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"Il n'avait jamais dit à personne ce qu'il avait vu ce soir-là,
devant le moulin...".
Dernières visites
Il n’avait jamais dit à personne ce
qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin. Mais était-ce sa faute
s’il ne pouvait pas parler ? Et pourtant, il avait vu cet homme gratter
la terre au coin du petit muret, juste devant le moulin. Mais l’homme,
lui, ne savait pas qu’il était observé.
Hugo s’était caché dans l’ombre du
bosquet et il n’avait plus bougé. L’homme était accroupi et donnait des
coups de pioche avec une force mesurée, de manière à ce qu'ils soient
efficaces sans être trop bruyants. Il avait facilement réussi à déterrer
la boîte en fer, s’était emparé d’elle, puis avait quitté les lieux avec
la discrétion d’un vrai professionnel. Hugo l’avait vu dérober ce
trésor, cette cassette renfermant l’argent dont Suzanne avait hérité
quelques années auparavant et qu’elle n’avait pas voulu mettre à la
banque parce que « les banquiers sont tous des voleurs » disait-elle.
Suzanne n’avait réalisé la disparition de son bien que quelques mois
après la nuit du délit, le jour où elle était venue chercher une partie
de son argent dont elle avait besoin pour s’offrir un beau voyage. Elle
avait 78 ans et comme elle se sentait de plus en plus fatiguée, elle
refusait d’attendre son quatre-vingtième anniversaire pour s'offrir ce
plaisir.
Lorsqu’elle avait compris qu’il ne lui
serait plus possible de faire ce voyage, Suzanne n’avait plus été la
même. Hugo avait assisté, impuissant, à cette lente métamorphose. Elle
avait été, jusque-là, une jolie petite dame enjouée, très vive et
bienveillante. Et puis, elle s’était soudain sentie très seule, trahie,
spoliée et cet événement avait fait renaître en elle des souvenirs
oubliés, des moments difficiles de son existence qui étaient en sommeil
depuis fort longtemps. Suzanne avait perdu le goût de vivre. Alors elle
se laissait aller, tout doucement, se laissait glisser vers la fin… «
the end »… et personne n’y pouvait rien. Même Hugo, qu’elle aimait tant,
ne lui apportait plus de joie, de réconfort. En quelques mois, elle
avait pris des années, s’était courbée sous le poids de l’existence et,
fatiguée, ne voulait même plus se lever de son lit. Son médecin, très
inquiet, ne cachait plus son pessimisme à ses proches et craignait
qu’elle ne tire sa révérence sans prévenir. À son chevet se succédèrent
alors tous ceux qui lui étaient plus ou moins chers ou, en tout cas, qui
pensaient représenter quelque chose pour elle…
Hugo resta près d’elle, dans sa chambre,
et assista à toutes les visites, et entendit toutes les conversations.
Il la trouva soudain plutôt alerte pour quelqu’un qui devait bientôt les
quitter, mais il savait que converser était une activité que Suzanne
aimait par-dessus tout et que cela pouvait « lui donner des ailes ».
L’un des premiers à venir fut son fils,
Didier. Il s’assit près d’elle et, mal à l’aise, lui sourit, les traits
un peu tirés. Elle lui prit la main et, un petit sourire au bord des
lèvres, lui dit doucement :
– Alors mon fils, qu’est-ce que ça te fait de voir ta mère mourir ? Son
grand dadais de fils, déconcerté, mis un certain temps à faire sortir un
son de sa bouche.
– Mais enfin maman… Qu’est-ce qui te prend de poser une question
pareille ?
– Il me prend que je souhaiterais savoir ce que ça te fait,
ajouta-t-elle, le souffle court. A moins que tu ne trouves plus
judicieux que je te demande l’heure…
Hugo faisait semblant de ne pas écouter,
mais il n’en perdait pas une miette. « Bien envoyé » se disait-il… Il
avait toujours trouvé ce grand fils un peu bêta, et il était curieux
d’entendre ce qu’il allait bien pouvoir répondre à cette question.
– Mais maman… ça me… comment dire… ça me fait de la peine… enfin je veux
dire… ça me rend triste, carrément…
– Oui, bien sûr mais… qu’est-ce que tu vas faire après ma mort ?
– Et bien, je vais continuer à vivre, il faudra bien…
– Oui mais je veux dire… Est-ce tu te sentiras soulagé ? Je ne sais pas
moi… qu’est-ce que l’on ressent quand sa mère meurt ? On est libéré de
quelque chose, on se sent triste mais léger ?… Ou est-ce qu’au
contraire, on se sent comme amputé d’un bras, d’une jambe… Est-ce qu’on
a l’impression d’une espèce de trou noir, d'un ciel qui vous tombe sur
la tête, ou bien alors d’une renaissance, oui, comme une seconde mise au
monde, non… ?… Tu sais que je n’ai jamais connu ma mère, alors je te
pose ces questions parce que je ne sais pas, moi… Je ne sais pas ce que
ça fait de perdre sa mère, tu comprends ?… Tu peux tout me dire, tu
sais. Il n’y a rien que j’aie peur d’entendre. Je veux seulement que tu
me dises ce que tu ressens.
Didier était complètement dépassé par les
évènements, il comprenait à peine de quoi elle lui parlait. Décidément,
sa mère avait toujours été trop lucide et trop cérébrale pour lui.
– Euh… écoute… je ne suis pas sûr… comment dire… euh… de trouver la
bonne réponse… là, tout de suite, je ne suis pas en état de rassembler
mes idées tu vois… alors… tu m’excuseras…
– Bien… si tu n’as rien d’autre à me dire, je vais te dire ce que ça me
fait, à moi, de perdre un fils. Parce que, c’est moi qui pars, mais je
te perds aussi. Et moi, je te regarde et je me dis que je ne connaîtrai
jamais ta tête de petit vieux ; je ne sais pas quel genre de petit vieux
tu seras. Je tiens ta main dans la mienne et je sais que bientôt je ne
pourrai plus toucher ta peau, et je ne pourrai plus rien sentir du tout.
C’est assez bizarre, finalement, de se sentir partir, d’avoir le temps
de comprendre tout ce que l’on va perdre et qui ne sera en rien
remplacé… Mais la vérité, tu l’as dite, la vie continue… Pour toi, elle
continue, et comme je te sais plus doué pour le bonheur que tu ne le
penses, je voudrais que tu te poses la question que je me pose en ce
moment… Si tu devais mourir maintenant, qu’est-ce que tu regretterais
d’avoir fait ou de n’avoir pas fait ? Pose-toi la question et écoute
bien ta réponse, promets-le moi.
Didier resta un moment les yeux dans le
vide, avant d’embrasser sa mère tendrement en lui promettant de
réfléchir à tout ça et de revenir la voir le lendemain. Lorsqu’il ouvrit
la porte pour sortir, il trouva Marie, la bonne amie de sa mère depuis
tant d’années, qui arrivait pour la voir.
Elle embrassa Didier et entra dans la
chambre. Elle vint s’asseoir sur le lit, tout près de Suzanne, lui
passant la main sur le front comme pour prendre un peu de sa douleur...
– Je suis si contente de te voir, ma chère Marie. Et toi, au moins, je
sais que tu répondras aux questions que je te pose.
– Et quelle question voudrais-tu me poser, ma chère ?
– Et bien… que penses-tu de la mort ?
– Que c’est une belle vacherie ! Elle fit sourire Suzanne.
– Tu sais, en fait, c’est surprenant parce que ça n’est pas si dur que
ça. On sent qu’on s’éloigne, tout doucement… Oui, c’est ça… En fait,
c’est assez doux. Et puis, j’ai l’impression que le moment est venu,
alors, pourquoi lutter, pourquoi ne pas se laisser emmener, prendre par
la main. Marie, si tu étais à ma place, tu pen…
– Ah non, ça non… Tu connais mon point de vue sur la question. Je ne
suis pas croyante alors, évidemment, ça change un peu la donne. Je crois
qu’on ne va nulle part après la mort. Désolée, ma chère, mais il n’y a
personne qui nous attend là-haut ou ailleurs. Mais ça ne m’empêche pas
de penser que la mort est une chose assez naturelle, et puis… avons-nous
le choix, de toute façon ? La vie, quelle qu’elle soit, est tout de même
une sacrée aventure et il y a quelque chose d’exaltant à penser qu’elle
a une fin, que l’on est juste ici de passage. Cela devrait nous apporter
une certaine humilité mais, pour les hommes, mourir est pourtant
révoltant, injuste, parce que la société nous fait croire que nous
sommes immortels, surpuissants, maîtres du monde. Alors on a toujours
l’impression qu’il s’agit d’un accident, que ça ne devrait pas arriver,
comme si nous n’étions pas préparés… Alors que c’est bien la seule chose
dont nous puissions être sûrs dès le premier jour, et la seule chose sur
laquelle nous puissions compter… Et toi tu penses que tu as fait ton
temps sur la Terre, c’est ça ?
– Oui… J’ai eu beaucoup de chance de vivre jusqu’à aujourd’hui, même si
j’en ai finalement perdu l’envie…Et puis, si je meurs, ce n’est pas dans
un terrible accident, dans des souffrances atroces, alors je réalise à
quelle point j’ai de la chance.
– Tu as surtout une âme merveilleuse, et c’est pour ça que je t’ai
toujours tant aimée.
Suzanne serra son amie très fort contre
elle et embrassa sa main. Marie avait les larmes aux yeux et se pressa
de partir pour ne pas troubler son amie. Celle-ci jeta un dernier regard
à Marie, puis à Hugo, avant de refermer la porte.
Hugo, lui, ne craignait pas la mort. Pas
du tout. Et surtout, il n’y pensait jamais, à quoi bon ? Il savait
qu’elle viendrait, un jour, et ce jour existait quelque part dans son
destin. Rien n’était écrit, tout se créait chaque jour à chaque minute,
et ce jour arriverait, inéluctablement, le jour où il arriverait.
C’était aussi simple que ça.
Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas
la cousine de Suzanne arriver. Celle-là, Hugo ne l’avait jamais aimée ;
et, en plus, elle sentait mauvais ! Odile avait traversé la chambre d’un
pas ferme, et s’était assise sur une chaise, non loin du lit.
– Écoute chérie, je suis désolée pour toi, enfin je veux dire… C’est
terrible ce qui t’arrive. Mais, tu sais, c’est ta faute, aussi !… Les
médecins l’ont bien dit, si tu t’étais un peu battue, tu n’en serais pas
là… Et nous non plus, d’ailleurs. Parce que si tu crois que c’est facile
pour ceux qui restent, eh bien, tu te trompes. C’est beaucoup plus dur
pour nous, crois-moi… De toute façon, tu as toujours été égoïste, je
dirais même narcissique, alors finalement, je ne vois pas pourquoi je te
préser…
– Arrête !… Tu me fatigues, Odile. Je suis épuisée, alors tais-toi, s’il
te plaît…
– Bon… Eh bien excuse-moi. Je pensais que ça te changerait un peu
d’avoir quelqu’un pour discuter, parce que ce n’est pas Hugo qui peut te
remonter le moral ou te raconter des histoires… Alors, je pensais que tu
serais contente…
– Eh bien, non, tu vois. J’aime discuter, échanger des idées, ça oui…
Mais pas simplement écouter un monologue. Et je préfère de loin les
silences d’Hugo à ton feu d’artifice d’âneries…
– Bon… Très bien… De toute façon, je n’avais pas beaucoup de temps
aujourd’hui, alors… Je vais y aller. Je repasserai quand je pourrai… De
toute façon, tu ne bouges pas ?… Et en plus, elle se croyait drôle,
pensa Hugo. Il la regarda partir avec un air mauvais et espéra très fort
ne jamais la revoir.
Suzanne était très lasse et s’endormit
très tôt dans la soirée. Hugo ne quitta la chambre que pour boire un peu
et assouvir un besoin naturel. Il regagna ensuite la chambre et la
veilla toute la nuit. Il ne voulait pas la laisser plus de quelques
minutes de peur qu’elle ne l’appelle et qu’elle le croie parti. Il eut
beaucoup de mal à dormir bien que le fauteuil fut très confortable.
Parfois il ouvrait les yeux pour regarder Suzanne et s’assurer qu’elle
respirait encore.
Qu’allait-il devenir sans elle ? Elle
était très attentionnée avec lui et il avait tant d’amour pour cette
femme si affectueuse. Elle avait une présence bienveillante et elle
était si vivante… Elle l’avait adopté dix ans auparavant et s’était
toujours très bien occupée de lui. Et lui n’avait vécu que pour elle.
Au petit matin, Suzanne se réveilla de
mauvaise humeur. Elle était surtout extrêmement fatiguée et refusa même
d’avaler sa tasse de thé. Hugo était très inquiet. Puis, vers dix
heures, on frappa à la porte. Lorsque Hugo vit entrer l’homme qui venait
de frapper, il le reconnut immédiatement. C’était lui. C’était l’homme
qui avait volé la boîte contenant les économies de Suzanne. Hugo se le
rappelait très bien ; ce visage était resté gravé dans sa mémoire.
Il eut une furieuse envie d’aller lui
serrer la gorge. Mais il se ravisa lorsqu’il vit le visage de Suzanne si
heureux. Elle tendit la main pour que l’homme la prît dans la sienne.
Elle le connaissait donc … et l’aimait… sans doute… Hugo n’avait
pourtant jamais vu ce visage avant ce fameux soir, devant le moulin.
– Tu es venu, dit Suzanne d’une voix faible.
– Bien sûr que je suis venu. Ils restèrent un long moment sans parler.
Hugo était désespéré. Cet homme, là, qui tenait cette main si chère,
était en quelque sorte l’assassin de Suzanne. Elle avait probablement
une grande confiance en lui, elle lui avait sûrement parlé de sa
cachette, et il l’avait trahie, anéantie. C’était ignoble. Plus il
regardait cet homme et plus il le trouvait immonde, abject, plus il
avait la nausée.
Suzanne tenait toujours sa main dans la
sienne. Elle le regardait parfois, un court instant, puis refermait les
yeux. Son visage était maintenant tout à fait apaisé, on eut dit qu’elle
dormait. Alors l’homme se leva lentement, sans faire de bruit,
lâchement, et se retourna vers la porte de la chambre.
Hugo avait décidé qu’il valait mieux ne
pas se manifester et laisser Suzanne se reposer paisiblement. Était-il
utile qu’elle sache, maintenant ? Alors il le laissa partir, la mort
dans l’âme…
Suzanne resta assoupie tout l’après-midi.
Hugo la trouva soudain très pâle. Il se rapprocha d’elle, lentement.
Arrivé à hauteur du lit, il lui lécha la main. Mais, sous sa langue, la
chair était froide. Elle était morte. Alors, il poussa quelques
gémissements puis sortit de la maison. Il descendit les marches, alla se
poster au milieu de la cour et s’assit sur son arrière-train. Il gémit
encore, puis hurla à la mort jusqu’à la tombée de la nuit.
Texte de Rachel Bisseuil, Toulouse
(31), 2006
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Histoire sans préjugé
Il n’avait jamais dit à personne
ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin où il allait
désormais après chaque entraînement du mercredi soir. Toujours
le même rituel. Bruno quittait ses copains de l’équipe des moins
de15 ans, même si tous étaient dans l’année de leurs 16 ans. Du
vestiaire du F.C.L., il filait avec son VTT jusqu’au moulin de
Cadorce, grimpait le raidillon avec une force et une rapidité
qui l’impressionnaient. C’était son endroit à lui. Sur terre, il
ne pouvait exister de lieu aussi magique. De là, il voyait le
soleil se coucher sur la mer, tout en s’enivrant des parfums du
maquis. C’était là sa Corse, en plein mois de juin, son ivresse.
Ces sensations, à n’en pas douter, définissaient la fameuse
corsitude dont il entendait parler depuis qu’il était petit.
Curieusement, personne ne venait
jamais là. A peine arrivé, Bruno éteignait son téléphone, ne
jetait même pas un coup d’œil à son MP3, pas besoin de musique.
Juste le silence pour percevoir au plus loin les bruits les plus
discrets et regarder tout là-haut les traînées laissées par les
avions. Cette petite bâtisse, qui autrefois avait servi à
fabriquer l’huile avec les olives des douze hameaux du village,
était vide, du moins le supposait-il, car jamais il n’avait
essayé de forcer la porte. D’abord, ça ne se fait pas, et
ensuite quel intérêt ? Le moulin appartenait aux Franceschi, le
terrain aux Albertini et les oliviers aux Dominici. C’est comme
ça en Corse. Dans tous les villages, on a distribué l’héritage à
chaque membre de la famille. On est aux confins de l’infiniment
divisible. On est dans l’indivision et chacun doit savoir sur
les terres duquel de ses voisins il joue aux boules ou gare sa
voiture. On demande même la permission. L’été dernier, Bruno et
ses copains allaient tous les soirs à la crique pour plonger. Un
soir, Jean Mattei est passé, et sans s’énerver, a rappelé : « Ca
va les jeunes, vous savez que pour passer de la route à la
crique, vous passez sur mes vignes ? Amusez-vous bien. ». Aucun
des adolescents n’avait discuté, tous avaient souri poliment et
salué Jean. Bruno s’était d’ailleurs demandé si la prof
d’Histoire-Géo leur avait dit la vérité avec son histoire de
"loi littoral" en France. Non, en Corse, le littoral n’était pas
à tout le monde, la preuve. En plus, elle venait du continent,
alors comment la croire ? Et comment lui dire qu’en Corse, on a
des lois qui nous viennent de nos ancêtres.
Ce soir-là, Bruno mit vite un
terme à ses divagations. Il avait été précédé au moulin et avait
dû ralentir le rythme. Il apercevait, à la place qu’il
convoitait, un couple. Une jeune fille blonde avec son amoureux.
Curieux, Bruno s’approcha doucement et resta aussitôt figé,
complètement statufié, le souffle brisé. Sa sœur ! La blonde,
c’était sa sœur Elsa. Elle était là avec… Malik. Il ne dit
surtout rien et fit demi-tour le plus discrètement possible. En
toute hâte, il fila à la plage. Il n’existait plus ni soleil, ni
jour, ni date, plus rien. Bruno flottait hors du temps en
pédalant, tout juste happé par les voix de ses copains qui
jouaient encore.
Il jeta le vélo sur la plage et
se mit à l’eau sans aucune émotion, sans pouvoir penser. Il
nagea assez longtemps, de manière mécanique. Il suivait son
corps. Complètement seul, muré dans ce secret. Il nagea encore.
Combien de temps ? Aucune idée. Il se réveilla sur la plage,
sans comprendre comment il était arrivé là. Doucement, la nuit
s’installait. Les copains étaient partis. Entre eux, ils ne se
posaient jamais de questions. Ils se connaissaient depuis
toujours. Si l'un d’entre eux n’avait pas envie de parler, on ne
l’ennuyait pas avec des questions. On le laissait tranquille.
Tous étaient nés sur l’île, avaient des parents corses. Enfin,
le père était corse. Le nom était corse, c’était le signe de la
vraie appartenance. Tous avaient des histoires d’ancêtres plein
la tête et connaissaient presque leur arbre généalogique par
cœur. Les tombeaux des familles étaient entretenus
régulièrement, repeints si nécessaires, toujours fleuris. Bruno
se souvient de ces soirées d'été. Tous les garçons et les filles
du village - ils devaient avoir 6 ou 7 ans -, se réunissaient
assis sur les marches du tombeau de famille. Il leur arrivait
d’avoir peur, d’un coup, comme ça, pour un bruit, et de rentrer
chez eux à toute allure. A force de faire vivre les morts avec
les vivants, on ne savait plus où on en était. Et puis, chaque
année, il assistait à un enterrement, une occasion de plus de
faire revivre le passé, l’histoire de la famille, d’ouvrir le
tombeau. Un jour, Bruno avait écrit dans une rédaction quelque
chose comme «à peine on réalise d’où on vient qu’on sait déjà où
on sera enterré ». La prof lui avait demandé si tout allait bien
et s’il n’avait pas de problème particulier à la maison. Rien de
tout cela. Et pourtant, on se mariait entre Corses, non, pas
entre cousins, entre Corses. La tête de Maure était gravée à
l’intérieur de soi, symbole de fierté, avec Pasquale Paoli. Les
figatelli au menu du repas de Noël, l’agneau à Pâques, les
canelloni au Brucciu quand les cousins arrivaient et la Coppa
tous les jours. La seule équipe intéressante du championnat de
L1 était le SC Bastia. Une vraie fête d’aller la voir jouer et
de voir tous ces drapeaux. Partout, les couleurs du club étaient
déployées: bleu, blanc et noir. Toute la famille suivait les
résultats. La famille. Le lieu le plus sûr, le plus important,
restait la famille, avec ses rites, ses solidarités et ses
propriétés. Il fallait être Corse pour le comprendre. Bruno
l’avait compris et son frère, Ange-Pierre, de 2 ans son aîné,
était intransigeant sur le sujet. Quant à Elsa, comment
avait-elle pu leur faire ça ?
Elsa, 14 ans, la sœur, était la
seule blonde de la famille. Longiligne, comme tout en elle était
long. Longs cheveux, longs bras menus, longues jambes et surtout
longs pieds fins. Parfois ses frères l’interrogeaient sur
l’avenir de ces longs pieds. Pointure 39 à 14 ans, n’était-ce
pas beaucoup, pour une fille ? Elsa secouait la tête en souriant
devant la bêtise de ses frères. Déterminée, voilà ce qui la
caractérisait le mieux. Une détermination tenace, autant pour
parvenir à ses objectifs, si elle avait décidé d’être la
meilleure, par exemple, à un concours d’équitation ou en maths
ou au contraire, si elle était décidée à ne rien entendre.
Voilà. Tout allait bien. Comment
allait-on faire avec cette histoire, avec ce qu’il avait vu au
moulin ? Bruno se dit qu’il avait peut-être rêvé ou plutôt fait
un cauchemar. Au village, on était entre soi. L’été, les Pinsuti
arrivaient, ceux-là se prétendaient Corses. Pour les accueillir,
on avait laissé les inscriptions sur les flancs du col de San
Anton « IFF », « i Francesci Fora », ce qui signifie « les
Français dehors ». Qui avait écrit cette injonction et quand ?
On ne savait pas. Et depuis deux ou trois ans, sur les dernières
ruines du village, on avait inscrit « arabaccia fora ». Facile à
comprendre. Des arabes, au village, il n’y en avait pas. A part
les ouvriers de l’entreprise de Ventera. Tous ces hommes étaient
discrets, d’ailleurs, ils ne parlaient à personne. A se demander
s’ils discutaient entre eux. On les rencontrait allant ou
revenant du supermarché, toujours un à la fois. Toujours seuls.
Personne ne posait de questions à leur sujet. Ils semblaient
dans leur monde. On ne les voyait ni à la pharmacie, ni chez le
médecin, ni chez le coiffeur. Et pourtant, il devait bien leur
arriver d’être malades ou de se blesser au travail.
Malik avait 15 ans. Elève très
brillant, il recevait les félicitations chaque trimestre depuis
son entrée et en 6ème, avait un an d’avance pour avoir sauté le
CE1, et était sur le point d’entrer, tout comme Bruno, en 1ère S
au lycée de Bastia. Son père était le contremaître de
l’entreprise Ventera. Respecté et apprécié par tout le village,
Ali, le père, que tout le monde appelait par son prénom,
connaissait toutes les maisons où il avait travaillé depuis le
début des années 1980. Il arrivait toujours souriant pour
constater un problème, une malfaçon, et donnait les réponses les
plus adaptées. Le frère de Malik avait ouvert la voie à l’école
par une réussite impressionnante, et suivait désormais une
classe prépa scientifique à Marseille. L’été, les deux garçons
travaillaient avec leur père sur les chantiers. On les voyait
très rarement sur la plage, jamais au bal ou dans des soirées.
La mère et les filles étaient très discrètes aussi, pas de
foulard sur la tête, rien de démonstratif. Juste de la réserve.
Bruno et Malik étaient des
copains depuis la maternelle. Entre eux, il existait une vraie
complicité. Malik aurait été un vrai cousin s’il avait été juste
un peu corse. Dans la cour de l’école primaire, ils jouaient
toujours au foot dans la même équipe. Ils en avaient fait des
matchs ensemble et presque chaque soir, à son retour de l’école
primaire, Bruno racontait les exploits du duo Bruno-Malik,
autrement dit David Trézéguet-Thierry Henry. Mais ce soir, cette
solitude qui enveloppait Bruno devenait insupportable. Que faire
? Parler ? Cela, il ne pouvait pas. Et à qui ? A sa mère, qui
aurait répondu : - Je ne vois qu’un problème, ta sœur est bien
trop jeune pour sortir avec un garçon. Forcément, sa mère, avec
ses origines italiennes... En plus, elle disait être de gauche.
Ce qui voulait dire qu’il n’existait pas de problème de racisme
ou autre. S’il en avait parlé à son père, celui-ci, après un
très long silence, aurait dit : - Tu es sûr ? Tu as pu te
tromper. Enfin, il aurait pu dire ça. Ou ne rien dire… Son
frère, Ange-Pierre, aurait pu, dans un moment volcanique, tel un
héros nationaliste, déclarer : - Laisse-moi ça, je vais m’en
occuper. Je vais aller le trouver, ce Malik, et lui expliquer.
Ou, si c’était dans un moment calme, serait resté sans voix.
Bruno éliminait l’idée d’en
parler aux copains, à sa copine Marie, n’effleurait même pas
d’envisager que sa grand-mère put entendre ces propos. Mais que
craignait-il au juste ? Honneur, famille, respect, héritage.
Quel était le vrai problème ? Et l’amitié ? Il cherchait
vainement le mot amitié. « Les amis ». Si, les amis, son voisin
Charles en parle souvent, des amis. "« Vous êtes des amis »
a-t-il déclaré l’été dernier à ses locataires sur le départ. Et
l’amour ? On n’en parlait pas. « Par pudeur » disait-on.
L’Amour… par pudeur. Au fond, Malik et Elsa sortaient ensemble
discrètement. Ils ne s’affichaient pas sur la plage comme on
faisait tous. On ne les voyait pas en soirée. Peut-être
d’ailleurs était-ce leur premier rendez-vous ? Et où était le
problème ? Ils se regardaient tendrement comme le font tous les
amoureux. En plus, dans le plus bel endroit du monde. Au moulin.
Que leur reprocher ? Bruno aurait aimé en parler à une seule
personne, son cousin Philippe. Or, celui-ci, né à Marseille,
rêvant depuis toujours de jouer au rugby chez les pros, était à
l’UFRAPS de Toulouse en pleins partiels. Sûr que Philippe
l’aurait écouté. Jusqu’au bout. Et la réponse de Philippe, né de
mère corse et de père kabyle, Bruno la connaissait ou la
soupçonnait : - Et alors, tu te mets dans cet état pour ça ?
Faut sortir de l’île, mon garçon. Faut aller voir un peu
ailleurs. Il est grand temps.
Non, Bruno ne pouvait rien dire,
rien montrer. Le réveil indiquait 4 heures. Que s’était-il passé
depuis le moulin, puis la plage ? Que faisait-il tout habillé
sur son lit ? Il ne restait plus que deux heures avant de se
lever. Demain, jeudi 6 juin, jour du conseil de classe, il
faudrait être en forme. Qu’allait-il dire à Malik, tout à
l’heure, dans le car ? Et à Elsa ?
Il s’endormit sur ces
interrogations, épuisé par tant de questions. A 6 h 30, il
allait juste partir vers l’arrêt du car, quand il vit sa
sœurette Elsa ouvrir ses volets, cheveux en bataille, lui faire
un petit signe agitant ses longs doigts tout fins. Bruno lui
rendit un sourire, sans doute un joli, le seul qu’il avait. Il
était pressé de voir le car arriver et de retrouver son copain
Malik.
- Alors, Malik, ça va ? Dire que demain on est en vacances.
- Oui, ça va. Demain les chantiers à 6 heures. Eh ! Bruno, t’es
déjà allé au moulin ?
- Au Moulin Dominici ?
- Non, Bruno, au moulin Franceschi, c’est le terrain qui est au
Dominici.
- Malik, j’t'adore, t’es un vrai cousin.
Texte de Véronique
Stacchetti,
Lyon (69), 2006
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Agent de recyclage
Il n’avait jamais dit à personne
ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin à café de la mère Scouarnec. C’était un vieux moulin Peugeot au couvercle
métallique bleu pétrole. Elle continuait à l’utiliser de temps à
autre pour moudre son café personnel et aussi celui de quelques
clients d’un autre temps, le café moulu ayant fait son
apparition depuis belle lurette. Et là, subitement, devant cet
ustensile, lui apparaissait la clé du mystère, le chaînon
manquant, la source à la fois lumineuse et secrète. Mais
l’histoire avait commencé deux ans plus tôt.
Simon, en client fidèle, avait
bien remarqué ce moulin à café anachronique mais le plus
bizarre, dans l’épicerie-mercerie-café de la mère Scouarnec,
c’était quand même les miroirs. Elle en avait disposé un peu
partout, peut-être pour donner une impression d’espace ou bien
un brin de modernité à son boui-boui. Sur le bar, entre la
cagette de pommes de terre et celle des endives, au milieu des
rangées de conserves ou sur la porte des toilettes, des miroirs
astiqués au moins une fois par semaine, bien calés sur leur
socle, donnaient à ce lieu une allure de caverne byzantine.
Parmi tous ces miroirs, Simon appréciait celui posé derrière le
bar, au dessus de la rangée de bouteilles de jus de fruits et
d’apéritifs. Lorsque l’on se tenait à l’autre extrémité du
comptoir, on pouvait y voir le reflet d’un bout de la cuisine
puis, au-delà, les accès en enfilade aux autres pièces de la
maison. Dans la cuisine, il devinait à gauche du couloir, sur un
étagère, le moulin à café au milieu des poupées en crochet, puis
un grand placard toujours fermé, en formica brun veiné de beige,
coordonné avec la table. Ce « cône d’exploration » par miroir
interposé représentait la seule zone visible de l’univers privé
de la Scouarnec, comme les anciens l’appelaient. Personne à
Chanteloup, à part peut-être le médecin, n’avait jamais pénétré
dans l’antre secrète de la mère Scouarnec. Elle avait bien
sympathisé avec deux bigotes mais une fois la lourde grille
métallique baissée, les commères restaient dans le bar sans
jamais entrer dans la zone interdite.
Aux commandes de cet univers, une
femme seule, certes urbaine mais demeurant étrangère à
l’animation réduite du village. Outre les deux
“collecte-ragots”, ses liens connus avec le monde extérieur se
limitaient à ses clients, à ses sorties en ville toujours seule
et à la visite hebdomadaire de son fils unique Thomas, vingt
sept ans, comme Simon. Ancien camarade de classe jusqu’au bac,
pas vraiment ami de Simon, il avait quitté ensuite la région et
vivait désormais en banlieue parisienne où il occupait un poste
de responsable d’équipe pour une société de recyclage. Le
samedi, il débarquait en paradant avec son 4x4, sa grosse
mallette en cuir, sûr de son ascension et de sa puissance
sociale. Ces rendez-vous mère-fils étaient devenus quasi
systématiques depuis que le père Scouarnec s’était évaporé, cinq
ans plus tôt. On n’avait jamais revu le vieux au village. Par
peur de blesser, ou en conformité avec l’appellation contrôlée
“histoire ancienne et secret de famille”, personne n’avait osé
demander à la mère Scouarnec si elle avait des nouvelles de son
ex-mari. Après la disparition, la vie à l’épicerie était devenue
difficile. Thomas avait aidé sa mère, et puis on avait oublié.
Finalement, tous les villageois respectaient cette femme seule,
née à Chanteloup et destinée à y mourir.
Cependant, Simon avait remarqué
quelques bizarreries dans le comportement de la mère Scouarnec.
Simon était doublement curieux. Jeune développeur de logiciels
pour une société d’édition de jeux informatiques, Simon
travaillait chez lui la nuit. Il livrait par internet ses
logiciels, ce qui lui laissait pas mal de temps durant la
journée pour s’adonner à son autre passion, l’observation de ses
contemporains. La vie du village était un jeu réel dont personne
ne connaissait le code. Le défi pour Simon : codifier les
relations, les échanges… la complexité de ce microcosme. La
solution : une observation scientifique, rigoureuse, méthodique.
Il avait entrepris d’analyser le comportement de ses concitoyens
non pas suivant des critères sociologiques classiques, mais
suivant le temps passé ou la fréquence des passages dans les
diverses zones du village. Il avait ainsi photographié le plan
de Chanteloup sur la place du marché, l’avait scanné, puis
quadrillé en carrés - les zones - de cent mètres de coté. Pour
compléter son outil de travail, il avait constitué discrètement,
à l’aide de son téléphone portable muni d’un appareil photo, une
base de données des véhicules et un trombinoscope des 758
habitants de Chanteloup. Quand la météo le lui permettait, il se
postait successivement sur trois à quatre zones avec son
ordinateur portable. Il notait consciencieusement les
références, les heures précises de chaque entrée et sortie de
zone. Il avait calculé qu’en deux ans, ses statistiques seraient
suffisantes pour dégager des habitudes de vie spatio-temporelles
des habitants. Il pourrait alors certainement confirmer des
affinités entre particuliers ou peut-être découvrir des liaisons
secrètes, définir des classifications suivant la mobilité et
l’âge. Il ne savait pas trop où cela pourrait le mener, si une
telle étude pouvait être conduite à l’échelle d’une grande
ville, d’un département ou d’un pays mais il trouvait cette
approche originale et passionnante.
Après plus d’un an de collecte,
la mère Scouarnec se distinguait déjà dans sa base de données.
C’était le point aberrant qui vous met une théorie en l’air.
Bien sûr, elle était LA commerçante et se trouvait dans une
situation originale par rapport aux autres habitants qui
convergeaient vers son épicerie. Ce seul motif ne suffisait pas
à expliquer pour Simon certaines évidences singulières des
statistiques du numéro 340 (le numéro de la mère Scouarnec dans
la base). Hormis, ses sorties de village et donc du périmètre
d’analyse, le 340 était hyper-ultra-terriblement régulier. La
régularité, les habitudes dans un village, ça n’a rien
d’extraordinaire, mais pour la mère Scouarnec, on atteignait la
perfection : sorties et entrées de zones bien définies à des
heures et jours identiques, une fréquence stable digne d’une
horloge atomique. L’autre aberration concernait sa sortie du
samedi soir pour aller à l’église. Son itinéraire comportait un
détour apparemment sans raison. Elle n’effectuait pas de
livraison à ses clients et elle se rendait toujours seule à la
messe. Alors Simon avait décidé de s’intéresser de plus près à
ce numéro 340. L’observation sociale se transforma peu à peu en
espionnage.
Tout d’abord, il fallait
éclaircir ce mystère du parcours entre la maison et l’église.
Simon avait noté l’empressement de la mère Scouarnec à pousser
ses clients dehors le samedi soir dès dix-neuf heures, ce qui
n’était pas dans ses habitudes les autres jours. Elle était
assidue à la messe de vingt et une heures, mais elle n’avait
certainement pas besoin de deux heures pour avaler une soupe et
s’attacher un fichu sur la tête. Le samedi, elle semblait
soucieuse, angoissée et pressée de baisser la grille. A travers
cette grille, on ne voyait bientôt plus, été comme hiver, aucun
signe de vie, juste une faible lueur provenant de la cuisine,
toute activité désormais confinée dans son univers à elle. Puis,
vingt minutes avant que la cloche de l’église sonne, elle
relevait et abaissait la grille puis quittait son domicile.
Bizarrement, au lieu de tourner à gauche et de rejoindre
directement l’église, elle traversait la rue puis, en face, la
place du marché. Une fois de l’autre côté, elle remontait à
gauche la rue Foch, puis encore à gauche, avant de pénétrer dans
l’église par la porte donnant discrètement sur le transept. Une
fois la messe terminée, elle revenait chez elle par le chemin
direct.
Simon n’avait pu résister à la
suivre à distance puis, les samedis suivants, à se poster dans
divers recoins le long du parcours. La troisième semaine fut la
bonne. Il avait remarqué que, sur la place du marché, elle
longeait la camionnette du vietnamien, le vendeur de nems,
raviolis et autres délices extrême-orientales. Posté derrière
les containers de récupération, Simon la vit arriver, passer,
puis entendit nettement un coup sec métallique porté contre la
tôle du fourgon. Elle continua son chemin sans jamais ralentir.
Le samedi suivant, la scène se reproduisit. Le samedi d’après,
il y eut une légère variante : elle porta deux coups au lieu
d’un sur la camionnette. Puis à nouveau le samedi suivant, ce
fut un seul coup frappé sur le véhicule du marchand.
Alors pourquoi ce geste ? Une
basse vengeance entre commerçants ? Non, cet asiatique garait sa
camionnette le samedi, y dormait sans réagir aux coups sur la
tôle, vendait ses produits le dimanche matin, puis repartait.
Xénophobie ? Cela ne ressemblait pas au personnage.
Le scénario était hermétique.
Simon eut alors une idée de génie. Pour comprendre ce scénario,
il fallait le perturber, le déstabiliser, le rendre vulnérable
sans le modifier. Aussi, après avoir passé tout l’après-midi à
observer le café, le départ du fils dans son tracteur des
villes, à noter les clients fidèles venus consommer leur
demi-douzaine de demis ou de blancs limés, à enregistrer l’heure
d’arrivée du vietnamien sur la place du marché, il vint au
comptoir se désaltérer avec excès à la fermeture. Il revint
encore vingt minutes plus tard et, sous l’apparence de
l’ébriété, il secoua énergiquement la grille, naturellement
fermée à cette heure. La mère Souarnec apparut, manifestement
troublée. Il avait perdu ses clés. Elle alluma, chercha sur le
comptoir, par terre, ne trouva rien. Simon agitait toujours
bruyamment la grille. Face au vacarme et à l’heure qui tournait,
elle leva la grille et lui proposa de venir constater l’absence
de clés. Ce fut là son erreur. Arrivé au bout du comptoir, Simon
fit semblant de chercher pendant quelques secondes. Il se
releva, et allait quitter les lieux bredouille quand il jeta
instinctivement un coup d'œil au moulin à café de la cuisine. En
une seconde, il enregistra tout. Pour la première fois, la porte
du placard en formica brun veiné de beige était grand ouverte.
Devant, sur la table, était posée une machine qu’il prit pour
une caméra. Elle le visait via le miroir posé au dessus de la
rangée de bouteilles.
Une fois dehors, après s’être
excusé de cette bruyante intrusion, il se précipita dans son
appartement, en oubliant d’aller observer le rituel du coup sur
la camionnette. Il se connecta à internet et chercha toutes les
informations sur ce type de caméra. Zéro. Rien qui puisse lui
servir à expliquer pourquoi la mère Scouarnec possédait et
utilisait une caméra, une fois son magasin fermé. Ce fut une
nuit blanche d’interrogations et de fausses pistes. Dans ses
délires nocturnes, la caméra devint le centre d’un système
d’alarme complexe reliant l’épicerie à l’église. La camionnette
du vietnamien était une fourgonnette de surveillance d’où
surgissait un commando vietcong dès la moindre intrusion
détectée.
Simon se réveilla en sursaut au
moment où le commando défonçait la porte de l’église qui voyait
la mère Scouarnec convoler avec le vendeur vietnamien. Il était
déjà onze heures. Le ciel était bas et la bruine avait chassé
les badauds du marché. La nuit avait été stérile et Simon se
disait lui aussi que les dimanches ne servent à rien. Pour se
redonner un semblant de dynamisme, il décida de se raser. Et là,
soudain il comprit. Dans la glace de la salle de bains, il vit
son manteau jeté par terre dans le couloir. Il était impossible
de voir directement le couloir à partir de la salle de bains. Le
miroir du lavabo, puis celui de l’armoire entrouverte,
constituaient la solution. Il réalisa que la caméra de la mère
Souarnec ne filmait pas le bar et les clients, mais au-delà, par
les miroirs savamment disposés. C’était dimanche, jour de
fermeture. Il ne pouvait vérifier son hypothèse sur le terrain.
Alors il détacha une feuille d’un carnet à spirales, s’aida des
petits carreaux pour tracer les limites du café, du bar,
l’emplacement de la caméra dans la cuisine puis dessina de
mémoire les divers miroirs du magasin. Ca collait. La caméra
filmait la rue, l’espace en face du magasin au travers de la
porte vitrée et de la grille. Et dans cet espace, exactement en
face de la porte, se trouvait la camionnette du vietnamien.
Mais pourquoi filmer le véhicule
totalement immobile, opaque avec ses vitres teintées, fermé
pendant la messe et peut–être toute la nuit ? Quel lien avec le
coup donné sur la tôle ? Stimulé par sa découverte, il décida de
se replonger dans sa base de données. Il reprit toutes les zones
se situant dans le champ de la caméra, analysa les entrées et
les sorties, les tritura mais n’aboutit à rien, aucune tendance,
aucune logique. Puis il se souvint qu’il avait oublié de saisir
dans la base les séries de coups observés les dernières
semaines. Et il relança les calculs. La réponse fut immédiate,
claire, évidente. La seule fois où la mère Scouarnec avait porté
deux coups sur le véhicule correspondait au seul cas où son fils
Thomas n’était pas dans les statistiques du jour car il n’était
pas venu à Chanteloup. La camionnette, les coups, la caméra et
maintenant le fils ; le puzzle prenait forme, mais chaque pièce
compliquait le tableau.
Simon n’avait pas une haute
estime de Thomas, cependant il le croyait assez « intelligent »
et intrigant pour orchestrer une escroquerie. Simon ignorait en
quoi elle consistait, mais il avait bien noté que son train de
vie était loin de correspondre à sa fonction. Il en était de
même pour la mère Scouarnec qui, malgré le peu de clients -
quelques cadres rurbains surpris par un réfrigérateur vide au
retour du travail ou des assoiffés limités par leur RMI - menait
une vie assez aisée depuis cinq ans. Elle portait des vêtements
de bonne coupe peu en rapport avec le chiffre d’affaires supposé
de son commerce. On ne lui connaissait pas d’héritage, elle
n’avait jamais gagné à la loterie. D’aucuns disaient que son
fils continuait à la supporter financièrement mais sans jamais
en apporter la preuve.
Simon continua son travail
d’observation mais, à partir de la mi-novembre, on ne revit plus
Thomas à Chanteloup. La mère Scouarnec semblait tristement
détendue, un état que l’on n'atteint guère qu’après une double
dose de Prozac. Les deux semaines suivantes, ses détours vers
l’église donnèrent lieu aux deux coups contre la camionnette,
puis il n’y eut plus de détours, plus de camionnette. Chanteloup
s’enfonçait dans l’hiver. Le puzzle restait dispersé.
Simon eut la réponse à l’énigme
un matin. Après une nuit de travail, le nez dans son bol de
muesli aux douze céréales vitaminogènes, il crut rêver tout
d’abord en voyant le portrait de Thomas dans le coin de l’écran
du poste TV. Il se leva, augmenta le son : « Un vaste réseau
d’espionnage industriel vient d’être mis à jour. Un jeune cadre
d’une entreprise de recyclage de papier, Thomas Scouarnec,
coopérait avec les services d’espionnage chinois. A partir de
quelques entreprises bien choisies, un tri plus que sélectif
permettait au jeune espion de détourner divers documents
techniques ou financiers, destinés à ses clients chinois. La
brigade financière a trouvé de nombreux virements sur le compte
de Thomas Scouarnec, ce qui semblerait correspondre au rythme
des livraisons d’information. Malgré de nombreuses filatures, la
police n’a pu prendre le délinquant en flagrant délit d’échange
avec ses clients Cependant, la perquisition à son domicile a
permis de saisir un scanner associé à un système optique
sophistiqué d’émission infrarouge capable de transmettre des
données à plus de 300 mètres sans aucun contact entre les
complices. » La dernière image montrait le scanner-émetteur que
Simon avait pris pour une caméra. Après avoir confondu l’espion
chinois avec un épicier vietnamien !
Non, Simon n’avait jamais parlé
de ce qu’il avait vu ce soir-là devant le moulin à café de la
mère Scouarnec. Il n’en parlerait jamais. La vieille avait subi
la pression étouffante de son fils pendant toutes ces années.
Elle souffrirait longtemps de son absence.
Texte de Bruno Guyon, Gémil (31),
2006 |
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