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      "Il n'avait jamais dit à personne ce qu'il avait vu ce soir-là, 
		devant le moulin...".
		Dernières visites  
		Il n’avait jamais dit à personne ce 
		qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin. Mais était-ce sa faute 
		s’il ne pouvait pas parler ? Et pourtant, il avait vu cet homme gratter 
		la terre au coin du petit muret, juste devant le moulin. Mais l’homme, 
		lui, ne savait pas qu’il était observé.  
		Hugo s’était caché dans l’ombre du 
		bosquet et il n’avait plus bougé. L’homme était accroupi et donnait des 
		coups de pioche avec une force mesurée, de manière à ce qu'ils soient 
		efficaces sans être trop bruyants. Il avait facilement réussi à déterrer 
		la boîte en fer, s’était emparé d’elle, puis avait quitté les lieux avec 
		la discrétion d’un vrai professionnel. Hugo l’avait vu dérober ce 
		trésor, cette cassette renfermant l’argent dont Suzanne avait hérité 
		quelques années auparavant et qu’elle n’avait pas voulu mettre à la 
		banque parce que « les banquiers sont tous des voleurs » disait-elle. 
		Suzanne n’avait réalisé la disparition de son bien que quelques mois 
		après la nuit du délit, le jour où elle était venue chercher une partie 
		de son argent dont elle avait besoin pour s’offrir un beau voyage. Elle 
		avait 78 ans et comme elle se sentait de plus en plus fatiguée, elle 
		refusait d’attendre son quatre-vingtième anniversaire pour s'offrir ce 
		plaisir.  
		Lorsqu’elle avait compris qu’il ne lui 
		serait plus possible de faire ce voyage, Suzanne n’avait plus été la 
		même. Hugo avait assisté, impuissant, à cette lente métamorphose. Elle 
		avait été, jusque-là, une jolie petite dame enjouée, très vive et 
		bienveillante. Et puis, elle s’était soudain sentie très seule, trahie, 
		spoliée et cet événement avait fait renaître en elle des souvenirs 
		oubliés, des moments difficiles de son existence qui étaient en sommeil 
		depuis fort longtemps. Suzanne avait perdu le goût de vivre. Alors elle 
		se laissait aller, tout doucement, se laissait glisser vers la fin… « 
		the end »… et personne n’y pouvait rien. Même Hugo, qu’elle aimait tant, 
		ne lui apportait plus de joie, de réconfort. En quelques mois, elle 
		avait pris des années, s’était courbée sous le poids de l’existence et, 
		fatiguée, ne voulait même plus se lever de son lit. Son médecin, très 
		inquiet, ne cachait plus son pessimisme à ses proches et craignait 
		qu’elle ne tire sa révérence sans prévenir. À son chevet se succédèrent 
		alors tous ceux qui lui étaient plus ou moins chers ou, en tout cas, qui 
		pensaient représenter quelque chose pour elle…  
		Hugo resta près d’elle, dans sa chambre, 
		et assista à toutes les visites, et entendit toutes les conversations. 
		Il la trouva soudain plutôt alerte pour quelqu’un qui devait bientôt les 
		quitter, mais il savait que converser était une activité que Suzanne 
		aimait par-dessus tout et que cela pouvait « lui donner des ailes ».
		 
		L’un des premiers à venir fut son fils, 
		Didier. Il s’assit près d’elle et, mal à l’aise, lui sourit, les traits 
		un peu tirés. Elle lui prit la main et, un petit sourire au bord des 
		lèvres, lui dit doucement :  
		– Alors mon fils, qu’est-ce que ça te fait de voir ta mère mourir ? Son 
		grand dadais de fils, déconcerté, mis un certain temps à faire sortir un 
		son de sa bouche.  
		– Mais enfin maman… Qu’est-ce qui te prend de poser une question 
		pareille ?  
		– Il me prend que je souhaiterais savoir ce que ça te fait, 
		ajouta-t-elle, le souffle court. A moins que tu ne trouves plus 
		judicieux que je te demande l’heure…  
		Hugo faisait semblant de ne pas écouter, 
		mais il n’en perdait pas une miette. « Bien envoyé » se disait-il… Il 
		avait toujours trouvé ce grand fils un peu bêta, et il était curieux 
		d’entendre ce qu’il allait bien pouvoir répondre à cette question.  
		– Mais maman… ça me… comment dire… ça me fait de la peine… enfin je veux 
		dire… ça me rend triste, carrément…  
		– Oui, bien sûr mais… qu’est-ce que tu vas faire après ma mort ?  
		– Et bien, je vais continuer à vivre, il faudra bien…  
		– Oui mais je veux dire… Est-ce tu te sentiras soulagé ? Je ne sais pas 
		moi… qu’est-ce que l’on ressent quand sa mère meurt ? On est libéré de 
		quelque chose, on se sent triste mais léger ?… Ou est-ce qu’au 
		contraire, on se sent comme amputé d’un bras, d’une jambe… Est-ce qu’on 
		a l’impression d’une espèce de trou noir, d'un ciel qui vous tombe sur 
		la tête, ou bien alors d’une renaissance, oui, comme une seconde mise au 
		monde, non… ?… Tu sais que je n’ai jamais connu ma mère, alors je te 
		pose ces questions parce que je ne sais pas, moi… Je ne sais pas ce que 
		ça fait de perdre sa mère, tu comprends ?… Tu peux tout me dire, tu 
		sais. Il n’y a rien que j’aie peur d’entendre. Je veux seulement que tu 
		me dises ce que tu ressens.  
		Didier était complètement dépassé par les 
		évènements, il comprenait à peine de quoi elle lui parlait. Décidément, 
		sa mère avait toujours été trop lucide et trop cérébrale pour lui.  
		– Euh… écoute… je ne suis pas sûr… comment dire… euh… de trouver la 
		bonne réponse… là, tout de suite, je ne suis pas en état de rassembler 
		mes idées tu vois… alors… tu m’excuseras…  
		– Bien… si tu n’as rien d’autre à me dire, je vais te dire ce que ça me 
		fait, à moi, de perdre un fils. Parce que, c’est moi qui pars, mais je 
		te perds aussi. Et moi, je te regarde et je me dis que je ne connaîtrai 
		jamais ta tête de petit vieux ; je ne sais pas quel genre de petit vieux 
		tu seras. Je tiens ta main dans la mienne et je sais que bientôt je ne 
		pourrai plus toucher ta peau, et je ne pourrai plus rien sentir du tout. 
		C’est assez bizarre, finalement, de se sentir partir, d’avoir le temps 
		de comprendre tout ce que l’on va perdre et qui ne sera en rien 
		remplacé… Mais la vérité, tu l’as dite, la vie continue… Pour toi, elle 
		continue, et comme je te sais plus doué pour le bonheur que tu ne le 
		penses, je voudrais que tu te poses la question que je me pose en ce 
		moment… Si tu devais mourir maintenant, qu’est-ce que tu regretterais 
		d’avoir fait ou de n’avoir pas fait ? Pose-toi la question et écoute 
		bien ta réponse, promets-le moi.  
		Didier resta un moment les yeux dans le 
		vide, avant d’embrasser sa mère tendrement en lui promettant de 
		réfléchir à tout ça et de revenir la voir le lendemain. Lorsqu’il ouvrit 
		la porte pour sortir, il trouva Marie, la bonne amie de sa mère depuis 
		tant d’années, qui arrivait pour la voir.  
		Elle embrassa Didier et entra dans la 
		chambre. Elle vint s’asseoir sur le lit, tout près de Suzanne, lui 
		passant la main sur le front comme pour prendre un peu de sa douleur...
		 
		– Je suis si contente de te voir, ma chère Marie. Et toi, au moins, je 
		sais que tu répondras aux questions que je te pose.  
		– Et quelle question voudrais-tu me poser, ma chère ?  
		– Et bien… que penses-tu de la mort ?  
		– Que c’est une belle vacherie ! Elle fit sourire Suzanne.  
		– Tu sais, en fait, c’est surprenant parce que ça n’est pas si dur que 
		ça. On sent qu’on s’éloigne, tout doucement… Oui, c’est ça… En fait, 
		c’est assez doux. Et puis, j’ai l’impression que le moment est venu, 
		alors, pourquoi lutter, pourquoi ne pas se laisser emmener, prendre par 
		la main. Marie, si tu étais à ma place, tu pen…  
		– Ah non, ça non… Tu connais mon point de vue sur la question. Je ne 
		suis pas croyante alors, évidemment, ça change un peu la donne. Je crois 
		qu’on ne va nulle part après la mort. Désolée, ma chère, mais il n’y a 
		personne qui nous attend là-haut ou ailleurs. Mais ça ne m’empêche pas 
		de penser que la mort est une chose assez naturelle, et puis… avons-nous 
		le choix, de toute façon ? La vie, quelle qu’elle soit, est tout de même 
		une sacrée aventure et il y a quelque chose d’exaltant à penser qu’elle 
		a une fin, que l’on est juste ici de passage. Cela devrait nous apporter 
		une certaine humilité mais, pour les hommes, mourir est pourtant 
		révoltant, injuste, parce que la société nous fait croire que nous 
		sommes immortels, surpuissants, maîtres du monde. Alors on a toujours 
		l’impression qu’il s’agit d’un accident, que ça ne devrait pas arriver, 
		comme si nous n’étions pas préparés… Alors que c’est bien la seule chose 
		dont nous puissions être sûrs dès le premier jour, et la seule chose sur 
		laquelle nous puissions compter… Et toi tu penses que tu as fait ton 
		temps sur la Terre, c’est ça ?  
		– Oui… J’ai eu beaucoup de chance de vivre jusqu’à aujourd’hui, même si 
		j’en ai finalement perdu l’envie…Et puis, si je meurs, ce n’est pas dans 
		un terrible accident, dans des souffrances atroces, alors je réalise à 
		quelle point j’ai de la chance.  
		– Tu as surtout une âme merveilleuse, et c’est pour ça que je t’ai 
		toujours tant aimée.  
		Suzanne serra son amie très fort contre 
		elle et embrassa sa main. Marie avait les larmes aux yeux et se pressa 
		de partir pour ne pas troubler son amie. Celle-ci jeta un dernier regard 
		à Marie, puis à Hugo, avant de refermer la porte.  
		Hugo, lui, ne craignait pas la mort. Pas 
		du tout. Et surtout, il n’y pensait jamais, à quoi bon ? Il savait 
		qu’elle viendrait, un jour, et ce jour existait quelque part dans son 
		destin. Rien n’était écrit, tout se créait chaque jour à chaque minute, 
		et ce jour arriverait, inéluctablement, le jour où il arriverait. 
		C’était aussi simple que ça.  
		Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas 
		la cousine de Suzanne arriver. Celle-là, Hugo ne l’avait jamais aimée ; 
		et, en plus, elle sentait mauvais ! Odile avait traversé la chambre d’un 
		pas ferme, et s’était assise sur une chaise, non loin du lit.  
		– Écoute chérie, je suis désolée pour toi, enfin je veux dire… C’est 
		terrible ce qui t’arrive. Mais, tu sais, c’est ta faute, aussi !… Les 
		médecins l’ont bien dit, si tu t’étais un peu battue, tu n’en serais pas 
		là… Et nous non plus, d’ailleurs. Parce que si tu crois que c’est facile 
		pour ceux qui restent, eh bien, tu te trompes. C’est beaucoup plus dur 
		pour nous, crois-moi… De toute façon, tu as toujours été égoïste, je 
		dirais même narcissique, alors finalement, je ne vois pas pourquoi je te 
		préser…  
		– Arrête !… Tu me fatigues, Odile. Je suis épuisée, alors tais-toi, s’il 
		te plaît…  
		– Bon… Eh bien excuse-moi. Je pensais que ça te changerait un peu 
		d’avoir quelqu’un pour discuter, parce que ce n’est pas Hugo qui peut te 
		remonter le moral ou te raconter des histoires… Alors, je pensais que tu 
		serais contente…  
		– Eh bien, non, tu vois. J’aime discuter, échanger des idées, ça oui… 
		Mais pas simplement écouter un monologue. Et je préfère de loin les 
		silences d’Hugo à ton feu d’artifice d’âneries…  
		– Bon… Très bien… De toute façon, je n’avais pas beaucoup de temps 
		aujourd’hui, alors… Je vais y aller. Je repasserai quand je pourrai… De 
		toute façon, tu ne bouges pas ?… Et en plus, elle se croyait drôle, 
		pensa Hugo. Il la regarda partir avec un air mauvais et espéra très fort 
		ne jamais la revoir.  
		Suzanne était très lasse et s’endormit 
		très tôt dans la soirée. Hugo ne quitta la chambre que pour boire un peu 
		et assouvir un besoin naturel. Il regagna ensuite la chambre et la 
		veilla toute la nuit. Il ne voulait pas la laisser plus de quelques 
		minutes de peur qu’elle ne l’appelle et qu’elle le croie parti. Il eut 
		beaucoup de mal à dormir bien que le fauteuil fut très confortable. 
		Parfois il ouvrait les yeux pour regarder Suzanne et s’assurer qu’elle 
		respirait encore.  
		Qu’allait-il devenir sans elle ? Elle 
		était très attentionnée avec lui et il avait tant d’amour pour cette 
		femme si affectueuse. Elle avait une présence bienveillante et elle 
		était si vivante… Elle l’avait adopté dix ans auparavant et s’était 
		toujours très bien occupée de lui. Et lui n’avait vécu que pour elle.
		 
		Au petit matin, Suzanne se réveilla de 
		mauvaise humeur. Elle était surtout extrêmement fatiguée et refusa même 
		d’avaler sa tasse de thé. Hugo était très inquiet. Puis, vers dix 
		heures, on frappa à la porte. Lorsque Hugo vit entrer l’homme qui venait 
		de frapper, il le reconnut immédiatement. C’était lui. C’était l’homme 
		qui avait volé la boîte contenant les économies de Suzanne. Hugo se le 
		rappelait très bien ; ce visage était resté gravé dans sa mémoire.
		 
		Il eut une furieuse envie d’aller lui 
		serrer la gorge. Mais il se ravisa lorsqu’il vit le visage de Suzanne si 
		heureux. Elle tendit la main pour que l’homme la prît dans la sienne. 
		Elle le connaissait donc … et l’aimait… sans doute… Hugo n’avait 
		pourtant jamais vu ce visage avant ce fameux soir, devant le moulin.  
		– Tu es venu, dit Suzanne d’une voix faible.  
		– Bien sûr que je suis venu. Ils restèrent un long moment sans parler. 
		Hugo était désespéré. Cet homme, là, qui tenait cette main si chère, 
		était en quelque sorte l’assassin de Suzanne. Elle avait probablement 
		une grande confiance en lui, elle lui avait sûrement parlé de sa 
		cachette, et il l’avait trahie, anéantie. C’était ignoble. Plus il 
		regardait cet homme et plus il le trouvait immonde, abject, plus il 
		avait la nausée.  
		Suzanne tenait toujours sa main dans la 
		sienne. Elle le regardait parfois, un court instant, puis refermait les 
		yeux. Son visage était maintenant tout à fait apaisé, on eut dit qu’elle 
		dormait. Alors l’homme se leva lentement, sans faire de bruit, 
		lâchement, et se retourna vers la porte de la chambre.  
		Hugo avait décidé qu’il valait mieux ne 
		pas se manifester et laisser Suzanne se reposer paisiblement. Était-il 
		utile qu’elle sache, maintenant ? Alors il le laissa partir, la mort 
		dans l’âme…  
		Suzanne resta assoupie tout l’après-midi. 
		Hugo la trouva soudain très pâle. Il se rapprocha d’elle, lentement. 
		Arrivé à hauteur du lit, il lui lécha la main. Mais, sous sa langue, la 
		chair était froide. Elle était morte. Alors, il poussa quelques 
		gémissements puis sortit de la maison. Il descendit les marches, alla se 
		poster au milieu de la cour et s’assit sur son arrière-train. Il gémit 
		encore, puis hurla à la mort jusqu’à la tombée de la nuit. 
      Texte de Rachel Bisseuil, Toulouse 
		(31), 2006  
        
          
            
              
                
                 
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                Histoire sans préjugé
				
				 Il n’avait jamais dit à personne 
				ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin où il allait 
				désormais après chaque entraînement du mercredi soir. Toujours 
				le même rituel. Bruno quittait ses copains de l’équipe des moins 
				de15 ans, même si tous étaient dans l’année de leurs 16 ans. Du 
				vestiaire du F.C.L., il filait avec son VTT jusqu’au moulin de 
				Cadorce, grimpait le raidillon avec une force et une rapidité 
				qui l’impressionnaient. C’était son endroit à lui. Sur terre, il 
				ne pouvait exister de lieu aussi magique. De là, il voyait le 
				soleil se coucher sur la mer, tout en s’enivrant des parfums du 
				maquis. C’était là sa Corse, en plein mois de juin, son ivresse. 
				Ces sensations, à n’en pas douter, définissaient la fameuse 
				corsitude dont il entendait parler depuis qu’il était petit.
				 
				Curieusement, personne ne venait 
				jamais là. A peine arrivé, Bruno éteignait son téléphone, ne 
				jetait même pas un coup d’œil à son MP3, pas besoin de musique. 
				Juste le silence pour percevoir au plus loin les bruits les plus 
				discrets et regarder tout là-haut les traînées laissées par les 
				avions. Cette petite bâtisse, qui autrefois avait servi à 
				fabriquer l’huile avec les olives des douze hameaux du village, 
				était vide, du moins le supposait-il, car jamais il n’avait 
				essayé de forcer la porte. D’abord, ça ne se fait pas, et 
				ensuite quel intérêt ? Le moulin appartenait aux Franceschi, le 
				terrain aux Albertini et les oliviers aux Dominici. C’est comme 
				ça en Corse. Dans tous les villages, on a distribué l’héritage à 
				chaque membre de la famille. On est aux confins de l’infiniment 
				divisible. On est dans l’indivision et chacun doit savoir sur 
				les terres duquel de ses voisins il joue aux boules ou gare sa 
				voiture. On demande même la permission. L’été dernier, Bruno et 
				ses copains allaient tous les soirs à la crique pour plonger. Un 
				soir, Jean Mattei est passé, et sans s’énerver, a rappelé : « Ca 
				va les jeunes, vous savez que pour passer de la route à la 
				crique, vous passez sur mes vignes ? Amusez-vous bien. ». Aucun 
				des adolescents n’avait discuté, tous avaient souri poliment et 
				salué Jean. Bruno s’était d’ailleurs demandé si la prof 
				d’Histoire-Géo leur avait dit la vérité avec son histoire de 
				"loi littoral" en France. Non, en Corse, le littoral n’était pas 
				à tout le monde, la preuve. En plus, elle venait du continent, 
				alors comment la croire ? Et comment lui dire qu’en Corse, on a 
				des lois qui nous viennent de nos ancêtres.  
				Ce soir-là, Bruno mit vite un 
				terme à ses divagations. Il avait été précédé au moulin et avait 
				dû ralentir le rythme. Il apercevait, à la place qu’il 
				convoitait, un couple. Une jeune fille blonde avec son amoureux. 
				Curieux, Bruno s’approcha doucement et resta aussitôt figé, 
				complètement statufié, le souffle brisé. Sa sœur ! La blonde, 
				c’était sa sœur Elsa. Elle était là avec… Malik. Il ne dit 
				surtout rien et fit demi-tour le plus discrètement possible. En 
				toute hâte, il fila à la plage. Il n’existait plus ni soleil, ni 
				jour, ni date, plus rien. Bruno flottait hors du temps en 
				pédalant, tout juste happé par les voix de ses copains qui 
				jouaient encore.  
				Il jeta le vélo sur la plage et 
				se mit à l’eau sans aucune émotion, sans pouvoir penser. Il 
				nagea assez longtemps, de manière mécanique. Il suivait son 
				corps. Complètement seul, muré dans ce secret. Il nagea encore. 
				Combien de temps ? Aucune idée. Il se réveilla sur la plage, 
				sans comprendre comment il était arrivé là. Doucement, la nuit 
				s’installait. Les copains étaient partis. Entre eux, ils ne se 
				posaient jamais de questions. Ils se connaissaient depuis 
				toujours. Si l'un d’entre eux n’avait pas envie de parler, on ne 
				l’ennuyait pas avec des questions. On le laissait tranquille. 
				Tous étaient nés sur l’île, avaient des parents corses. Enfin, 
				le père était corse. Le nom était corse, c’était le signe de la 
				vraie appartenance. Tous avaient des histoires d’ancêtres plein 
				la tête et connaissaient presque leur arbre généalogique par 
				cœur. Les tombeaux des familles étaient entretenus 
				régulièrement, repeints si nécessaires, toujours fleuris. Bruno 
				se souvient de ces soirées d'été. Tous les garçons et les filles 
				du village - ils devaient avoir 6 ou 7 ans -, se réunissaient 
				assis sur les marches du tombeau de famille. Il leur arrivait 
				d’avoir peur, d’un coup, comme ça, pour un bruit, et de rentrer 
				chez eux à toute allure. A force de faire vivre les morts avec 
				les vivants, on ne savait plus où on en était. Et puis, chaque 
				année, il assistait à un enterrement, une occasion de plus de 
				faire revivre le passé, l’histoire de la famille, d’ouvrir le 
				tombeau. Un jour, Bruno avait écrit dans une rédaction quelque 
				chose comme «à peine on réalise d’où on vient qu’on sait déjà où 
				on sera enterré ». La prof lui avait demandé si tout allait bien 
				et s’il n’avait pas de problème particulier à la maison. Rien de 
				tout cela. Et pourtant, on se mariait entre Corses, non, pas 
				entre cousins, entre Corses. La tête de Maure était gravée à 
				l’intérieur de soi, symbole de fierté, avec Pasquale Paoli. Les 
				figatelli au menu du repas de Noël, l’agneau à Pâques, les 
				canelloni au Brucciu quand les cousins arrivaient et la Coppa 
				tous les jours. La seule équipe intéressante du championnat de 
				L1 était le SC Bastia. Une vraie fête d’aller la voir jouer et 
				de voir tous ces drapeaux. Partout, les couleurs du club étaient 
				déployées: bleu, blanc et noir. Toute la famille suivait les 
				résultats. La famille. Le lieu le plus sûr, le plus important, 
				restait la famille, avec ses rites, ses solidarités et ses 
				propriétés. Il fallait être Corse pour le comprendre. Bruno 
				l’avait compris et son frère, Ange-Pierre, de 2 ans son aîné, 
				était intransigeant sur le sujet. Quant à Elsa, comment 
				avait-elle pu leur faire ça ?  
				Elsa, 14 ans, la sœur, était la 
				seule blonde de la famille. Longiligne, comme tout en elle était 
				long. Longs cheveux, longs bras menus, longues jambes et surtout 
				longs pieds fins. Parfois ses frères l’interrogeaient sur 
				l’avenir de ces longs pieds. Pointure 39 à 14 ans, n’était-ce 
				pas beaucoup, pour une fille ? Elsa secouait la tête en souriant 
				devant la bêtise de ses frères. Déterminée, voilà ce qui la 
				caractérisait le mieux. Une détermination tenace, autant pour 
				parvenir à ses objectifs, si elle avait décidé d’être la 
				meilleure, par exemple, à un concours d’équitation ou en maths 
				ou au contraire, si elle était décidée à ne rien entendre.
				 
				Voilà. Tout allait bien. Comment 
				allait-on faire avec cette histoire, avec ce qu’il avait vu au 
				moulin ? Bruno se dit qu’il avait peut-être rêvé ou plutôt fait 
				un cauchemar. Au village, on était entre soi. L’été, les Pinsuti 
				arrivaient, ceux-là se prétendaient Corses. Pour les accueillir, 
				on avait laissé les inscriptions sur les flancs du col de San 
				Anton « IFF », « i Francesci Fora », ce qui signifie « les 
				Français dehors ». Qui avait écrit cette injonction et quand ? 
				On ne savait pas. Et depuis deux ou trois ans, sur les dernières 
				ruines du village, on avait inscrit « arabaccia fora ». Facile à 
				comprendre. Des arabes, au village, il n’y en avait pas. A part 
				les ouvriers de l’entreprise de Ventera. Tous ces hommes étaient 
				discrets, d’ailleurs, ils ne parlaient à personne. A se demander 
				s’ils discutaient entre eux. On les rencontrait allant ou 
				revenant du supermarché, toujours un à la fois. Toujours seuls. 
				Personne ne posait de questions à leur sujet. Ils semblaient 
				dans leur monde. On ne les voyait ni à la pharmacie, ni chez le 
				médecin, ni chez le coiffeur. Et pourtant, il devait bien leur 
				arriver d’être malades ou de se blesser au travail.  
				Malik avait 15 ans. Elève très 
				brillant, il recevait les félicitations chaque trimestre depuis 
				son entrée et en 6ème, avait un an d’avance pour avoir sauté le 
				CE1, et était sur le point d’entrer, tout comme Bruno, en 1ère S 
				au lycée de Bastia. Son père était le contremaître de 
				l’entreprise Ventera. Respecté et apprécié par tout le village, 
				Ali, le père, que tout le monde appelait par son prénom, 
				connaissait toutes les maisons où il avait travaillé depuis le 
				début des années 1980. Il arrivait toujours souriant pour 
				constater un problème, une malfaçon, et donnait les réponses les 
				plus adaptées. Le frère de Malik avait ouvert la voie à l’école 
				par une réussite impressionnante, et suivait désormais une 
				classe prépa scientifique à Marseille. L’été, les deux garçons 
				travaillaient avec leur père sur les chantiers. On les voyait 
				très rarement sur la plage, jamais au bal ou dans des soirées. 
				La mère et les filles étaient très discrètes aussi, pas de 
				foulard sur la tête, rien de démonstratif. Juste de la réserve.
				 
				Bruno et Malik étaient des 
				copains depuis la maternelle. Entre eux, il existait une vraie 
				complicité. Malik aurait été un vrai cousin s’il avait été juste 
				un peu corse. Dans la cour de l’école primaire, ils jouaient 
				toujours au foot dans la même équipe. Ils en avaient fait des 
				matchs ensemble et presque chaque soir, à son retour de l’école 
				primaire, Bruno racontait les exploits du duo Bruno-Malik, 
				autrement dit David Trézéguet-Thierry Henry. Mais ce soir, cette 
				solitude qui enveloppait Bruno devenait insupportable. Que faire 
				? Parler ? Cela, il ne pouvait pas. Et à qui ? A sa mère, qui 
				aurait répondu : - Je ne vois qu’un problème, ta sœur est bien 
				trop jeune pour sortir avec un garçon. Forcément, sa mère, avec 
				ses origines italiennes... En plus, elle disait être de gauche. 
				Ce qui voulait dire qu’il n’existait pas de problème de racisme 
				ou autre. S’il en avait parlé à son père, celui-ci, après un 
				très long silence, aurait dit : - Tu es sûr ? Tu as pu te 
				tromper. Enfin, il aurait pu dire ça. Ou ne rien dire… Son 
				frère, Ange-Pierre, aurait pu, dans un moment volcanique, tel un 
				héros nationaliste, déclarer : - Laisse-moi ça, je vais m’en 
				occuper. Je vais aller le trouver, ce Malik, et lui expliquer. 
				Ou, si c’était dans un moment calme, serait resté sans voix.
				 
				Bruno éliminait l’idée d’en 
				parler aux copains, à sa copine Marie, n’effleurait même pas 
				d’envisager que sa grand-mère put entendre ces propos. Mais que 
				craignait-il au juste ? Honneur, famille, respect, héritage. 
				Quel était le vrai problème ? Et l’amitié ? Il cherchait 
				vainement le mot amitié. « Les amis ». Si, les amis, son voisin 
				Charles en parle souvent, des amis. "« Vous êtes des amis » 
				a-t-il déclaré l’été dernier à ses locataires sur le départ. Et 
				l’amour ? On n’en parlait pas. « Par pudeur » disait-on. 
				L’Amour… par pudeur. Au fond, Malik et Elsa sortaient ensemble 
				discrètement. Ils ne s’affichaient pas sur la plage comme on 
				faisait tous. On ne les voyait pas en soirée. Peut-être 
				d’ailleurs était-ce leur premier rendez-vous ? Et où était le 
				problème ? Ils se regardaient tendrement comme le font tous les 
				amoureux. En plus, dans le plus bel endroit du monde. Au moulin. 
				Que leur reprocher ? Bruno aurait aimé en parler à une seule 
				personne, son cousin Philippe. Or, celui-ci, né à Marseille, 
				rêvant depuis toujours de jouer au rugby chez les pros, était à 
				l’UFRAPS de Toulouse en pleins partiels. Sûr que Philippe 
				l’aurait écouté. Jusqu’au bout. Et la réponse de Philippe, né de 
				mère corse et de père kabyle, Bruno la connaissait ou la 
				soupçonnait : - Et alors, tu te mets dans cet état pour ça ? 
				Faut sortir de l’île, mon garçon. Faut aller voir un peu 
				ailleurs. Il est grand temps.  
				Non, Bruno ne pouvait rien dire, 
				rien montrer. Le réveil indiquait 4 heures. Que s’était-il passé 
				depuis le moulin, puis la plage ? Que faisait-il tout habillé 
				sur son lit ? Il ne restait plus que deux heures avant de se 
				lever. Demain, jeudi 6 juin, jour du conseil de classe, il 
				faudrait être en forme. Qu’allait-il dire à Malik, tout à 
				l’heure, dans le car ? Et à Elsa ?  
				Il s’endormit sur ces 
				interrogations, épuisé par tant de questions. A 6 h 30, il 
				allait juste partir vers l’arrêt du car, quand il vit sa 
				sœurette Elsa ouvrir ses volets, cheveux en bataille, lui faire 
				un petit signe agitant ses longs doigts tout fins. Bruno lui 
				rendit un sourire, sans doute un joli, le seul qu’il avait. Il 
				était pressé de voir le car arriver et de retrouver son copain 
				Malik.  
				- Alors, Malik, ça va ? Dire que demain on est en vacances.  
				- Oui, ça va. Demain les chantiers à 6 heures. Eh ! Bruno, t’es 
				déjà allé au moulin ?  
				- Au Moulin Dominici ?  
				- Non, Bruno, au moulin Franceschi, c’est le terrain qui est au 
				Dominici.  
				- Malik, j’t'adore, t’es un vrai cousin. 
                Texte de Véronique 
				Stacchetti, 
                Lyon (69), 2006 
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                Agent de recyclage 
				
				 Il n’avait jamais dit à personne 
				ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin à café de la mère Scouarnec. C’était un vieux moulin Peugeot au couvercle 
				métallique bleu pétrole. Elle continuait à l’utiliser de temps à 
				autre pour moudre son café personnel et aussi celui de quelques 
				clients d’un autre temps, le café moulu ayant fait son 
				apparition depuis belle lurette. Et là, subitement, devant cet 
				ustensile, lui apparaissait la clé du mystère, le chaînon 
				manquant, la source à la fois lumineuse et secrète. Mais 
				l’histoire avait commencé deux ans plus tôt.  
				Simon, en client fidèle, avait 
				bien remarqué ce moulin à café anachronique mais le plus 
				bizarre, dans l’épicerie-mercerie-café de la mère Scouarnec, 
				c’était quand même les miroirs. Elle en avait disposé un peu 
				partout, peut-être pour donner une impression d’espace ou bien 
				un brin de modernité à son boui-boui. Sur le bar, entre la 
				cagette de pommes de terre et celle des endives, au milieu des 
				rangées de conserves ou sur la porte des toilettes, des miroirs 
				astiqués au moins une fois par semaine, bien calés sur leur 
				socle, donnaient à ce lieu une allure de caverne byzantine. 
				Parmi tous ces miroirs, Simon appréciait celui posé derrière le 
				bar, au dessus de la rangée de bouteilles de jus de fruits et 
				d’apéritifs. Lorsque l’on se tenait à l’autre extrémité du 
				comptoir, on pouvait y voir le reflet d’un bout de la cuisine 
				puis, au-delà, les accès en enfilade aux autres pièces de la 
				maison. Dans la cuisine, il devinait à gauche du couloir, sur un 
				étagère, le moulin à café au milieu des poupées en crochet, puis 
				un grand placard toujours fermé, en formica brun veiné de beige, 
				coordonné avec la table. Ce « cône d’exploration » par miroir 
				interposé représentait la seule zone visible de l’univers privé 
				de la Scouarnec, comme les anciens l’appelaient. Personne à 
				Chanteloup, à part peut-être le médecin, n’avait jamais pénétré 
				dans l’antre secrète de la mère Scouarnec. Elle avait bien 
				sympathisé avec deux bigotes mais une fois la lourde grille 
				métallique baissée, les commères restaient dans le bar sans 
				jamais entrer dans la zone interdite.  
				Aux commandes de cet univers, une 
				femme seule, certes urbaine mais demeurant étrangère à 
				l’animation réduite du village. Outre les deux 
				“collecte-ragots”, ses liens connus avec le monde extérieur se 
				limitaient à ses clients, à ses sorties en ville toujours seule 
				et à la visite hebdomadaire de son fils unique Thomas, vingt 
				sept ans, comme Simon. Ancien camarade de classe jusqu’au bac, 
				pas vraiment ami de Simon, il avait quitté ensuite la région et 
				vivait désormais en banlieue parisienne où il occupait un poste 
				de responsable d’équipe pour une société de recyclage. Le 
				samedi, il débarquait en paradant avec son 4x4, sa grosse 
				mallette en cuir, sûr de son ascension et de sa puissance 
				sociale. Ces rendez-vous mère-fils étaient devenus quasi 
				systématiques depuis que le père Scouarnec s’était évaporé, cinq 
				ans plus tôt. On n’avait jamais revu le vieux au village. Par 
				peur de blesser, ou en conformité avec l’appellation contrôlée 
				“histoire ancienne et secret de famille”, personne n’avait osé 
				demander à la mère Scouarnec si elle avait des nouvelles de son 
				ex-mari. Après la disparition, la vie à l’épicerie était devenue 
				difficile. Thomas avait aidé sa mère, et puis on avait oublié. 
				Finalement, tous les villageois respectaient cette femme seule, 
				née à Chanteloup et destinée à y mourir.  
				Cependant, Simon avait remarqué 
				quelques bizarreries dans le comportement de la mère Scouarnec. 
				Simon était doublement curieux. Jeune développeur de logiciels 
				pour une société d’édition de jeux informatiques, Simon 
				travaillait chez lui la nuit. Il livrait par internet ses 
				logiciels, ce qui lui laissait pas mal de temps durant la 
				journée pour s’adonner à son autre passion, l’observation de ses 
				contemporains. La vie du village était un jeu réel dont personne 
				ne connaissait le code. Le défi pour Simon : codifier les 
				relations, les échanges… la complexité de ce microcosme. La 
				solution : une observation scientifique, rigoureuse, méthodique. 
				Il avait entrepris d’analyser le comportement de ses concitoyens 
				non pas suivant des critères sociologiques classiques, mais 
				suivant le temps passé ou la fréquence des passages dans les 
				diverses zones du village. Il avait ainsi photographié le plan 
				de Chanteloup sur la place du marché, l’avait scanné, puis 
				quadrillé en carrés - les zones - de cent mètres de coté. Pour 
				compléter son outil de travail, il avait constitué discrètement, 
				à l’aide de son téléphone portable muni d’un appareil photo, une 
				base de données des véhicules et un trombinoscope des 758 
				habitants de Chanteloup. Quand la météo le lui permettait, il se 
				postait successivement sur trois à quatre zones avec son 
				ordinateur portable. Il notait consciencieusement les 
				références, les heures précises de chaque entrée et sortie de 
				zone. Il avait calculé qu’en deux ans, ses statistiques seraient 
				suffisantes pour dégager des habitudes de vie spatio-temporelles 
				des habitants. Il pourrait alors certainement confirmer des 
				affinités entre particuliers ou peut-être découvrir des liaisons 
				secrètes, définir des classifications suivant la mobilité et 
				l’âge. Il ne savait pas trop où cela pourrait le mener, si une 
				telle étude pouvait être conduite à l’échelle d’une grande 
				ville, d’un département ou d’un pays mais il trouvait cette 
				approche originale et passionnante.  
				Après plus d’un an de collecte, 
				la mère Scouarnec se distinguait déjà dans sa base de données. 
				C’était le point aberrant qui vous met une théorie en l’air. 
				Bien sûr, elle était LA commerçante et se trouvait dans une 
				situation originale par rapport aux autres habitants qui 
				convergeaient vers son épicerie. Ce seul motif ne suffisait pas 
				à expliquer pour Simon certaines évidences singulières des 
				statistiques du numéro 340 (le numéro de la mère Scouarnec dans 
				la base). Hormis, ses sorties de village et donc du périmètre 
				d’analyse, le 340 était hyper-ultra-terriblement régulier. La 
				régularité, les habitudes dans un village, ça n’a rien 
				d’extraordinaire, mais pour la mère Scouarnec, on atteignait la 
				perfection : sorties et entrées de zones bien définies à des 
				heures et jours identiques, une fréquence stable digne d’une 
				horloge atomique. L’autre aberration concernait sa sortie du 
				samedi soir pour aller à l’église. Son itinéraire comportait un 
				détour apparemment sans raison. Elle n’effectuait pas de 
				livraison à ses clients et elle se rendait toujours seule à la 
				messe. Alors Simon avait décidé de s’intéresser de plus près à 
				ce numéro 340. L’observation sociale se transforma peu à peu en 
				espionnage.  
				Tout d’abord, il fallait 
				éclaircir ce mystère du parcours entre la maison et l’église. 
				Simon avait noté l’empressement de la mère Scouarnec à pousser 
				ses clients dehors le samedi soir dès dix-neuf heures, ce qui 
				n’était pas dans ses habitudes les autres jours. Elle était 
				assidue à la messe de vingt et une heures, mais elle n’avait 
				certainement pas besoin de deux heures pour avaler une soupe et 
				s’attacher un fichu sur la tête. Le samedi, elle semblait 
				soucieuse, angoissée et pressée de baisser la grille. A travers 
				cette grille, on ne voyait bientôt plus, été comme hiver, aucun 
				signe de vie, juste une faible lueur provenant de la cuisine, 
				toute activité désormais confinée dans son univers à elle. Puis, 
				vingt minutes avant que la cloche de l’église sonne, elle 
				relevait et abaissait la grille puis quittait son domicile. 
				Bizarrement, au lieu de tourner à gauche et de rejoindre 
				directement l’église, elle traversait la rue puis, en face, la 
				place du marché. Une fois de l’autre côté, elle remontait à 
				gauche la rue Foch, puis encore à gauche, avant de pénétrer dans 
				l’église par la porte donnant discrètement sur le transept. Une 
				fois la messe terminée, elle revenait chez elle par le chemin 
				direct.  
				Simon n’avait pu résister à la 
				suivre à distance puis, les samedis suivants, à se poster dans 
				divers recoins le long du parcours. La troisième semaine fut la 
				bonne. Il avait remarqué que, sur la place du marché, elle 
				longeait la camionnette du vietnamien, le vendeur de nems, 
				raviolis et autres délices extrême-orientales. Posté derrière 
				les containers de récupération, Simon la vit arriver, passer, 
				puis entendit nettement un coup sec métallique porté contre la 
				tôle du fourgon. Elle continua son chemin sans jamais ralentir. 
				Le samedi suivant, la scène se reproduisit. Le samedi d’après, 
				il y eut une légère variante : elle porta deux coups au lieu 
				d’un sur la camionnette. Puis à nouveau le samedi suivant, ce 
				fut un seul coup frappé sur le véhicule du marchand.  
				Alors pourquoi ce geste ? Une 
				basse vengeance entre commerçants ? Non, cet asiatique garait sa 
				camionnette le samedi, y dormait sans réagir aux coups sur la 
				tôle, vendait ses produits le dimanche matin, puis repartait. 
				Xénophobie ? Cela ne ressemblait pas au personnage.  
				Le scénario était hermétique. 
				Simon eut alors une idée de génie. Pour comprendre ce scénario, 
				il fallait le perturber, le déstabiliser, le rendre vulnérable 
				sans le modifier. Aussi, après avoir passé tout l’après-midi à 
				observer le café, le départ du fils dans son tracteur des 
				villes, à noter les clients fidèles venus consommer leur 
				demi-douzaine de demis ou de blancs limés, à enregistrer l’heure 
				d’arrivée du vietnamien sur la place du marché, il vint au 
				comptoir se désaltérer avec excès à la fermeture. Il revint 
				encore vingt minutes plus tard et, sous l’apparence de 
				l’ébriété, il secoua énergiquement la grille, naturellement 
				fermée à cette heure. La mère Souarnec apparut, manifestement 
				troublée. Il avait perdu ses clés. Elle alluma, chercha sur le 
				comptoir, par terre, ne trouva rien. Simon agitait toujours 
				bruyamment la grille. Face au vacarme et à l’heure qui tournait, 
				elle leva la grille et lui proposa de venir constater l’absence 
				de clés. Ce fut là son erreur. Arrivé au bout du comptoir, Simon 
				fit semblant de chercher pendant quelques secondes. Il se 
				releva, et allait quitter les lieux bredouille quand il jeta 
				instinctivement un coup d'œil au moulin à café de la cuisine. En 
				une seconde, il enregistra tout. Pour la première fois, la porte 
				du placard en formica brun veiné de beige était grand ouverte. 
				Devant, sur la table, était posée une machine qu’il prit pour 
				une caméra. Elle le visait via le miroir posé au dessus de la 
				rangée de bouteilles.  
				Une fois dehors, après s’être 
				excusé de cette bruyante intrusion, il se précipita dans son 
				appartement, en oubliant d’aller observer le rituel du coup sur 
				la camionnette. Il se connecta à internet et chercha toutes les 
				informations sur ce type de caméra. Zéro. Rien qui puisse lui 
				servir à expliquer pourquoi la mère Scouarnec possédait et 
				utilisait une caméra, une fois son magasin fermé. Ce fut une 
				nuit blanche d’interrogations et de fausses pistes. Dans ses 
				délires nocturnes, la caméra devint le centre d’un système 
				d’alarme complexe reliant l’épicerie à l’église. La camionnette 
				du vietnamien était une fourgonnette de surveillance d’où 
				surgissait un commando vietcong dès la moindre intrusion 
				détectée.  
				Simon se réveilla en sursaut au 
				moment où le commando défonçait la porte de l’église qui voyait 
				la mère Scouarnec convoler avec le vendeur vietnamien. Il était 
				déjà onze heures. Le ciel était bas et la bruine avait chassé 
				les badauds du marché. La nuit avait été stérile et Simon se 
				disait lui aussi que les dimanches ne servent à rien. Pour se 
				redonner un semblant de dynamisme, il décida de se raser. Et là, 
				soudain il comprit. Dans la glace de la salle de bains, il vit 
				son manteau jeté par terre dans le couloir. Il était impossible 
				de voir directement le couloir à partir de la salle de bains. Le 
				miroir du lavabo, puis celui de l’armoire entrouverte, 
				constituaient la solution. Il réalisa que la caméra de la mère 
				Souarnec ne filmait pas le bar et les clients, mais au-delà, par 
				les miroirs savamment disposés. C’était dimanche, jour de 
				fermeture. Il ne pouvait vérifier son hypothèse sur le terrain. 
				Alors il détacha une feuille d’un carnet à spirales, s’aida des 
				petits carreaux pour tracer les limites du café, du bar, 
				l’emplacement de la caméra dans la cuisine puis dessina de 
				mémoire les divers miroirs du magasin. Ca collait. La caméra 
				filmait la rue, l’espace en face du magasin au travers de la 
				porte vitrée et de la grille. Et dans cet espace, exactement en 
				face de la porte, se trouvait la camionnette du vietnamien.
				 
				Mais pourquoi filmer le véhicule 
				totalement immobile, opaque avec ses vitres teintées, fermé 
				pendant la messe et peut–être toute la nuit ? Quel lien avec le 
				coup donné sur la tôle ? Stimulé par sa découverte, il décida de 
				se replonger dans sa base de données. Il reprit toutes les zones 
				se situant dans le champ de la caméra, analysa les entrées et 
				les sorties, les tritura mais n’aboutit à rien, aucune tendance, 
				aucune logique. Puis il se souvint qu’il avait oublié de saisir 
				dans la base les séries de coups observés les dernières 
				semaines. Et il relança les calculs. La réponse fut immédiate, 
				claire, évidente. La seule fois où la mère Scouarnec avait porté 
				deux coups sur le véhicule correspondait au seul cas où son fils 
				Thomas n’était pas dans les statistiques du jour car il n’était 
				pas venu à Chanteloup. La camionnette, les coups, la caméra et 
				maintenant le fils ; le puzzle prenait forme, mais chaque pièce 
				compliquait le tableau.  
				Simon n’avait pas une haute 
				estime de Thomas, cependant il le croyait assez « intelligent » 
				et intrigant pour orchestrer une escroquerie. Simon ignorait en 
				quoi elle consistait, mais il avait bien noté que son train de 
				vie était loin de correspondre à sa fonction. Il en était de 
				même pour la mère Scouarnec qui, malgré le peu de clients - 
				quelques cadres rurbains surpris par un réfrigérateur vide au 
				retour du travail ou des assoiffés limités par leur RMI - menait 
				une vie assez aisée depuis cinq ans. Elle portait des vêtements 
				de bonne coupe peu en rapport avec le chiffre d’affaires supposé 
				de son commerce. On ne lui connaissait pas d’héritage, elle 
				n’avait jamais gagné à la loterie. D’aucuns disaient que son 
				fils continuait à la supporter financièrement mais sans jamais 
				en apporter la preuve.  
				Simon continua son travail 
				d’observation mais, à partir de la mi-novembre, on ne revit plus 
				Thomas à Chanteloup. La mère Scouarnec semblait tristement 
				détendue, un état que l’on n'atteint guère qu’après une double 
				dose de Prozac. Les deux semaines suivantes, ses détours vers 
				l’église donnèrent lieu aux deux coups contre la camionnette, 
				puis il n’y eut plus de détours, plus de camionnette. Chanteloup 
				s’enfonçait dans l’hiver. Le puzzle restait dispersé. 
				 
				Simon eut la réponse à l’énigme 
				un matin. Après une nuit de travail, le nez dans son bol de 
				muesli aux douze céréales vitaminogènes, il crut rêver tout 
				d’abord en voyant le portrait de Thomas dans le coin de l’écran 
				du poste TV. Il se leva, augmenta le son : « Un vaste réseau 
				d’espionnage industriel vient d’être mis à jour. Un jeune cadre 
				d’une entreprise de recyclage de papier, Thomas Scouarnec, 
				coopérait avec les services d’espionnage chinois. A partir de 
				quelques entreprises bien choisies, un tri plus que sélectif 
				permettait au jeune espion de détourner divers documents 
				techniques ou financiers, destinés à ses clients chinois. La 
				brigade financière a trouvé de nombreux virements sur le compte 
				de Thomas Scouarnec, ce qui semblerait correspondre au rythme 
				des livraisons d’information. Malgré de nombreuses filatures, la 
				police n’a pu prendre le délinquant en flagrant délit d’échange 
				avec ses clients Cependant, la perquisition à son domicile a 
				permis de saisir un scanner associé à un système optique 
				sophistiqué d’émission infrarouge capable de transmettre des 
				données à plus de 300 mètres sans aucun contact entre les 
				complices. » La dernière image montrait le scanner-émetteur que 
				Simon avait pris pour une caméra. Après avoir confondu l’espion 
				chinois avec un épicier vietnamien !  
				Non, Simon n’avait jamais parlé 
				de ce qu’il avait vu ce soir-là devant le moulin à café de la 
				mère Scouarnec. Il n’en parlerait jamais. La vieille avait subi 
				la pression étouffante de son fils pendant toutes ces années. 
				Elle souffrirait longtemps de son absence.  
				Texte de Bruno Guyon, Gémil (31), 
				2006  | 
             
            
              
                
                 
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