|
|
Pas d'incipit, la contrainte étant que l'histoire devait se
dérouler sur le territoire du Sicoval.
Bernard se réveille
Bernard se réveille, très tôt comme
d'habitude, toujours à la même heure. Il s'est toujours levé comme
ça, avant le jour, été comme hiver, pluie ou beau temps, tôt ou tard
couché (tard en général). Grattouillis sur sa joue râpeuse,
grattouillis sur sa solide poitrine à la toison généreuse, un petit
bâillement et le coin des yeux remis à neuf d'un pincement du pouce et
de l'index, et hop !, il est debout dans la chambre. Il y a longtemps
qu'il n'avait pas aussi bien dormi, Bernard. Le vent d'Autan qui s'est
déchaîné pendant la première moitié de la nuit ne l'a pas
dérangé, pas l'espace d'une seconde. Pas plus que l'orage qui a suivi.
Bernard enfile un pantalon, une chemise,
ses savates, ouvre ses volets et sort de chez lui. Il hume l'air calme,
flaire comme un chien. La nuit est claire, la lune s'est couchée et
l'horizon, à l'est, commence tout juste à bleuir, annonçant la
lumière fraîche d'un beau matin. Les narines de Bernard frémissent
encore un coup. Il y a une légère, excessivement subtile, odeur de
choux dans l'air calme du matin. Cellulose ! L'air vient donc de
Saint-Gaudens, porté par le flux océanique. "Il va faire mauvais
temps dans pas loin!", se dit Bernard, fort du proverbe bien
toulousain : "Il vient de Saint-Gaudens, mauvais temps et mauvaises
gens".
Il s'avance encore un peu, écoutant
crisser sous ses pas le gravier de la cour. Il ne sait pas pourquoi mais
ce bruit, dans le silence de la campagne obscure, lui a toujours plu.
Arrivé au ras du pré, jambes légèrement arquées, il savoure enfin
le plaisir d'un bon gros pipi dans la fraîche rosée, sa quotidienne
façon, bien à lui, de saluer la naissance d'un jour nouveau, salut
régulièrement ponctué d'un bon pet, bien rond, et clôturant la
matutinale cérémonie. Braguette refermée d'un geste sec et précis,
Bernard fait demi-tour et on entend de nouveau son pas sur le gravier,
en direction du rectangle de lumière que dessine la porte d'entrée
restée grand ouverte. Bernard referme la porte. Alors, dans le bois
tout proche, quelques oiseaux commencent seulement à entonner leurs
chants, - ils auraient trouvé indécent de devancer Bernard dans sa
cérémonie quotidienne -.
Devant un miroir, toujours aussi
rituellement, il se débarbouille puis, avant de se raser, triture son
visage, pour se reconnaître, pour effacer les dernières traces
bouffies du sommeil. Il a de la gueule, Bernard, ou plutôt une gueule.
Grosse, carrée, tannée, un peu cabossée mais pas forcément vilaine.
Une gueule, quoi, surmontée d'une crinière brune et épaisse. Une
gueule à tracteur, diront les mauvaises langues, mais ça vaut mieux
que pas de gueule du tout, répondrait Bernard, qui n'a jamais hésité
à castagner celles qui ne lui revenaient pas, mais alors pas du tout.
C'est un costaud, assez grand, aux muscles noueux, hérités de
générations rustaudes et laborieuses. Un petit peu d'embonpoint, mais
pas trop, juste ce qui est normal quand on en est à la quarantaine, une
quarantaine solide et baraquée, tellement baraquée même, se dit
Bernard, qu'elle n'attendra pas l'hiver pour arriver à la cinquantaine.
Bernard déjeune. Tartines et café au
lait. La radio crachote le bulletin des infos du matin. La journaliste
de France Inter conseille la plus grande prudence aux automobilistes en
raison du mauvais temps sur le Bassin Parisien et des travaux sur le
périphérique extérieur, secteur Sud. "Z'avaient qu'à rester
couchés!" maugrée Bernard, en feuilletant le Trait d'Union
Paysan, le journal de la chambre d'agriculture de la Haute-Garonne. Dans
le journal, on annonce une nouvelle chute des cours, toutes productions
confondues, blé, tournesol, maïs, viandes. Bernard se dit que même le
cours de la vie, c'est plus ce que c'était. A la radio, un journaliste
jovial commente la nouvelle envolée du CAC 40. Bernard rigole. Il veut
bien qu'on adore toujours le veau d'or mais il faut vraiment être taré
pour l'appeler ainsi : le Caca-rente.
Il éteint la radio et, toujours aussi
immuablement, sort son papier à cigarette, sa poche de tabac et roule
sa première cigarette de la journée. Il fume trop, depuis sûrement
trop longtemps, et il le sait. C'est pas un con, Bernard. Il est au
courant que ça le crève, et d'ailleurs, il en a même déjà vu deux
crever, de ça. Mais, comme il est tout seul, il s'était toujours dit
que, s'il crevait, ça ferait sûrement un peu de peine à ses copains,
mais, bon, enfin, ce ne serait pas un si gros drame que ça.
Et puis, ça l'amuse de rouler ses
cigarettes. C'est un truc qui l'a attrapé depuis maintenant un bon bout
de temps. Quand il y avait les petits jeunes qui avaient loué la
vieille ferme à Maurice, et qui n'arrêtaient pas de rigoler en passant
toute la journée assis dans le pré, tirant sur leurs mégots. Bon,
bien sûr, Bernard, lui, il n'a jamais fumé leur saloperie qu'ils
mettaient dans le tabac. Mais, peut-être qu'il aurait dû, se dit-il
parfois. Après tout, ça ne les a pas trop handicapés. Le petit gros
est maintenant ingénieur à l'Equipement, le grand a ouvert son cabinet
d'architecte, la fofolle a épousé un toubib. Normal, se dit Bernard
qui connaît son Brel et son Brassens : ils se voulaient poètes, ils
ont tous fini notaires. Lui qui ne fumait pas, il est toujours paysan.
Donc, il aurait, peut-être, dû faire comme eux. Mais il n'avait pas le
temps. La ferme, c'est du boulot. Le père se faisait vieux, la mère
était déjà partie dessous la terre. Ce n'était pas le moment de
faire le zozo, le cul sur les pissenlits. Quoique...
Il finit de déjeuner, range le journal
et lave son bol. Puis, il passe un rapide coup de balai, des fois que
des miettes... Bernard est soigneux, trop peut-être. Maniaquerie de
vieux garçon. Ensuite, il ramasse sa clope, commence à l'allumer dans
le couloir, et va la fumer dans la cour. C'est drôle, il ne supporte
pas de fumer dedans. Il aurait, dit-il, le sentiment coupable d'imposer
son tabagisme aux autres. Mais quels autres? Chez Bernard, il n'y en pas
souvent, des autres. En tout cas, pas à ces heures de la journée.
Il savoure sa première cigarette, avec
volupté. La première, c'est vraiment celle qui donne un goût à la
vie. Attention, la phrase est bien "un goût à la vie" et non
pas "du goût à la vie". Bernard a toujours trouvé du goût
à la vie, pas toujours très bon, d'accord, mais comme il dit "un
mauvais goût, c'est mieux que pas de goût du tout". Bernard fait
parfois dans la philosophie répétitive.
Maintenant, la nuit va vraiment céder le
pas au jour. Sur la colline en face, les maisons du lotissement
commencent à s'animer. Les volets s'ouvrent, les lumières s'allument,
les plus matinaux sont déjà à la porte de leur garage. L'exode
biquotidien va démarrer. D'abord, les papas, puis les mamans qui
activent les gamins pour les poser aux écoles, en partant au boulot, ou
qui les amèneront à l'arrêt de bus, reviendront vite faire un brin de
ménage et de toilette puis partiront ventre à terre au bureau, à
l'usine, au diable même pourvu que ce soit payé, et laisseront les
maisons vides jusqu'au soir. Puis, le cycle repartira. Papa, fi-fils,
fi-fille, maman, bus, auto, bureau, école, dodo, jusqu'à plus soif.
Bernard contemple tout ça à travers la fumée de son mégot. Après le
lotissement du Chêne, ce sera le tour de celui, plus classe, des
Résédas. Normal, les cols blancs après les employés, songe Bernard.
Pour qu'une société soit équilibrée, il ne faut pas que ce soit
toujours les mêmes qui passent en premier. Bernard aime bien cultiver,
en plus de ses champs, un cynisme de bon aloi. Pour se donner un genre,
mais sans prétention.
Une dernière tétée, puis une
chiquenaude, et la braise finit de s'éteindre dans l'herbe trempée de
rosée. Mécaniquement, il se dirige vers le poulailler dont il ouvre la
porte, alors que les premiers rayons de soleil viennent éclairer le
pignon de sa maison. Mais les poules ne sortent pas. Normal, il y déjà
plus d'un mois que Bernard s'est débarrassé de sa dernière poule.
Comme de son cochon, de ses pigeons, de ses canards. Mais, c'est plus
fort que lui. Tous les soirs, il ferme soigneusement son poulailler
puis, le matin, toujours aussi soigneusement, il va le rouvrir. Bien
sûr, il ne porte plus de grains, il ne remplit plus l'abreuvoir. Si
Bernard n'est pas con, il n'est pas fou non plus. Mais ouvrir et fermer
son poulailler, il ne peut pas s'en empêcher et, quand même, ça le
rend tout chose de ne plus voir ses poulettes courir vers la mangeoire,
remplie du bon blé que lui, Bernard, il a récolté, puis gambader et
s'égailler dans le pré, pour mener leur vie de poules.
Alors, il s'assied sur un vieux pneu de
tracteur et roule sa deuxième clope de la journée, en se disant que
bientôt, très bientôt, il faudra qu'il arrête de fumer. Dans le
lotissement des Résédas, l'exode a aussi démarré, plus calme. La
Mercedes, ça ne se conduit pas comme une Supercinq. Bernard sort son
briquet. En le rangeant dans sa poche, il remarque que les autres
Bemards sont aussi tous réveillés. Ça, c'est un trait d'esprit de
Bernard. Les Bemards, comme il les appelle, ce sont tous ceux qui ont
acheté les anciennes fermes et qui les ont restaurées avec amour, à
l'ancienne, avec de beaux massifs de fleurs, mais sans les poules devant
la porte et sans le fumier sous la fenêtre de la chambre à coucher.
Pour bien montrer que c'est du beau vieux rustique, mais pas habité par
des peigne-culs.
Il les appelle "les Bemards"
par comparaison rigolote avec les bemard-l'hermites qui récupèrent la
coquille des autres. Comme ceux-là ont récupéré la ferme de Marcel
Rivière, celle du Jacquet, de Francine Escasut, et presque toutes ces
bâtisses bicentenaires, posées sur les crêtes des coteaux, aux
allures étranges de gigantesques barques sur la crête des vagues,
toutes parallèles et alignées au vent et diversement modelées au fil
des générations et des politiques agricoles.
Et ces maisons sont bien des coquilles
vides, au moins la journée, car tout le monde va bosser à la ville.
Pour vivre dans la campagne à Bernard, deux bons salaires, ce n'est pas
de trop. Il n'y a même pas de vieux dans ces maisons, se lamente
Bernard. Les vieux, c'est pas si mal que ça, comme compagnie. Des vieux
bien nourris, ça a encore bon pied bon œil, ça sait des choses, ou du
moins ça a souvent quelque chose à dire. Des conneries qu'ils croient,
mordicus, empreintes de profonde sagesse, ou ça débite des conneries
qui te font bien rire et puis, quand tu y réfléchis, tu vois bien que,
le con, c'est peut-être toi. Bref, des vieux, quoi. Mais ces gens-là,
des vieux, ils n'en ont pas, ou alors, très loin, en Bretagne, en
Lozère, sur la Côte d'Azur (ceux des Résédas), dans des pays de
vieux. Bernard, dans ses champs, au milieu des maisons vides,
s'emmerderait toute la journée s'il n'avait pas sa radio, ses clopes et
sa grosse tête qui turbine, turbine, toute la journée sous la
casquette à longue visière. Non, Bernard ne s'ennuie pas, mais un peu
de présence humaine le changerait des buses et des corbeaux. Il y a
bien le vieux Maurice, mais à lui tout seul, même à eux deux, on ne
peut pas dire que ça constitue une humanité.
Bernard finit sa deuxième clope. En
principe, maintenant, il devrait aller dire bonjour à ses deux chiens
de chasse, Lan7***** et Massey. Bernard est un original, il a toujours
donné des noms de tracteurs, de vedettes de cinéma, de célébrités,
à ses animaux. C'est son père qui lui avait donné ce virus. De 1944
à 1950, le cochon gras s'était appelé Adolf, jusqu'au jour où le
père a trouvé que, s'appeler Adolf, même un cochon ne le méritait
pas. Mais la manie est restée, s'est propagée, a embelli. Avec ses
vaches, Bernard a envoyé à l'abattoir près de la moitié d'Hollywood
et sûrement aussi les trois quarts de Cinécitta. Mais le chenil est
vide. Ses chiens sont chez Maurice qui s'en occupera comme il s'est
occupé de ses propres enfants. Bernard lui fait entière confiance,
mais l'absence de ses chiens le chagrine pas mal. Alors, il roule sa
troisième clope. Puis, il prend quatre jerrycans de trente litres et va
les remplir à la cuve de fioul.
Pendant que coule le fioul, Bernard
contemple son paysage, le Lauragais. Pays doux aux couleurs douces :
verts tendres, ocres, marrons dorés, jaunes pailles. Le soleil levant
dessine des ombres allongées dans le creux des vallées, irise les
sommets des collines, accentuant les courbes, les creux et les reliefs
que Bernard, poète à ses heures, s'est toujours plu à comparer à des
courbes féminines : arrondi de la hanche, galbe d'un sein, obscurité
troublante d'un vallon. Il soupire en aspirant une grande goulée de
fumée. Pas original d'être paysan et vieux garçon, pas toujours
marrant non plus. Oh, Bernard plaisait aux filles, mais pas son métier.
Et puis, pas facile de trouver une femme quand on passe sa vie à
travailler comme un cheval. Alors, justement, la vie passe, éclairée
de rencontres brèves, de voisines esseulées, d'amours vénales. Car,
Bernard, on a beau dire, c'était un tempérament.
Bernard ferme le robinet de la cuve.
"Camarade Bernard ! Camarade cultivateur ! Je te le dis :
l'humanité ne pourra prétendre au bonheur que lorsque nous aurons
pendu le dernier capitaliste avec les tripes du dernier bureaucrate
!" criait le petit gros hilare, en se roulant dans l'herbe, riant
à en perdre son mégot. Et le camarade Bernard le contemplait,
sceptique, légèrement attristé même, de voir son pote chevelu
débiter de pareilles âneries. Mais aujourd'hui, le camarade
cultivateur, Bernard le paysan, se dit que l'autre, dans son délire
végétal, n'avait peut-être pas si tort que ça. Tout au moins s'il en
croit sa propre expérience, lui qui se retrouve empêtré, noyé sous
une avalanche de réglementations qui le livrent pieds et poings liés
à l'industrie, aux profiteurs qui, justement, n'ayant jamais eu les
dents aussi longues, en profitent pour le bouffer tout cru. Il a suffi
que se produise, en quelque sorte, le mariage inattendu du capitaliste
et du bureaucrate pour que le bonheur n'ait jamais paru si lointain.
Mais, de tout cela, Bernard s'en fout. Il
empoigne deux bidons pleins, va en répandre le contenu dans la grange
et l'étable, puis revient au robinet, en tirant pensivement sur sa
clope. Il n'éprouve ni rancœur, ni déprime, rien que le sentiment
d'un flegmatique constat, au goût fade, relevé d'insignifiantes
pointes d'amertume. Le goût qu'on a dans la bouche lorsqu'on se
réveille d'un trop lourd et trop profond sommeil, peuplé des rêves
bizarres et maladroits. Oui, aujourd'hui, Bernard se réveille et se
rend compte que tout ce qui a fait sa vie, jusqu'à ce jour, n'a plus
cours. Sa place n'est plus ici. Il fait tâche dans le paysage, on le
lui fait bien sentir : son tracteur fait du bruit, ses chiens aboient
trop souvent, son cochon sent mauvais, lui, Bernard, parle et rit bien
fort et, en plus, tare suprême, voilà que maintenant, gavé de
subventions, il vit impunément aux crochets de la bonne société.
Alors, posément, il a compris que le
moment était venu, justement, de disparaître du paysage, de quitter
cette vie et ses coteaux qu'il aimait tant. Il est tranquille devant
cette idée, même s'il en a, malgré tout, un petit pincement au cœur.
Mais Bernard est un pragmatique, il sait faire des choix, établir des
priorités, définir ce qui est important, et il a bien compris qu'il y
a plus important que sa vie, ou plutôt que sans cela, sa vie n'a plus
d'importance. Plus important que la vie, il y a la dignité. Bernard
jette son mégot, prend les deux autres bidons et asperge
consciencieusement l'intérieur de sa maison. Ensuite, il s'approche de
son téléphone et compose le dix-huit. "Les pompiers : j'écoute
!". "Bonjour, c'est Bernard Dantezac, la ferme "En
Cramats", à la limite de Vigoulet-Auzil et de Vieille-Toulouse."
"Oui, c'était pour quoi ?". "Voilà, j'ai un tas de
vieilleries à brûler. Ça risque de faire pas mal de flammes et de
fumée, et vous savez comme sont les gens, surtout ici : ils risquent de
vous appeler tout de suite." "Attendez, s'il y a beaucoup de
choses, vous savez que vous n'avez pas le droit..." "On dira
que je l'ai pris, répond Bernard en rigolant. Après, libre à vous de
vous déranger pour rien!" et il raccroche.
En fait, le pincement au cœur, c'était
ça, et pas autre chose : l'idée de partir et de laisser sa maison
vide, livrée aux Bernards. Il prend une chaise et s'y assied à
califourchon, les coudes sur le dossier, examine flegmatiquement sa
cuisine bien rangée, puis se rejette en arrière et attrape son paquet
de tabac. Avec son habituelle dextérité, il se roule une cigarette
calibrée, se la visse au coin du bec, fait jouer le capot du briquet et
rejette une longue bouffée. Exceptionnellement, aujourd'hui, il
s'octroie le droit de fumer dans sa cuisine. Tirant sur sa clope, il
regarde encore une fois sa maison, qu'un de ses ancêtres, il ne sait
plus lequel, a bâtie de ses mains, cette pièce où, enfant, il a tant
joué. Sa cigarette à la main, il lâche de nouveau un épais nuage de
fumée puis il la remet à sa bouche, sort un papier de sa poche et
l'allume avec son briquet. Quand il a bien pris, il le balance sur la
table imbibée de fioul et regarde le feu se propager aux rideaux, au
buffet, à l'armoire. Lui, toujours à califourchon sur sa chaise,
tirant sur sa clope, il regarde, apaisé, les flammes qui, maintenant,
dévorent sa vie.
Texte d'Henriette Surin,
bibliothèque d'Aureville, 2000
|
|
| "Encore
du mammouth !"
En descendant du métro à
lévitation magnétique, John William Espinasse ne put
s'empêcher de grelotter. Le mois de mars était vraiment
glacial, à l'image de l'hiver qui l'avait précédé, quand les
températures étaient descendues plusieurs fois jusqu'à moins
cinquante degrés Celsius. Ce qui ne s'était vu qu'une fois au
cours des vingt dernières années. Le climat se dégradait
chaque année davantage et cela se ressentait dans l'atmosphère
générale de la ville. Il n'y avait d'ailleurs pas que le temps
qui se délabrait, vu que le métro avait mis au moins vingt
minutes pour l'amener de la banlieue au centre ville. Alors que
théoriquement, pour un tel trajet, Auch - Place du Capitole,
dix minutes étaient amplement suffisantes. Un survol de
l'agglomération confirmait, à qui le souhaitait, la
décrépitude de la mégapole toulousaine qui, parait-il,
puisque les chiffres étaient secrets, abritait désormais moins
de trente deux millions d'habitants. Une sorte de gale rongeait
la ville s'étendant d'Auch à Carcassonne et de Montauban à
Pamiers, bien que cette dernière banlieue soit de plus en plus
menacée par l'accroissement des glaciers descendus des
Pyrénées. Il y avait çà et là de larges plages inhabitées
qui retournaient peu à peu à la toundra. Devant le
durcissement du climat, les gens partaient en masse vers Nova
Barcelona et celle-ci, avec ses deux cent cinquante millions
d'habitants, était devenue la plus grande gigapole de l'Ouest
Européen. Il suffisait pour s'en convaincre de constater que l'anglopean,
la principale langue du siècle dernier, perdait chaque jour
davantage de terrain face au catalan.
Il héla un taxi.
- "Où dois-je vous amener, mon Prince ?"
- "Pas très loin !" répondit J.W. Espinasse en
s'installant sur la banquette. "Je reste au centre ville.
Montez-moi au centre Henjinkel, à Mervilla !"
- "Brrr !" fit le chauffeur en guise de réponse.
Son passager comprenait bien ce
frisson. Le centre, dirigé par Jordi Jaume Henjinkel, avait une
très sinistre réputation et lui, le spécialiste mondial de la
Résurrection Assistée® n'avait guère eu le choix lorsqu'on
lui avait confié l'opération "Retour aux sources"®.
J.W. Espinasse contemplait le
paysage tandis que son taxi empruntait le lit de la Garonne
gelée, qui faisait ainsi fonction d'autoroute six mois de
l'année. Qui aurait pu imaginer un tel changement de climat
cent quarante ans auparavant, en l'an deux mille ? Il y a tout
juste un siècle, alors que l'effet de serre atteignait son
point culminant, il y eut un inexplicable phénomène de
balancier climatique et une brusque glaciation s'était
produite, couvrant d'un gigantesque inlandsis une grande partie
de l'hémisphère Nord, entraînant de ce fait l'accroissement
exponentiel des agglomérations restées hors de l'emprise
permanente des glaces.
Sur la berge droite de la
Garonne, une petite harde d'une vingtaine de mammouths mettaient
à mal quelques maigres bouleaux. A l'aide de leurs défenses
recourbées, ils dégageaient aussi de vastes plaques de neige
pour se nourrir des lichens qu'elles recouvraient. J.W.
Espinasse maudit ces sales bestiaux qui étaient les principaux
responsables de cette sinistre opération.
L'expédition Mammuthus,
organisée en 1999, avait pour objet la découverte et la
récupération de mammouths congelés dans le permafrost, en
Sibérie, dans le but de récupérer un matériel génétique
suffisant qui aurait permis de reconstituer l'espèce, à partir
d'ovules d'éléphantes. Le résultat avait dépassé toute
espérance, et les mammouths ré-introduits à l'époque dans la
taïga russe, avaient prospéré à tel point que, lorsque le
climat leur fut redevenu favorable, ils envahirent tout
l'hémisphère Nord. Avec les conséquences que pouvait avoir la
présence d'animaux aussi gloutons et encombrants. Maintenant,
les techniques employées à l'époque pour recréer la race des
mammouths faisaient sourire. Les techniques de décryptage du
génome, et la génétique en général, avaient fait de tels
progrès que, pour peu que l'on disposât d'une quantité
suffisante d'ADN, on était capable de faire revenir sur terre
n'importe quelle espèce animale ou végétale disparue. A
l'exclusion, bien sûr, des souches humaines, car les groupes
d'interventions bioéthiques y veillaient sévèrement et
quiconque aurait voulu ignorer l'interdiction était
immédiatement inculpé de crime contre l'humanité, avec
sentence d'exécution capitale toute aussi immédiate.
Cependant, la découverte d'un de
ces mammouths, en 2001, risquait d'avoir sur l'humanité des
conséquences extrêmement regrettables.
Ce jour-là, on n'avait pas
seulement extrait du sol gelé un cadavre de mammouth. Sous le
mammouth, il y avait autre chose d'autrement exceptionnel : un
homme et une femme préhistoriques dans un état de conservation
phénoménal, avec tout leur équipement. Apparemment, ils
étaient en train de manger dans leur abri lorsque le mammouth,
mourant, les avait chargés, ou alors leur était tombé dessus.
La femme avait eu le crâne fracassé sous le choc, mais
l'homme, mort étouffé, était absolument intact. La masse de
l'animal les avait préservés des charognards comme de l'action
de l'air, et le sol glacial sur lequel ils étaient plaqués
avait permis une congélation rapide, d'où leur état
exceptionnel. Les corps, conservés à basse température,
furent transportés en grand secret à Paris, dans les caves du
Musée de l'Homme, puis, quand la ville fut définitivement
abandonnée, dans celles du Muséum de Toulouse et enfin, après
leur rachat, dans les sous-sols très secrets des laboratoires
de Jordi Jaume Henjinkel. Pour un projet qui donnait froid dans
le dos : l'opération "Retour aux sources"®.
Le docteur Henjinkel, lui,
considérait son projet comme grandiose. En tant que concepteur
du néobéhaviorisme, et grâce aux appuis phénoménaux dont il
disposait au sein des cercles directionnels Ouest-Européens, il
se présentait comme étant à même de mettre au point un
nouveau système de gestion des gigapoles, et de l'humanité en
général, par le biais du téléguidage encéphalique. Cette
technique, vieille déjà de cinquante ans, était basée sur
l'envoi d'un flux dense de nano-ondes qui agissaient sur les
centres de décision du cortex cérébral, prenant la place des
ondes électriques normalement émises lors de l'activité
intellectuelle.
La découverte et l'analyse de ce
mécanisme physico-chimique chez l'être vivant avaient permis
des applications immédiates comme, par exemple, dans l'élevage
du poulet. Le programme vital de chaque animal était défini
par ordinateur, et les émetteurs placés au centre des
bâtiments envoyaient à chacun, par nano-ondes, son propre
programme de gestion biologique, que celui-ci exécutait à
l'octet près. Il mangeait, dormait, faisait son indispensable
exercice et, le moment venu, se dirigeait seul vers le cycle
d'abattage. Une merveille de gestion et de rentabilité qui
permettait l'existence de centres d'élevage de plusieurs
dizaine de millions de volatiles sans, quasiment, la moindre
intervention humaine. Cette technique, qui n'était pas de la
biogénique, donc non tabou, faisait rêver plus d'un
Dirigeant-Gestionnaire de gigapole. Mais, à leur grand regret,
il s'en fallait de beaucoup pour que le téléguidage
encéphalique soit étendu aux mammifères supérieurs, et au
genre humain en particulier, car leur cerveau était autrement
plus complexe que celui des volailles.
Le taxi passa devant le centre
hospitalier de Rangueil. Celui-ci aussi n'était plus que le
reflet de son dynamisme passé et plus de la moitié des cinq
cent mille lits disposés sous la colline restait désormais
inoccupée.
- "Arrêtez-vous là,
ordonna J.W. Espinasse, et prenez cet homme qui vous fait signe
!" Andrew Lacapelle monta dans le taxi et ôta une de ses
épaisses moufles pour serrer la main de son patron. Comme
toujours, même dans des moments pareils, il était d'humeur
guillerette. C'était un ancien camarade d'études de John
William, mais leurs parcours avaient divergé, et pendant que
J.W. se spécialisait en médecine, Andrew s'orientait vers
l'enseignement, avec le succès que l'on savait, puisqu'il avait
mis au point l'AICB, Acquisition Instantanée des Connaissances
de Base®, qui permettait à une intelligence moyenne
d'apprendre, en quelques secondes, des bases telles que celles
d'une langue étrangère, des mathématiques... Entre autres
!
- "Alors Boss, dit Andrew. Prêt pour le sale boulot
?"
Il savait qu'il pouvait parler, car le code de déontologie
extrêmement rigoureux des chauffeurs de taxi les obligeait au
secret professionnel absolu.
- "Tu y crois, toi, au projet d'Henjinkel?"
continua-t-il.
- "Henjinkel, en tout cas, y croit. Tellement qu'il n'a
consigné sa théorie sur aucun support. Tout dans la
tête!"
- "Sale truc, hein?"
- "A priori, nous avons toutes les chances de faire revenir
le Magdalénien et de réactiver son cerveau. Et dès que ce
sera fait, Henjinkel va l'analyser comparativement à un
néo-cortex actuel afin de déceler les variations existant de
l'un à l'autre. Aussi infimes soient-elles ! Partant de cela,
toujours selon sa théorie, rien ne l'empêchera alors de
décrypter le code source du fonctionnement cérébral. Et le
téléguidage encéphalique, avec abolition de la conscience et
du libre-arbitre, pourra s'appliquer aux mammifères
supérieurs."
- "On aurait pu commencer par les mammouths. Ils commencent
à nous les briser menu, ceux-là !"
- "Tu te vois appliquer l'AICB à un mammouth ? Et puis ce
n'est pas eux qui intéressent le Dirigeant-Gestionnaire, mais
plutôt les délinquants, les activistes
catalanistes..."
- "Et quand on en aura fini avec eux, on passera aux
autres, pas vrai ? Bordel ! Quel sale boulot, quel sale boulot !
Et pourquoi ne fait-on pas plutôt revenir la femme ? Elle est
jeune. Au moins, il y aurait un côté agréable à tout
ça."
- "Elle avait le cerveau fracassé, vieux. Je fais de la
médecine, moi, pas des miracles ! Et puis, ne te fais pas
d'illusions, Henjinkel est devenu totalement paranoïaque et, à
part lui, personne n'approchera du bonhomme, même en phase
critique." - "Même en phase critique ? Ben, au moins,
il est courageux ! Dis, s'il le faut, en découvrant les deux
zigotos congelés, peut-être qu'on avait aussi découvert la
plus ancienne scène de ménage répertoriée!"
Et Andrew Lacapelle partit d'un énorme rire qui secouait toute
la cabine.
Le taxi s'arrêta aux portes du
centre Henjinkel, qui couvrait toute la surface de la très
ancienne commune de Mervilla. Une navette attendait les deux
hommes et les amena directement dans le bunker de la salle
d'opération. John William et Andrew saluèrent les ingénieurs
et les techniciens puis s'assirent chacun devant leurs panneaux
de commandes. Le premier se pencha vers le micro et ses paroles
retentirent dans la gigantesque salle de contrôle disposée en
hémicycle.
- "Mesdames et Messieurs, je vous salue bien. Nous allons
démarrer l'opération "Retour aux sources"®.
Celle-ci durera vingt-cinq heures, quatre minutes et vingt-six
secondes très exactement. Je vous rappelle que ce processus ne
supportera aucune interruption. Tout le monde est à son poste ?
Attention ! Départ du décompte ! Dix..., neuf..., huit...,
sept..., six..., cinq..., quatre..., trois..., deux..., un...,
zéro ! Top ! Processus enclenché !"
Tout en haut de la salle de
contrôle, Henjinkel, seul dans sa cellule blindée, surveillait
l'opération, sur les écrans et à travers l'épais vitrage. En
contrebas de l'hémicycle, dans une salle au vitrage blindé
antimissile de type 4, se trouvait la cuve dans laquelle
baignait, depuis plusieurs mois, le corps du Magdalénien,
flottant dans le liquide qui devait le préparer au processus de
Résurrection Assistée®.
L'opération durait déjà depuis
sept heures. Les molécules injectées au corps sans vie
poursuivaient leur travail de machinerie moléculaire. Sous leur
action, les cellules se régénéraient rapidement, tout au
moins selon les indications des écrans de contrôle.
- "Taux de restructuration organique : 33,42 ! Progression
normale ! Début de la phase endocrinienne! Progression : 1,47 !
Rythme faible! Surveillez la concordance avec la régénération
neuro-sympathique !"
- "Régénération neuro-sympathique cohérente ! Le retard
neurotique est en cours de rattrapage !"
Le processus, ralenti en raison
de l'état particulier du patient, suivait malgré tout une
courbe parfaite. Henjinkel, dans son bureau blindé, tournait
comme un fauve en cage.
Encore six heures avant la phase
critique !
-"Taux de restructuration organique : 98,75... 99,31...
99,84... 100 ! Top ! Arrêt du processus !" Enclenchez
l'activateur de fonctions vitales"
- "Activateur enclenché ! Progression 44... 21... 0 ! La
capacité biologique est reconstituée. Taux moyen de
performance organique 99,67, dont 99,18 pour la mise en
capacité neuro-cérébrale. Activez la phase B.V.! Top ! Arrêt
! Il est biologiquement vivant ! Parfait ! Extra !"
Encore une heure de travail ! La
phase critique consistait au redémarrage de l'activité
cérébrale, et ne pouvait être réalisée que par
l'intermédiaire d'un C.E.I.P, un choc émotionnel intense
provoqué. Dans la plupart des cas de ce processus aux
applications rarissimes, on réalisait ce choc en plaçant aux
côtés du ressuscité ses proches parents, ou ses enfants, ce
qui dans le cas présent posait quelques difficultés. On
parvenait aussi à de bons résultats en reconstituant la scène
ayant précédé la mort. Cette phase était capitale. En cas
d'échec partiel ou total, on se retrouvait avec un individu
décérébré, le crâne définitivement rempli de fromage
blanc. Et Henjinkel, incapable de communiquer avec l'homme
préhistorique, n'aurait eu aucune chance d'analyser ses ondes
cérébrales.
C'était la raison de la
présence d'Andrews. Pour que le choc émotionnel ait une encore
plus grande chance de réussite, il fallait pouvoir échanger
avec le sujet réveillé. Donc, au minimum, parler la même
langue, d'où l'intérêt de l'AICB, Acquisition Instantanée
des Connaissances de Base ®. On avait aussi disposé dans la
salle de résurrection les petites affaires du Magdalénien, sa
besace, son couteau en silex, son casse-tête en ivoire de
mammouth et un large plat de viande du même animal. Andrew
Lacapelle s'affairait maintenant depuis presqu'une heure devant
son pupitre, contrôlant un à un les innombrables paramètres
cérébraux de l'homme qui respirait dans la cuve, maintenant
vidée du liquide de travail.
- "Potentialité intellectuelle normale : 124,10 !
Critères et profil psychologiques normaux!"
- "Taux d'agressivité ?" demanda la voix d'Henjinkel.
- "12,15 sur une échelle 60 ! C'est un gentil ! Par
contre, soyez diplomate, vu que c'est un grand émotif. Taux
d'émotivité : 54, toujours en échelle 60 !"
- "Faites votre travail et cessez de bavarder !"
répondit Henjinkel.
- "Tu parles d'un sale boulot", songeait Andrew en
activant le cycle d'AICB. "AICB terminée. Taux de
réussite fabuleux : 97 en échelle 100. C'était pas une bille,
l'ancêtre !"
- "Taisez-vous, Lacapelle ! Espinasse, je pénètre dans le
blockhaus de résurrection. A mon signal, démarrez la phase
critique. 3, 2, 1, O ! Top !"
- "Phase critique enclenchée ! Ne quittez pas les
paramètres de réactivité. Attention ! Enclenchement de
l'activité cérébrale. 3, 2, 1, 0 ! Top ! Enclenchez ! Il
bouge ! Il bouge ! Il se lève ! Concentration maximum !
Surveillez le taux d'agressivité !"
L'homme était debout, légèrement titubant au milieu de la
salle vitrée, regardant autour de lui, l'air hébété.
Henjinkel s'approcha, tenant bien en avant son plateau chargé
de tranches saignantes de filet de mammouth.
- "Attention, le docteur Henjinkel arrive au contact. Taux
d'agressivité ?"
- "Très faible ! Les autres paramètres sont excellents
!"
- "Monsieur Henjinkel ? Contact !"
Henjinkel fit alors un large
sourire et mit le plateau sous le nez de l'homme en lui disant
:"Tiens, l'ami ! Restaure-toi." Les voyants rouges
s'allumèrent aussitôt et les sirènes retentirent.
- "Alerte niveau 10 ! Administrez les inhibiteurs !
Seigneur ! Taux d'agressivité supérieur à 60. Le système est
bloqué !"
Mais c'était déjà trop tard. La totalité des occupants de
l'hémicycle, stupéfaits, en avaient le souffle coupé. Le
solide gaillard avait empoigné son casse-tête et en avait
distribué deux généreuses patates à Henjinkel, dont la
cervelle recouvrait maintenant au moins un mètre carré d'une
des vitres blindées. L'autre, dans la cage de verre, tout
rouge, sautait maintenant sur place en hurlant :
- "Encore du mammouth ? J'en ai marre du mammouth ! Je ne
veux plus en bouffer du mammouth !"
Andrew se retourna sur son
fauteuil, en direction de John William, et lui dit, tout en
passant un bras par dessus son dossier :
- "Finalement, tu vois, j'avais raison. C'était bien une
scène de ménage ! En tout cas, poursuivit-il, pour le choc
émotionnel, extra ! J'ai 100 à mon écran ! Du jamais vu ! Le
gorille là-bas, je peux t'assurer qu'il a récupéré le
moindre de ses neurones. Quel dommage pour ce pauvre Henjinkel
!"
John William Espinasse se pencha
sur le micro de salle.
- "Arrêt au top de l'opération "Retour aux sources
®. Top ! L'opération est terminée ! C'est un fiasco total.
Mesdames et Messieurs, je vous remercie pour votre
collaboration."
John William bascula les manettes de commandes, verrouilla son
tableau de contrôle et, se laissant tomber en arrière, poussa
un agréable soupir de soulagement. Il passa sa main sur son
menton rendu sacrément râpeux par trente-six heures de
veille.
- "Ah, songeait-il, une douche, un coup de rasoir, une nuit
de sommeil..."
Mais une main, secouant sa manche, le tira de ses rêves.
C'était Andrew qui était penché sur lui. L'interrogeant
muettement, il lui montrait du doigt le solide gaillard, tout
penaud dans sa cage de verre, et qui décollait avec une mine
dégoûtée les restes de calotte crânienne accrochés à son
casse-tête, pour les rendre scrupuleusement, en les lui jetant
de loin, à leur propriétaire.
John William rebrancha le micro
et ordonna :
- "Qu'on apporte un plateau de sandwiches à ce brave
homme. Au poulet, de préférence !"
Dans la salle blindée, Andrew,
assis sur le bord de la cuve, discutait tranquillement avec le
Magdalénien.
- "Alors, c'était comment le paléolithique ?"
- "Oh!, répondait l'autre, engloutissant hamburger sur
hamburger, en essuyant de temps à autre ses doigts pleins de
sauce sur l'épaisse toison qui couvrait sa poitrine, comme ci-comme
ça, tu sais ! Pas de quoi en faire des salades..."
Texte de Jean-Pierre
Laguens, Clermont-le-Fort, 2000 |
|
|
|
Promenade dominicale
Issus, Août 2058,
- "Bonjour, que
désirez-vous faire : prier, visiter, vous informer
?"
- "Visiter", répondis-je à la voix qui me
questionnait dans l'oreille gauche. La meilleure oreille pour la
communication, avaient estimé les médecins avant de me greffer
mon module personnel de transmission raccordé au RCM (Réseau
de Communication Mondial). Belle invention que ce module
alimenté par l'influx nerveux ! Seul était apparent un petit
bout d'antenne derrière l'oreille mais, d'après ce que j'avais
pu lire, la prochaine génération d'appareil n'en comporterait
plus. Il est loin le temps du téléphone !...
- "Visite de l'Église Saint
Sernin d'Issus accordée. Votre compte est débité de 35 dîmos",
continua la voix.
D'une poussée de mains, les lourds battants de la porte
s'ouvrirent afin de me laisser rentrer. Ce qui m'étonne
toujours avec ces représentations holographiques, c'est la
profusion de détails qu'elles donnent à voir. Ce qui, quelques
instants auparavant, n'était que surface plane cimentée
devenait pavage irrégulier sur lequel on butait à chaque pas.
Du moins, c'est l'impression que j'avais en avançant. Les
programmeurs d'édifices étaient ces nouveaux bâtisseurs de
cathédrales dont la rigueur et le savoir faire rappelaient
leurs aïeux. je savourais toujours la richesse des détails qui
n'existaient que grâce au temps qu'on accordait à les
retrouver. D'ailleurs, rares étaient les constructions
achevées, les ingénieurs et techniciens de la rénovation
holographique n'en finissaient pas d'affiner leurs ouvrages au
gré des nouvelles découvertes historiques.
Habitant du 22ème comté de la
confrérie de Toulouse, j'avais décidé ce dimanche d'aller
visiter dans la même journée les trois églises restaurées
d'un ancien village situé non loin de chez moi appelé Issus.
C'était une journée d'été comme je les aimais, une journée
où il ne se passe rien, où l'air est immobile et où il est
presque possible de toucher les montagnes. C'est devenu
tellement rare, la campagne étant souvent recouverte de nuages
de particules qui divaguent çà et là et qui ont remplacé ces
gros nuages blancs moutonneux qui paissaient en troupeaux dans
le ciel...
J'avais donc décidé d'aller
visiter ces trois églises qui se trouvaient, m'avait-on dit,
dans un état de restauration holographique très avancé. Notre
Dame de l'Ormeau était logiquement la plus avancée. De
l'extérieur, on pouvait même la considérer achevée. Les
techniciens avaient bénéficié de l'original pour s'en
inspirer car, lorsque le vaste programme de
déconstruction-reconstruction avait été mis en place dans les
années 2030, Notre Dame des Ormeaux dominait toujours le haut
du village d'Issus. Et puis, pour elle, les photos et gravures
ne manquaient pas, au contraire des deux autres pour lesquelles
la restauration s'avérait plus délicate, devant passer
nécessairement par des déductions subtiles de tous ordres.
Saint Sernin d'Issus fut brûlée par les Huguenots vers la fin
du 16ème siècle et Saint Jean de Comigne tomba en ruine au
18ème siècle, faute de subsides pour l'entretenir. Faire
renaître des monuments disparus était un des gros avantages de
la restauration.
J'avais décidé de commencer la
visite par Saint Sernin. Le silence et la fraîcheur
présidaient en ces lieux, dans une atmosphère baignée
d'encens et de bougies ; même mes pas faisaient écho sur le
pavé. Au toucher, la pierre s'avérait humide et le métal
froid ;et le bois, si doux, pouvait, si l'on n'y prenait garde,
laisser des échardes dans le doigt, du moins en laissait-il la
sensation car jamais le sang ne perlait.
Après Saint Sernin, je me
dirigeais vers Notre Dame des Ormeaux, en plein cœur de
l'ancien village. Un kilomètre et demi à pied, en traversant
quelques rares champs et des maisons champignons qui
s'étalaient sur des kilomètres. La promenade était belle,
j'avais laissé le vélo à la maison, je ne m'en servais
presque plus car je détestais pédaler avec le casque filtrant
sur le nez. Obligatoire pour se promener, nous disait-on, des
nuages toxiques pouvant surgir à n'importe quel moment et puis,
surtout à la campagne, les casques permettaient de filtrer ces
minuscules insectes qui proliféraient depuis que les oiseaux
avaient disparu. Les tentatives de destruction génétique des
insectes avaient échoué sur ceux-ci et leur avait permis de
proliférer. Ils pénétraient les voies respiratoires et
venaient y mourir, pondant au passage quelques œufs qui
pouvaient déclencher des pathologies pulmonaires graves, me
souvenais-je avoir lu sur une revue.
J'abordais donc le vieux village
à pied, mon casque sur le nez sans croiser une voiture. En
effet, tout engin à moteur était interdit d'utilisation le
dimanche, ce qui était, somme toute, bien agréable. La
promenade était silencieuse, trop peut-être. Dans les années
40, le ministère de l'environnement avait bien essayé
d'implanter quelques haut-parleurs diffusant des trilles par
intermittence, mais les haut-parleurs s'étaient abîmés et
n'avaient jamais été remplacés. Quant aux oiseaux, la
restauration ne pouvait, hélas, recréer des êtres vivants,
trop complexes, et les chercheurs désespéraient d'y arriver un
jour. D'autant que, de l'avis des experts, cela ne semblait pas
d'un bon rapport financier, il n'y avait pas assez de
"retour sur investissement".
- "La visite de Notre Dame
vous coûtera 20 dîmos"
- "Tiens, moins cher que tout à l'heure, me dis-je, c'est
pourtant la plus grande et la mieux reconstruite
virtuellement". J'avais assisté à sa démolition en 2029.
Vaste programme que ce programme de remplacement des édifices
publics par leur représentation holographique. Économie
d'entretien, récupération des matériaux et réponse aux vols
fréquents avaient présidé à ce choix. La taxe d'entrée
permettaient de financer les reconstructions. Bien entendu, dans
le cas des églises, les fidèles pouvaient bénéficier d'une
carte d'abonnement peu onéreuse.
Autre réponse aux vols, chaque
visiteur pouvait s'il le souhaitait, acheter n'importe quel
objet, du moins le petit boîtier qui permet d'installer la
représentation holographique de l'objet n'importe où chez soi.
Je décidai d'acheter le crucifix
du XIIIème siècle, cela m'en coûta 40 dîmos. A ce train-là,
la journée allait me coûter cher. J'étais pressé et curieux
de voir ce qu'allait donner le crucifix chez moi, mais avant je
continuai ma visite vers Saint Jean de Comigne.
Cette fois, la visite me coûta
30 dîmos. Église magnifique que celle-ci, somptueuse dans sa
sobriété... J'étais en train de m'esbaudir devant la clarté
extraordinaire des vitraux lorsqu'un signal retentit à mon
oreille :
- "Attention, attention, il va pleuvoir dans moins de
quinze minutes, nous allons procéder à la déconnexion de la
représentation, la visite vous sera remboursée. Merci de votre
compréhension."
Et je me trouvais tout d'un coup
sur une grande dalle cimentée balayée par les vents. C'est
terrible, ces déconnexions, je ne m'y habituerai jamais.
Rentrer dans une église et en sortir par la porte, quoi de plus
normal et naturel, mais sortir d'une contemplation aussi
subitement pour se retrouver en face d'un ciel menaçant,
c'était, pour le moins, terriblement frustrant pour moi.
Bon, il s'agissait de ne pas
traîner, j'avais juste le temps de rentrer chez moi avant que
la pluie inonde le restant de la journée.
Texte de Pierre Normand,
Issus, 2000
|
|
|
retour à l'accueil
|
|
accès
aux nouvelles du concours 1999 |
 |
|