pincement au cœur, c'était
        ça, et pas autre chose : l'idée de partir et de laisser sa maison
        vide, livrée aux Bernards. Il prend une chaise et s'y assied à
        califourchon, les coudes sur le dossier, examine flegmatiquement sa
        cuisine bien rangée, puis se rejette en arrière et attrape son paquet
        de tabac. Avec son habituelle dextérité, il se roule une cigarette
        calibrée, se la visse au coin du bec, fait jouer le capot du briquet et
        rejette une longue bouffée. Exceptionnellement, aujourd'hui, il
        s'octroie le droit de fumer dans sa cuisine. Tirant sur sa clope, il
        regarde encore une fois sa maison, qu'un de ses ancêtres, il ne sait
        plus lequel, a bâtie de ses mains, cette pièce où, enfant, il a tant
        joué. Sa cigarette à la main, il lâche de nouveau un épais nuage de
        fumée puis il la remet à sa bouche, sort un papier de sa poche et
        l'allume avec son briquet. Quand il a bien pris, il le balance sur la
        table imbibée de fioul et regarde le feu se propager aux rideaux, au
        buffet, à l'armoire. Lui, toujours à califourchon sur sa chaise,
        tirant sur sa clope, il regarde, apaisé, les flammes qui, maintenant,
        dévorent sa vie. 
        Texte d'Henriette Surin,
        bibliothèque d'Aureville, 2000 
        
          
            
              
                
                 
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               | 
             
            
              | "Encore
                du mammouth !"
                 En descendant du métro à
                lévitation magnétique, John William Espinasse ne put
                s'empêcher de grelotter. Le mois de mars était vraiment
                glacial, à l'image de l'hiver qui l'avait précédé, quand les
                températures étaient descendues plusieurs fois jusqu'à moins
                cinquante degrés Celsius. Ce qui ne s'était vu qu'une fois au
                cours des vingt dernières années. Le climat se dégradait
                chaque année davantage et cela se ressentait dans l'atmosphère
                générale de la ville. Il n'y avait d'ailleurs pas que le temps
                qui se délabrait, vu que le métro avait mis au moins vingt
                minutes pour l'amener de la banlieue au centre ville. Alors que
                théoriquement, pour un tel trajet, Auch - Place du Capitole,
                dix minutes étaient amplement suffisantes. Un survol de
                l'agglomération confirmait, à qui le souhaitait, la
                décrépitude de la mégapole toulousaine qui, parait-il,
                puisque les chiffres étaient secrets, abritait désormais moins
                de trente deux millions d'habitants. Une sorte de gale rongeait
                la ville s'étendant d'Auch à Carcassonne et de Montauban à
                Pamiers, bien que cette dernière banlieue soit de plus en plus
                menacée par l'accroissement des glaciers descendus des
                Pyrénées. Il y avait çà et là de larges plages inhabitées
                qui retournaient peu à peu à la toundra. Devant le
                durcissement du climat, les gens partaient en masse vers Nova
                Barcelona et celle-ci, avec ses deux cent cinquante millions
                d'habitants, était devenue la plus grande gigapole de l'Ouest
                Européen. Il suffisait pour s'en convaincre de constater que l'anglopean,
                la principale langue du siècle dernier, perdait chaque jour
                davantage de terrain face au catalan. 
                Il héla un taxi.  
                - "Où dois-je vous amener, mon Prince ?"  
                - "Pas très loin !" répondit J.W. Espinasse en
                s'installant sur la banquette. "Je reste au centre ville.
                Montez-moi au centre Henjinkel, à Mervilla !"  
                - "Brrr !" fit le chauffeur en guise de réponse. 
                Son passager comprenait bien ce
                frisson. Le centre, dirigé par Jordi Jaume Henjinkel, avait une
                très sinistre réputation et lui, le spécialiste mondial de la
                Résurrection Assistée® n'avait guère eu le choix lorsqu'on
                lui avait confié l'opération "Retour aux sources"®. 
                J.W. Espinasse contemplait le
                paysage tandis que son taxi empruntait le lit de la Garonne
                gelée, qui faisait ainsi fonction d'autoroute six mois de
                l'année. Qui aurait pu imaginer un tel changement de climat
                cent quarante ans auparavant, en l'an deux mille ? Il y a tout
                juste un siècle, alors que l'effet de serre atteignait son
                point culminant, il y eut un inexplicable phénomène de
                balancier climatique et une brusque glaciation s'était
                produite, couvrant d'un gigantesque inlandsis une grande partie
                de l'hémisphère Nord, entraînant de ce fait l'accroissement
                exponentiel des agglomérations restées hors de l'emprise
                permanente des glaces. 
                Sur la berge droite de la
                Garonne, une petite harde d'une vingtaine de mammouths mettaient
                à mal quelques maigres bouleaux. A l'aide de leurs défenses
                recourbées, ils dégageaient aussi de vastes plaques de neige
                pour se nourrir des lichens qu'elles recouvraient. J.W.
                Espinasse maudit ces sales bestiaux qui étaient les principaux
                responsables de cette sinistre opération. 
                L'expédition Mammuthus,
                organisée en 1999, avait pour objet la découverte et la
                récupération de mammouths congelés dans le permafrost, en
                Sibérie, dans le but de récupérer un matériel génétique
                suffisant qui aurait permis de reconstituer l'espèce, à partir
                d'ovules d'éléphantes. Le résultat avait dépassé toute
                espérance, et les mammouths ré-introduits à l'époque dans la
                taïga russe, avaient prospéré à tel point que, lorsque le
                climat leur fut redevenu favorable, ils envahirent tout
                l'hémisphère Nord. Avec les conséquences que pouvait avoir la
                présence d'animaux aussi gloutons et encombrants. Maintenant,
                les techniques employées à l'époque pour recréer la race des
                mammouths faisaient sourire. Les techniques de décryptage du
                génome, et la génétique en général, avaient fait de tels
                progrès que, pour peu que l'on disposât d'une quantité
                suffisante d'ADN, on était capable de faire revenir sur terre
                n'importe quelle espèce animale ou végétale disparue. A
                l'exclusion, bien sûr, des souches humaines, car les groupes
                d'interventions bioéthiques y veillaient sévèrement et
                quiconque aurait voulu ignorer l'interdiction était
                immédiatement inculpé de crime contre l'humanité, avec
                sentence d'exécution capitale toute aussi immédiate. 
                Cependant, la découverte d'un de
                ces mammouths, en 2001, risquait d'avoir sur l'humanité des
                conséquences extrêmement regrettables. 
                Ce jour-là, on n'avait pas
                seulement extrait du sol gelé un cadavre de mammouth. Sous le
                mammouth, il y avait autre chose d'autrement exceptionnel : un
                homme et une femme préhistoriques dans un état de conservation
                phénoménal, avec tout leur équipement. Apparemment, ils
                étaient en train de manger dans leur abri lorsque le mammouth,
                mourant, les avait chargés, ou alors leur était tombé dessus.
                La femme avait eu le crâne fracassé sous le choc, mais
                l'homme, mort étouffé, était absolument intact. La masse de
                l'animal les avait préservés des charognards comme de l'action
                de l'air, et le sol glacial sur lequel ils étaient plaqués
                avait permis une congélation rapide, d'où leur état
                exceptionnel. Les corps, conservés à basse température,
                furent transportés en grand secret à Paris, dans les caves du
                Musée de l'Homme, puis, quand la ville fut définitivement
                abandonnée, dans celles du Muséum de Toulouse et enfin, après
                leur rachat, dans les sous-sols très secrets des laboratoires
                de Jordi Jaume Henjinkel. Pour un projet qui donnait froid dans
                le dos : l'opération "Retour aux sources"®. 
                Le docteur Henjinkel, lui,
                considérait son projet comme grandiose. En tant que concepteur
                du néobéhaviorisme, et grâce aux appuis phénoménaux dont il
                disposait au sein des cercles directionnels Ouest-Européens, il
                se présentait comme étant à même de mettre au point un
                nouveau système de gestion des gigapoles, et de l'humanité en
                général, par le biais du téléguidage encéphalique. Cette
                technique, vieille déjà de cinquante ans, était basée sur
                l'envoi d'un flux dense de nano-ondes qui agissaient sur les
                centres de décision du cortex cérébral, prenant la place des
                ondes électriques normalement émises lors de l'activité
                intellectuelle. 
                La découverte et l'analyse de ce
                mécanisme physico-chimique chez l'être vivant avaient permis
                des applications immédiates comme, par exemple, dans l'élevage
                du poulet. Le programme vital de chaque animal était défini
                par ordinateur, et les émetteurs placés au centre des
                bâtiments envoyaient à chacun, par nano-ondes, son propre
                programme de gestion biologique, que celui-ci exécutait à
                l'octet près. Il mangeait, dormait, faisait son indispensable
                exercice et, le moment venu, se dirigeait seul vers le cycle
                d'abattage. Une merveille de gestion et de rentabilité qui
                permettait l'existence de centres d'élevage de plusieurs
                dizaine de millions de volatiles sans, quasiment, la moindre
                intervention humaine. Cette technique, qui n'était pas de la
                biogénique, donc non tabou, faisait rêver plus d'un
                Dirigeant-Gestionnaire de gigapole. Mais, à leur grand regret,
                il s'en fallait de beaucoup pour que le téléguidage
                encéphalique soit étendu aux mammifères supérieurs, et au
                genre humain en particulier, car leur cerveau était autrement
                plus complexe que celui des volailles. 
                Le taxi passa devant le centre
                hospitalier de Rangueil. Celui-ci aussi n'était plus que le
                reflet de son dynamisme passé et plus de la moitié des cinq
                cent mille lits disposés sous la colline restait désormais
                inoccupée. 
                - "Arrêtez-vous là,
                ordonna J.W. Espinasse, et prenez cet homme qui vous fait signe 
                !" Andrew Lacapelle monta dans le taxi et ôta une de ses
                épaisses moufles pour serrer la main de son patron. Comme
                toujours, même dans des moments pareils, il était d'humeur
                guillerette. C'était un ancien camarade d'études de John
                William, mais leurs parcours avaient divergé, et pendant que
                J.W. se spécialisait en médecine, Andrew s'orientait vers
                l'enseignement, avec le succès que l'on savait, puisqu'il avait
                mis au point l'AICB, Acquisition Instantanée des Connaissances
                de Base®, qui permettait à une intelligence moyenne
                d'apprendre, en quelques secondes, des bases telles que celles
                d'une langue étrangère, des mathématiques... Entre autres
                !  
                - "Alors Boss, dit Andrew. Prêt pour le sale boulot
                ?"  
                Il savait qu'il pouvait parler, car le code de déontologie
                extrêmement rigoureux des chauffeurs de taxi les obligeait au
                secret professionnel absolu.  
                - "Tu y crois, toi, au projet d'Henjinkel?"
                continua-t-il.  
                - "Henjinkel, en tout cas, y croit. Tellement qu'il n'a
                consigné sa théorie sur aucun support. Tout dans la
                tête!"  
                - "Sale truc, hein?"  
                - "A priori, nous avons toutes les chances de faire revenir
                le Magdalénien et de réactiver son cerveau. Et dès que ce
                sera fait, Henjinkel va l'analyser comparativement à un
                néo-cortex actuel afin de déceler les variations existant de
                l'un à l'autre. Aussi infimes soient-elles ! Partant de cela,
                toujours selon sa théorie, rien ne l'empêchera alors de
                décrypter le code source du fonctionnement cérébral. Et le
                téléguidage encéphalique, avec abolition de la conscience et
                du libre-arbitre, pourra s'appliquer aux mammifères
                supérieurs."  
                - "On aurait pu commencer par les mammouths. Ils commencent
                à nous les briser menu, ceux-là !"  
                - "Tu te vois appliquer l'AICB à un mammouth ? Et puis ce
                n'est pas eux qui intéressent le Dirigeant-Gestionnaire, mais
                plutôt les délinquants, les activistes
                catalanistes..."  
                - "Et quand on en aura fini avec eux, on passera aux
                autres, pas vrai ? Bordel ! Quel sale boulot, quel sale boulot !
                Et pourquoi ne fait-on pas plutôt revenir la femme ? Elle est
                jeune. Au moins, il y aurait un côté agréable à tout
                ça."  
                - "Elle avait le cerveau fracassé, vieux. Je fais de la
                médecine, moi, pas des miracles  ! Et puis, ne te fais pas
                d'illusions, Henjinkel est devenu totalement paranoïaque et, à
                part lui, personne n'approchera du bonhomme, même en phase
                critique." - "Même en phase critique ? Ben, au moins,
                il est courageux ! Dis, s'il le faut, en découvrant les deux
                zigotos congelés, peut-être qu'on avait aussi découvert la
                plus ancienne scène de ménage répertoriée!"  
                Et Andrew Lacapelle partit d'un énorme rire qui secouait toute
                la cabine. 
                Le taxi s'arrêta aux portes du
                centre Henjinkel, qui couvrait toute la surface de la très
                ancienne commune de Mervilla. Une navette attendait les deux
                hommes et les amena directement dans le bunker de la salle
                d'opération. John William et Andrew saluèrent les ingénieurs
                et les techniciens puis s'assirent chacun devant leurs panneaux
                de commandes. Le premier se pencha vers le micro et ses paroles
                retentirent dans la gigantesque salle de contrôle disposée en
                hémicycle.  
                - "Mesdames et Messieurs, je vous salue bien. Nous allons
                démarrer l'opération "Retour aux sources"®.
                Celle-ci durera vingt-cinq heures, quatre minutes et vingt-six
                secondes très exactement. Je vous rappelle que ce processus ne
                supportera aucune interruption. Tout le monde est à son poste ?
                Attention ! Départ du décompte ! Dix..., neuf..., huit...,
                sept..., six..., cinq..., quatre..., trois..., deux..., un...,
                zéro ! Top ! Processus enclenché !" 
                Tout en haut de la salle de
                contrôle, Henjinkel, seul dans sa cellule blindée, surveillait
                l'opération, sur les écrans et à travers l'épais vitrage. En
                contrebas de l'hémicycle, dans une salle au vitrage blindé
                antimissile de type 4, se trouvait la cuve dans laquelle
                baignait, depuis plusieurs mois, le corps du Magdalénien,
                flottant dans le liquide qui devait le préparer au processus de
                Résurrection Assistée®. 
                L'opération durait déjà depuis
                sept heures. Les molécules injectées au corps sans vie
                poursuivaient leur travail de machinerie moléculaire. Sous leur
                action, les cellules se régénéraient rapidement, tout au
                moins selon les indications des écrans de contrôle.  
                - "Taux de restructuration organique : 33,42 ! Progression
                normale ! Début de la phase endocrinienne! Progression : 1,47 !
                Rythme faible! Surveillez la concordance avec la régénération
                neuro-sympathique !"  
                - "Régénération neuro-sympathique cohérente ! Le retard
                neurotique est en cours de rattrapage !" 
                Le processus, ralenti en raison
                de l'état particulier du patient, suivait malgré tout une
                courbe parfaite. Henjinkel, dans son bureau blindé, tournait
                comme un fauve en cage. 
                Encore six heures avant la phase
                critique !  
                -"Taux de restructuration organique : 98,75... 99,31...
                99,84... 100 ! Top ! Arrêt du processus !" Enclenchez
                l'activateur de fonctions vitales"  
                - "Activateur enclenché ! Progression 44... 21... 0 ! La
                capacité biologique est reconstituée. Taux moyen de
                performance organique 99,67, dont 99,18 pour la mise en
                capacité neuro-cérébrale. Activez la phase B.V.! Top ! Arrêt
                ! Il est biologiquement vivant ! Parfait ! Extra !" 
                Encore une heure de travail ! La
                phase critique consistait au redémarrage de l'activité
                cérébrale, et ne pouvait être réalisée que par
                l'intermédiaire d'un C.E.I.P, un choc émotionnel intense
                provoqué. Dans la plupart des cas de ce processus aux
                applications rarissimes, on réalisait ce choc en plaçant aux
                côtés du ressuscité ses proches parents, ou ses enfants, ce
                qui dans le cas présent posait quelques difficultés. On
                parvenait aussi à de bons résultats en reconstituant la scène
                ayant précédé la mort. Cette phase était capitale. En cas
                d'échec partiel ou total, on se retrouvait avec un individu
                décérébré, le crâne définitivement rempli de fromage
                blanc. Et Henjinkel, incapable de communiquer avec l'homme
                préhistorique, n'aurait eu aucune chance d'analyser ses ondes
                cérébrales. 
                C'était la raison de la
                présence d'Andrews. Pour que le choc émotionnel ait une encore
                plus grande chance de réussite, il fallait pouvoir échanger
                avec le sujet réveillé. Donc, au minimum, parler la même
                langue, d'où l'intérêt de l'AICB, Acquisition Instantanée
                des Connaissances de Base ®. On avait aussi disposé dans la
                salle de résurrection les petites affaires du Magdalénien, sa
                besace, son couteau en silex, son casse-tête en ivoire de
                mammouth et un large plat de viande du même animal. Andrew
                Lacapelle s'affairait maintenant depuis presqu'une heure devant
                son pupitre, contrôlant un à un les innombrables paramètres
                cérébraux de l'homme qui respirait dans la cuve, maintenant
                vidée du liquide de travail.  
                - "Potentialité intellectuelle normale : 124,10 !
                Critères et profil psychologiques normaux!"  
                - "Taux d'agressivité ?" demanda la voix d'Henjinkel.  
                - "12,15 sur une échelle 60 ! C'est un gentil ! Par
                contre, soyez diplomate, vu que c'est un grand émotif. Taux
                d'émotivité : 54, toujours en échelle 60 !"  
                - "Faites votre travail et cessez de bavarder !"
                répondit Henjinkel.  
                - "Tu parles d'un sale boulot", songeait Andrew en
                activant le cycle d'AICB. "AICB terminée. Taux de
                réussite fabuleux : 97 en échelle 100. C'était pas une bille,
                l'ancêtre !"  
                - "Taisez-vous, Lacapelle ! Espinasse, je pénètre dans le
                blockhaus de résurrection. A mon signal, démarrez la phase
                critique. 3, 2, 1, O ! Top !"  
                - "Phase critique enclenchée ! Ne quittez pas les
                paramètres de réactivité. Attention ! Enclenchement de
                l'activité cérébrale. 3, 2, 1, 0 ! Top ! Enclenchez ! Il
                bouge ! Il bouge ! Il se lève ! Concentration maximum !
                Surveillez le taux d'agressivité !" 
                L'homme était debout, légèrement titubant au milieu de la
                salle vitrée, regardant autour de lui, l'air hébété.
                Henjinkel s'approcha, tenant bien en avant son plateau chargé
                de tranches saignantes de filet de mammouth.  
                - "Attention, le docteur Henjinkel arrive au contact. Taux
                d'agressivité ?"  
                - "Très faible ! Les autres paramètres sont excellents
                !"  
                - "Monsieur Henjinkel ? Contact !" 
                Henjinkel fit alors un large
                sourire et mit le plateau sous le nez de l'homme en lui disant
                :"Tiens, l'ami ! Restaure-toi." Les voyants rouges
                s'allumèrent aussitôt et les sirènes retentirent.  
                - "Alerte niveau 10 ! Administrez les inhibiteurs !
                Seigneur ! Taux d'agressivité supérieur à 60. Le système est
                bloqué !"  
                Mais c'était déjà trop tard. La totalité des occupants de
                l'hémicycle, stupéfaits, en avaient le souffle coupé. Le
                solide gaillard avait empoigné son casse-tête et en avait
                distribué deux généreuses patates à Henjinkel, dont la
                cervelle recouvrait maintenant au moins un mètre carré d'une
                des vitres blindées. L'autre, dans la cage de verre, tout
                rouge, sautait maintenant sur place en hurlant :  
                - "Encore du mammouth ? J'en ai marre du mammouth ! Je ne
                veux plus en bouffer du mammouth !" 
                Andrew se retourna sur son
                fauteuil, en direction de John William, et lui dit, tout en
                passant un bras par dessus son dossier : 
                - "Finalement, tu vois, j'avais raison. C'était bien une
                scène de ménage ! En tout cas, poursuivit-il, pour le choc
                émotionnel, extra ! J'ai 100 à mon écran ! Du jamais vu ! Le
                gorille là-bas, je peux t'assurer qu'il a récupéré le
                moindre de ses neurones. Quel dommage pour ce pauvre Henjinkel
                !" 
                John William Espinasse se pencha
                sur le micro de salle.  
                - "Arrêt au top de l'opération "Retour aux sources
                ®. Top ! L'opération est terminée ! C'est un fiasco total.
                Mesdames et Messieurs, je vous remercie pour votre
                collaboration."  
                John William bascula les manettes de commandes, verrouilla son
                tableau de contrôle et, se laissant tomber en arrière, poussa
                un agréable soupir de soulagement. Il passa sa main sur son
                menton rendu sacrément râpeux par trente-six heures de
                veille.  
                - "Ah, songeait-il, une douche, un coup de rasoir, une nuit
                de sommeil..."  
                Mais une main, secouant sa manche, le tira de ses rêves.
                C'était Andrew qui était penché sur lui. L'interrogeant
                muettement, il lui montrait du doigt le solide gaillard, tout
                penaud dans sa cage de verre, et qui décollait avec une mine
                dégoûtée les restes de calotte crânienne accrochés à son
                casse-tête, pour les rendre scrupuleusement, en les lui jetant
                de loin, à leur propriétaire. 
                John William rebrancha le micro
                et ordonna :  
                - "Qu'on apporte un plateau de sandwiches à ce brave
                homme. Au poulet, de préférence !" 
                Dans la salle blindée, Andrew,
                assis sur le bord de la cuve, discutait tranquillement avec le
                Magdalénien.  
                - "Alors, c'était comment le paléolithique ?"  
                - "Oh!, répondait l'autre, engloutissant hamburger sur
                hamburger, en essuyant de temps à autre ses doigts pleins de
                sauce sur l'épaisse toison qui couvrait sa poitrine, comme ci-comme
                ça, tu sais ! Pas de quoi en faire des salades..." 
                 
                Texte de Jean-Pierre
                Laguens, Clermont-le-Fort, 2000  | 
             
            
              
                
                 
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                Promenade dominicale
                 Issus, Août 2058, 
                - "Bonjour, que
                désirez-vous faire : prier, visiter, vous informer
                ?"  
                - "Visiter", répondis-je à la voix qui me
                questionnait dans l'oreille gauche. La meilleure oreille pour la
                communication, avaient estimé les médecins avant de me greffer
                mon module personnel de transmission raccordé au RCM (Réseau
                de Communication Mondial). Belle invention que ce module
                alimenté par l'influx nerveux ! Seul était apparent un petit
                bout d'antenne derrière l'oreille mais, d'après ce que j'avais
                pu lire, la prochaine génération d'appareil n'en comporterait
                plus. Il est loin le temps du téléphone !... 
                - "Visite de l'Église Saint
                Sernin d'Issus accordée. Votre compte est débité de 35 dîmos",
                continua la voix. 
                D'une poussée de mains, les lourds battants de la porte
                s'ouvrirent afin de me laisser rentrer. Ce qui m'étonne
                toujours avec ces représentations holographiques, c'est la
                profusion de détails qu'elles donnent à voir. Ce qui, quelques
                instants auparavant, n'était que surface plane cimentée
                devenait pavage irrégulier sur lequel on butait à chaque pas.
                Du moins, c'est l'impression que j'avais en avançant. Les
                programmeurs d'édifices étaient ces nouveaux bâtisseurs de
                cathédrales dont la rigueur et le savoir faire rappelaient
                leurs aïeux. je savourais toujours la richesse des détails qui
                n'existaient que grâce au temps qu'on accordait à les
                retrouver. D'ailleurs, rares étaient les constructions
                achevées, les ingénieurs et techniciens de la rénovation
                holographique n'en finissaient pas d'affiner leurs ouvrages au
                gré des nouvelles découvertes historiques. 
                Habitant du 22ème comté de la
                confrérie de Toulouse, j'avais décidé ce dimanche d'aller
                visiter dans la même journée les trois églises restaurées
                d'un ancien village situé non loin de chez moi appelé Issus.
                C'était une journée d'été comme je les aimais, une journée
                où il ne se passe rien, où l'air est immobile et où il est
                presque possible de toucher les montagnes. C'est devenu
                tellement rare, la campagne étant souvent recouverte de nuages
                de particules qui divaguent çà et là et qui ont remplacé ces
                gros nuages blancs moutonneux qui paissaient en troupeaux dans
                le ciel... 
                J'avais donc décidé d'aller
                visiter ces trois églises qui se trouvaient, m'avait-on dit,
                dans un état de restauration holographique très avancé. Notre
                Dame de l'Ormeau était logiquement la plus avancée. De
                l'extérieur, on pouvait même la considérer achevée. Les
                techniciens avaient bénéficié de l'original pour s'en
                inspirer car, lorsque le vaste programme de
                déconstruction-reconstruction avait été mis en place dans les
                années 2030, Notre Dame des Ormeaux dominait toujours le haut
                du village d'Issus. Et puis, pour elle, les photos et gravures
                ne manquaient pas, au contraire des deux autres pour lesquelles
                la restauration s'avérait plus délicate, devant passer
                nécessairement par des déductions subtiles de tous ordres.
                Saint Sernin d'Issus fut brûlée par les Huguenots vers la fin
                du 16ème siècle et Saint Jean de Comigne tomba en ruine au
                18ème siècle, faute de subsides pour l'entretenir. Faire
                renaître des monuments disparus était un des gros avantages de
                la restauration. 
                J'avais décidé de commencer la
                visite par Saint Sernin. Le silence et la fraîcheur
                présidaient en ces lieux, dans une atmosphère baignée
                d'encens et de bougies ; même mes pas faisaient écho sur le
                pavé. Au toucher, la pierre s'avérait humide et le métal
                froid ;et le bois, si doux, pouvait, si l'on n'y prenait garde,
                laisser des échardes dans le doigt, du moins en laissait-il la
                sensation car jamais le sang ne perlait. 
                Après Saint Sernin, je me
                dirigeais vers Notre Dame des Ormeaux, en plein cœur de
                l'ancien village. Un kilomètre et demi à pied, en traversant
                quelques rares champs et des maisons champignons qui
                s'étalaient sur des kilomètres. La promenade était belle,
                j'avais laissé le vélo à la maison, je ne m'en servais
                presque plus car je détestais pédaler avec le casque filtrant
                sur le nez. Obligatoire pour se promener, nous disait-on, des
                nuages toxiques pouvant surgir à n'importe quel moment et puis,
                surtout à la campagne, les casques permettaient de filtrer ces
                minuscules insectes qui proliféraient depuis que les oiseaux
                avaient disparu. Les tentatives de destruction génétique des
                insectes avaient échoué sur ceux-ci et leur avait permis de
                proliférer. Ils pénétraient les voies respiratoires et
                venaient y mourir, pondant au passage quelques œufs qui
                pouvaient déclencher des pathologies pulmonaires graves, me
                souvenais-je avoir lu sur une revue. 
                J'abordais donc le vieux village
                à pied, mon casque sur le nez sans croiser une voiture. En
                effet, tout engin à moteur était interdit d'utilisation le
                dimanche, ce qui était, somme toute, bien agréable. La
                promenade était silencieuse, trop peut-être. Dans les années
                40, le ministère de l'environnement avait bien essayé
                d'implanter quelques haut-parleurs diffusant des trilles par
                intermittence, mais les haut-parleurs s'étaient abîmés et
                n'avaient jamais été remplacés. Quant aux oiseaux, la
                restauration ne pouvait, hélas, recréer des êtres vivants,
                trop complexes, et les chercheurs désespéraient d'y arriver un
                jour. D'autant que, de l'avis des experts, cela ne semblait pas
                d'un bon rapport financier, il n'y avait pas assez de
                "retour sur investissement". 
                - "La visite de Notre Dame
                vous coûtera 20 dîmos" 
                - "Tiens, moins cher que tout à l'heure, me dis-je, c'est
                pourtant la plus grande et la mieux reconstruite
                virtuellement". J'avais assisté à sa démolition en 2029.
                Vaste programme que ce programme de remplacement des édifices
                publics par leur représentation holographique. Économie
                d'entretien, récupération des matériaux et réponse aux vols
                fréquents avaient présidé à ce choix. La taxe d'entrée
                permettaient de financer les reconstructions. Bien entendu, dans
                le cas des églises, les fidèles pouvaient bénéficier d'une
                carte d'abonnement peu onéreuse. 
                Autre réponse aux vols, chaque
                visiteur pouvait s'il le souhaitait, acheter n'importe quel
                objet, du moins le petit boîtier qui permet d'installer la
                représentation holographique de l'objet n'importe où chez soi. 
                Je décidai d'acheter le crucifix
                du XIIIème siècle, cela m'en coûta 40 dîmos. A ce train-là,
                la journée allait me coûter cher. J'étais pressé et curieux
                de voir ce qu'allait donner le crucifix chez moi, mais avant je
                continuai ma visite vers Saint Jean de Comigne. 
                Cette fois, la visite me coûta
                30 dîmos. Église magnifique que celle-ci, somptueuse dans sa
                sobriété... J'étais en train de m'esbaudir devant la clarté
                extraordinaire des vitraux lorsqu'un signal retentit à mon
                oreille : 
                - "Attention, attention, il va pleuvoir dans moins de
                quinze minutes, nous allons procéder à la déconnexion de la
                représentation, la visite vous sera remboursée. Merci de votre
                compréhension." 
                Et je me trouvais tout d'un coup
                sur une grande dalle cimentée balayée par les vents. C'est
                terrible, ces déconnexions, je ne m'y habituerai jamais.
                Rentrer dans une église et en sortir par la porte, quoi de plus
                normal et naturel, mais sortir d'une contemplation aussi
                subitement pour se retrouver en face d'un ciel menaçant,
                c'était, pour le moins, terriblement frustrant pour moi. 
                Bon, il s'agissait de ne pas
                traîner, j'avais juste le temps de rentrer chez moi avant que
                la pluie inonde le restant de la journée. 
                Texte de Pierre Normand,
                Issus, 2000
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