| 
        
       | 
       
 
      "Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col...". 
         
        Les boyaux de l'amertume
      Trente minutes de retard ! Le froid était 
      terrible. Il releva son col. Le signal de l’attaque avait été annoncé 
      pour cinq heures trente, soit juste avant l’aube, au moment où le 
      thermomètre est au plus bas, et où la fraîcheur contraint les sentinelles 
      d’en face à relâcher leur attention en se blottissant le nez dans leur 
      capote. Leur corps y exhale une chaleur le plus souvent puante mais 
      suffisamment douce pour achever de clore leurs paupières, qui obturent des 
      yeux bouffis de fatigue. Tous les états-majors de toutes les armées du 
      monde emploient ce fondement de la stratégie basique : galvaniser ses 
      propres troupes pour les tenir bien éveillées et vigilantes jusqu’avant 
      l’aurore, en misant sur l’assoupissement et l’engourdissement du camp 
      adverse.  
      Et Louis, notre caporal, de se rendre 
      compte à sa montre-gousset qu’il est déjà six heures. Dans quelques 
      minutes, là-bas vers l’est, du côté des tranchées ennemies, l’arrière-ligne 
      de l’horizon va commencer à se teindre d’un trait de lumière, bientôt 
      suivi d’un arc de cercle rougeâtre qui commencera à éclairer les trois 
      cents petits mètres de terrain dévasté qui séparent les tranchées de 
      première ligne des deux camps. Comme avertis par un sixième sens, les 
      sentinelles sortent toujours de leur douce torpeur juste avant les 
      premiers rais matinaux, de crainte que leur légère somnolence, 
      militairement criminelle, ne les amène à être traduits devant les 
      tribunaux militaires par les officiers qui les surprendraient... Et en 
      temps de guerre, les pelotons d’exécution font foison…  
      Maintenant, Louis en est sûr : si, dans les 
      cinq minutes, l’ordre d’attaque n’est pas donné, les sentinelles adverses 
      seront vigilantes et la boucherie sera encore plus sanglante que 
      d’habitude ; il sera trop tard, il n’y aura plus d’effet de surprise, si 
      surprise il peut encore y avoir...  
      En effet, pense-t-il, pendant une partie de 
      la nuit, notre artillerie a pilonné l’étroit no man’s land séparant les 
      deux camps pour le débarrasser au maximum des rangées successives de fils 
      barbelés destinés à freiner une attaque adverse (de quelque côté qu’elle 
      vienne, au demeurant...). Nos Poilus ont beau avoir été conditionnés à 
      penser que les Teutons d’en face sont des arriérés mentaux, ils ne sont 
      pas débiles au point de ne pas se rendre compte, ne serait-ce que par 
      expérience, que les bombardements nocturnes sont annonciateurs d’une 
      attaque à l’aurore.  
      Louis y a pensé, mais qui d’autre que lui 
      s’est fait la réflexion? Très peu de monde... Son régiment a été décimé 
      depuis des mois par de vaines attaques et contre-attaques qui n’ont eu 
      pour effet que de déplacer la ligne de front de quelques kilomètres vers 
      l’avant, puis de quelques kilomètres vers l’arrière. Si encore il 
      s’agissait d’une procession d’Echternach*, le gain de terrain pourrait 
      être conséquent au bout d’un moment… Mais non, même pas, la ligne de front 
      a très peu évolué, demeurant quasiment figée depuis le début de la 
      guerre...  
      Des cent soixante-huit hommes qui 
      constituaient initialement la compagnie de Louis, seuls quatre ont échappé 
      à la mort ou aux blessures graves lors de la dernière et vaine attaque. 
      Quatre anciens... Pour héroïsme sur le champ de bataille et citation à 
      l’ordre du jour du régiment, un caporal a été promu sergent et les trois 
      autres rescapés ont été commissionnés caporaux. Le reste de la compagnie a 
      été reconstitué par de jeunes "bleus" issus d’un régiment de réserve, qui 
      avaient connu une formation militaire accélérée, tous âgés de 18 à 20 ans, 
      sans aucune idée de ce que peut être mortelle la sortie de la tranchée. Le 
      nouveau lieutenant est à peine plus âgé qu’eux. Il est frais promu d’une 
      formation accélérée en académie militaire, où son instruction a surtout 
      consisté à le persuader que son grade le mettait à l’abri d’une erreur de 
      jugement, qu’il aurait toujours raison et que la victoire serait au bout 
      du fusil s’il respectait les ordres d’en haut. Bref, il était imbu de ses 
      certitudes.  
      Et le lieutenant était un bon élément. Le 
      jour précédent, il avait appris du capitaine de compagnie que sa section 
      avait été sélectionnée pour être à la tête d’une importante attaque le 
      lendemain à l’aube. Il s'agissait de tracer la voie pour l’ensemble du 
      régiment qui se tenait quelques centaines de mètres en arrière. Il avait 
      eu peine à contrôler la vanité qui l’enflammait. Il avait respecté ce qui 
      lui avait été enseigné. Lors de la distribution du repas du soir, il avait 
      harangué la troupe de bleus, le plus souvent quasi incultes, et eux aussi 
      formés à croire leur supérieur. "Nous avons été choisis..." ; 
      "L’état-major a estimé que c’est à notre compagnie qu’il revenait de..." ; 
      "Nous aurons l’honneur..." ; "Notre objectif est primordial..." ; "Le 
      terrain sera dégagé par un pilonnage nocturne..." ; "Nous les surprendrons 
      avant le lever du jour..." ; "Ils n’auront pas le temps de résister" ; "Un 
      quart d’heure plus tard, notre drapeau flottera sur les débris ennemis..." 
      ; "Le quartier général compte sur nous...". S’en étaient suivies 
      quelques logorrhées patriotiques, qui s’étaient achevées sur la 
      traditionnelle annonce : "Double ration de gnôle", ponctuée de 
      hourras et vivats multiples. L’officier savait parler à la troupe … 
       
      Louis et les trois autres "anciens" 
      n’avaient pipé mot. Leurs regards s’étaient simplement croisés et avaient 
      avantageusement remplacé tous les discours qu’ils auraient pu échanger. 
      Maintenant, ils étaient gradés. Ils ne pouvaient plus informer la troupe 
      des réalités qui allaient se présenter, au risque d’être désignés comme 
      traîtres à la Patrie, jugés comme tels et fusillés pour l’exemple. De tels 
      cas avaient été rapportés sur toutes les lignes de front.  
      Lorsque le bombardement du no man’s land 
      avait débuté, alors qu’ils voyaient les yeux novices de leurs pairs 
      s’illuminer de joie, ils leur avaient quand même rappelé qu’un obus, même 
      ami, pouvait avoir été mal manufacturé ou mal orienté et pouvait s’échouer 
      sur leurs propres tranchées. Le lieutenant, secrètement vexé de n’y avoir 
      pas pensé, avait feint la fierté d’être assisté de gradés aussi 
      compétents. Il avait transformé en ordre la suggestion de Louis de se 
      mettre à couvert sous les sapes renforcées de bois de charpente, creusées 
      dans les tranchées traversières menant aux secondes lignes, où se tenaient 
      les régiments de réserve qui leur succéderaient demain après le premier 
      assaut.  
      Vers quatre heures du matin, le déluge 
      d’obus avait cessé. Par le périscope, Louis avait bien constaté que, comme 
      d'habitude, peu de barbelés avaient été désagrégés. En fait, il allait 
      falloir zigzaguer parmi les trous d’obus, gorgés de l’eau des averses du 
      jour précédent. La boue allait coller aux godillots, alourdissant et 
      ralentissant encore la marche, alors que la vitesse de progression 
      constituerait l'un des rares paramètres de survie (hormis la chance) quand 
      les mitrailleuses d’en face donneraient toute leur puissance de feu.
       
      Et pour ralentir encore ceux qui n’auraient 
      pas été tués dès après le coup de sifflet commandant l’assaut, il y avait 
      ces barbelés d’enfer sous lesquels il allait falloir ramper et donner de 
      la pince coupante pour que ceux de la seconde vague puissent envisager 
      atteindre l’ennemi. Louis savait, comme ses trois amis, qu’en leur qualité 
      de première vague, les espoirs de s’en sortir étaient quasi nuls. Il avait 
      beau avoir des sympathies anarchistes et se déclarer athée convaincu, il 
      savait qu’au coup de sifflet, il invoquerait ce Dieu honni, tout en 
      hurlant comme les autres. Un appel au Tout-Puissant ne saurait faire de 
      tort…  
      Aux alentours de minuit, au lieu de rêver 
      de gloires et de victoires comme les gamins, il avait écrit une "belle 
      lettre" comme il disait, à celle qui, au village qui les avait vus naître 
      et s’unir, l’attendait. Surtout depuis sa dernière permission avec, au 
      plus profond d’elle, dans son ventre, la marque irréfutable de la fureur 
      de leur amour : cet enfant à venir pour lequel Louis essayait de se 
      convaincre qu’il allait se battre, afin qu’il connaisse un monde meilleur 
      et une patrie libre. Même lui, l’anar, essayait de s’en convaincre, ce 
      n'était pas peu dire !… Il avait encore été cité en exemple par le 
      lieutenant qui, le voyant s’appliquer à la plume, s'était remémoré un 
      autre passage de sa formation : la veille d’un assaut, encourager la 
      troupe à écrire à sa famille. On peut être imbu de ses certitudes mais 
      néanmoins oublier les illettrés… Louis et ses trois amis avaient anticipé 
      le constat de carence. Ils avaient vite repéré ceux qui n’écrivaient pas, 
      masquant leur incapacité sous la forfanterie ou arguant de l’absence de 
      famille. Avec l’aide de ceux qui avaient suffisamment fréquenté l’école 
      pour pouvoir noircir quelques lignes, ils avaient eu vite fait de veiller 
      à ce que chacun puisse partir au combat en ayant entretenu ses proches de 
      quelques-uns de ses sentiments. Les quatre anciens savaient que ce dernier 
      petit mot serait longtemps conservé comme relique familiale.  
      Une fois ces courriers achevés, il y avait 
      bien eu quelques scènes de vague à l’âme, quelques larmes qui perlaient à 
      la pensée de celles qui, là-bas, au pays… Le lieutenant n’avait guère 
      fouillé son argumentation pour galvaniser ces faiblesses naturelles : « 
      Vous êtes des hommes, tout de même ! »… « Dois-je y aller seul ? » … le 
      tout renforcé de « la Patrie qui…» et « l’honneur que...».  
      Le reste de la nuit, Louis l’avait passé à 
      se taire, à penser à sa courte vie, à se remémorer ce qu’il avait fait et 
      ce qu’il aurait dû oser faire. A celle qui portait sa descendance, il 
      savait qu’il avait dit les beaux mots qu’il fallait mais en avait-il dit 
      assez ? Vivrait-elle longtemps avec son seul souvenir ? Comment 
      parlerait-elle de lui à leur enfant ? Il se surprenait à regretter son 
      combat politique, très engagé certes, mais pas encore assez pour avoir su 
      changer le cours des choses. Il imaginait la victoire du prolétariat et 
      des utopies du début de siècle en serait-on là, à patauger dans la boue 
      dans l’attente d’une mort quasi certaine ? Même lui, le libertaire, avait 
      su être galvanisé par la défense de la Patrie…  
      o-O-o  
      Six heures et dix minutes : une estafette 
      s’est glissée de l’arrière, porteuse d’un message destiné au lieutenant. 
      Malgré son obligation morale de paraître flegmatique, il pâlit et ses 
      jambes vacillent légèrement. Il prend une bonne respiration pour s’assurer 
      qu’il pourra maîtriser les intonations vacillantes de ses ordres. « 
      Sous-officiers, caporaux et soldats : attaque dans cinq minutes. Nous 
      serons couverts par le feu des sections latérales. Chambrez vos fusils 
      mais ne tirez qu’à bout quasi touchant. Mission principale : favoriser le 
      travail des porteurs de pinces coupantes. L’arrière compte sur nous pour 
      ouvrir la voie ». Un silence glacial plane quelques secondes, 
      interrompu bientôt par quelques jurons, quelques gémissements, des pleurs, 
      et même des vivats…  
      Louis pense maintenant à lui, à sa peau. 
      Elle est loin, sa bien-aimée… S’il veut vivre encore des lendemains qui 
      chantent, il doit agir en automate. D’abord, il fait froid. Il a froid. Il 
      relève son col. Il respire profondément. Il a l’œil figé sur l’échelle de 
      sortie…  
      Coup de sifflet du lieutenant qui, de son 
      revolver, pointe les hommes pour faire accélérer le mouvement et surtout 
      pour abattre la moindre velléité de révolte ou d’arrêt de la progression. 
      C’est au tour de Louis. Bien que regardant devant lui, il croise un 
      instant le visage terrorisé de son officier. Il voit à ce regard poupon 
      dépassé par l’ampleur du carnage à venir qu’il doit craindre autant de lui 
      que de ceux d’en face. S’il glisse dans un trou d’obus, il risque d’être 
      abattu par son chef paniqué, qui l’assimilerait à un lâche feignant la 
      blessure. Le vacarme est assourdissant. Les mitrailleuses amies d’abord, 
      qui tirent depuis les côtés. Les mitrailleuses ennemies ensuite, qui s’en 
      donnent à cœur joie sur ces cibles à peine mobiles tant elles sont 
      ralenties par la boue et les inégalités du terrain labouré par les 
      pilonnages de la nuit.  
      Regarder droit devant, ne pas tomber 
      inutilement et provoquer ainsi une réaction disproportionnée du 
      lieutenant. Au fait, même s’il est sorti le dernier, est-il toujours 
      vivant, celui-là, n’a-t-il pas été abattu comme ceux que Louis vient 
      d’apercevoir choir tout autour de lui ? Il s’en fout. Lui d’abord. Face à 
      lui, deux rangées de barbelés quasi intacts entravent sa progression. Il a 
      maintenant l’excuse tactique pour se précipiter au sol. Il sort sa pince 
      coupante de son ceinturon et s’attaque à ces fils qu’il abhorre mais qui, 
      en même temps, lui octroient quelques secondes de répit. Lorsqu’on voit et 
      qu’on entend la mort autour de soi, quelques secondes de survie ont toute 
      leur importance et procurent même du bonheur.  
      Louis pourrait prendre plus de temps pour 
      poser ses gestes et faire ainsi durer sa vie. Mais il a été élevé à 
      l’école du devoir. Il continue son travail : cisailler, encore cisailler. 
      Il se fait sourd aux cris de douleur des blessés déchiquetés. Quand il 
      entraperçoit certaines blessures chez ses compagnons tombés près de lui, 
      il se dit qu’il vaut mieux être mort que de sortir de son corps des cris 
      aussi effroyables.  
      Brutalement, il n’entend plus mugir les 
      mitrailleuses ennemies. D’un rapide coup d’œil, il remarque que sa section 
      est à terre : il n’y a plus de cibles mobiles ; il n’y a plus que des 
      morts, des blessés, ou quelques survivants qui cisaillent… Le lieutenant, 
      à côté de lui, siffle pour que l’avance reprenne. Ne suscitant aucune 
      réaction, il siffle encore puis vocifère des insultes à l’égard des lâches 
      qu’il va abattre …  
      « Mon lieutenant, ils sont morts, ils 
      sont blessés, et les vivants coupent. Tenez, prenez la pince du mort à 
      côté de vous. Si vous vous y mettez aussi, peut-être que ceux de derrière 
      pourront aller plus loin ». Et de fait, derrière eux se fait entendre 
      le coup de sifflet de l’officier commandant la seconde vague. Et c’est 
      reparti : à nouveau les mitrailleuses ennemies crépitent et, 
      simultanément, Louis et le lieutenant entendent hurler les nouvelles 
      victimes. A chacun sa mission : ils ont entrouvert le passage, à la 
      deuxième vague d’essayer de finir le boulot, sinon ce sera pour la 
      troisième, puis…  
      Fi de toutes ces considérations. Les deux 
      rangées de fils sont dégagées. Louis et le lieutenant reprennent leur 
      progression. La nausée les envahit à la vue et à l’odeur des corps 
      éviscérés. Déjà l’odeur des cadavres frais est insupportable, que 
      sera-t-elle dans quelques jours, s’ils ne sont pas inhumés ?…  
      Un crépitement supplémentaire venu d’en 
      face, et le lieutenant tombe, foudroyé par un projectile au milieu du 
      front. Louis sent son estomac se révulser mais, prosaïquement, il conclut 
      que c’est une belle mort, sans souffrance, si belle mort il peut y avoir. 
      C’est un peu celle qu’il se souhaite… un peu trop peut-être… La destinée 
      l’a désigné… cette fois, c’est pour lui ! Il sent un choc à la poitrine. 
      Une onde à la fois chaude et vibrante l’envahit. A l’instant, il sait que 
      c’est fini. Il sent encore l’onde atteindre ses pieds et sa tête… puis 
      c’est le néant.  
      o-O-o  
      Quelques jours plus tard, deux gendarmes et 
      le Maire de son village viendront avertir sa veuve de son décès. Ils lui 
      remettront cette dernière lettre dans laquelle il concluait : « Si je dois 
      mourir, sache que c’est en pensant à toi et à notre petit ». Son épouse, 
      et son fils né six mois plus tard, ne pourraient comprendre qu’en réalité 
      la vie l’a quitté si vite qu’il n’a pas su penser à eux.  
      Louis est mort en ne s’imaginant pas que sa 
      femme l’attendrait jusqu’à la fin de sa propre vie, soixante ans plus tard 
      ; qu’elle prénommerait son fils Louis, en hommage au père ; qu’elle 
      s’engagerait dès l’armistice dans le combat pacifiste et anti-militariste 
      au nom du « Plus jamais ça » ; qu’elle arpenterait plusieurs fois l’an la 
      nécropole nationale où il serait inhumé sous la mention « Mort pour la 
      France » ; que son nom figurerait sur un monument au centre de son village 
      ; que son fils serait, lui aussi, jeune père de famille lorsqu’il serait 
      mobilisé vingt-cinq ans plus tard pour mourir dans un nouveau conflit 
      entre les mêmes belligérants ; que son petit-fils périrait en Algérie... 
      Lui, le militant des libertés, il n’aurait pu imaginer que sa descendance 
      se fracasserait aux répétitions de l’histoire.  
      * L’expression "procession d’Echternach" 
      est passée dans le langage courant, en référence à la procession dansante 
      d’Echternach (Luxembourg), connue dans le monde entier pour la très 
      curieuse progression des fidèles : trois pas en avant, deux pas en arrière 
      !  
      Texte de Roger Stas, Flémalle (Belgique), 
      2005  
        
          
            
              
                
                 
               | 
             
            
              
                 
               | 
             
            
              
              Chutes en cascade 
 
                
                  |   | 
                  
                  "Trente minutes de retard. Le 
                  froid était terrible. Il remonta son col…".  
                  D’un geste rageur, Vincent écrasa la mine de son crayon à 
                  papier sur le reste de la phrase restée en suspens. Il froissa 
                  la page et la jeta dans la corbeille à papier où elle alla 
                  retrouver une vingtaine de ses congénères dont la seule faute 
                  avait été de rester désespérément blanches. En regardant par 
                  la fenêtre du bureau, Vincent découvrit les premiers flocons 
                  de neige qui godillaient joyeusement dans le vent glacé de ce 
                  matin de février, et…" | 
                 
               
              Non ! Décidément, non ! Je n’y 
              arriverai pas… Ce personnage de Vincent, je ne le sens pas. Et 
              puis d’abord, où est-ce que je suis allé chercher un prénom pareil 
              ? Vincent ! Comme celui qui mit l’âne dans un pré et s’en vint 
              dans l’autre… En voilà des façons pour choisir un prénom à son 
              héros ! D’ailleurs, en parlant d’âne, pourquoi ne pas l’appeler 
              Martin tant que j’y suis ?! Pourquoi pas ?  
              Bon, David, mon garçon, tâche de 
              garder ton calme ; le plus dur c’est de commencer. Ensuite, tu 
              verras, ce sera comme d’habitude ; elle va s’écrire toute seule, 
              cette nouvelle, concours ou pas concours. Allez ! Respire un grand 
              coup. Voilà. Calme, David, calme… Réfléchis… Donc ton Vincent (on 
              laisse tomber Martin pour ce coup-ci, ok ?), lui aussi, est assis 
              à son bureau ; et il n’arrive pas à écrire son texte parce qu’il 
              bute sur la suite de cette maudite phrase. Pourquoi ? Hein, 
              pourquoi ? Voilà la clé de l’histoire, à mon avis. Il faut que tu 
              creuses cette piste…  
              
                
                  |   | 
                  
                  "…qui godillaient joyeusement dans 
                  le vent glacé de ce mois de février, et… "  | 
                 
               
              Des flocons de neige qui godillent 
              ! Ouais, c’est pas mal du tout comme image. Je ne sais pas si ça 
              plaira au jury, mais en tout cas, moi, je trouve ça plutôt bon…
               
              
                
                  |   | 
                  
                  "… de ce mois de février, et 
                  soudain, l’image lui sauta clairement à l’esprit : les 
                  flocons, la page désespérément blanche, et ce mot, « col », 
                  sur lequel il trébuchait. Sa main se mit à trembler et, tout 
                  doucement, le crayon lui glissa des doigts pour tomber, 
                  inanimé, sur une nouvelle étendue, encore vierge de toute 
                  écriture…" | 
                 
               
              Voilà ! Voilà ! Ca y est, mon 
              garçon ! Ca s’emballe, là… Tu la tiens, ton histoire ! Et puis 
              alors, le coup du crayon qui tombe inanimé ! Ils vont en rester 
              raides ! T’es un bon, David ! T’es un bon !  
              
                
                  |   | 
                  
                  " … vierge de toute écriture. A 
                  présent, Vincent pleurait ; et les yeux noyés de larmes, il 
                  revoyait le col, ce fameux col de l’Homme Mort qu’il avait 
                  atteint ce jour-là sur le coup des quatre heures de 
                  l’après-midi, alors que le vent soufflait en rafales, criblant 
                  ses vêtements et son visage de centaines de dards glacés et 
                  scintillants. La première chose qu’il avait faite alors, avait 
                  été de trouver un refuge dans le renfoncement d’un rocher pour 
                  s’abriter en attendant l’arrivée de son compagnon. 
                   Vincent sécha ses larmes d’un 
                  revers de main, renifla et se saisit à nouveau du crayon qu’il 
                  tint fermement en haut de la feuille blanche. Il hésita encore 
                  un instant, puis, après un bref soupir, écrivit :  
                   
                  « Jeudi 08 avril. 16 
                  heures.  
                  Trente minutes de retard. Le froid était terrible. Il remonta 
                  son col et consulta une nouvelle fois sa montre altimètre. 
                  Elle n’indiquait rien de bon ; non seulement François était 
                  très en retard, mais en plus le temps menaçait de se gâter 
                  encore plus. Que pouvait-il faire ? Quelle décision devait-il 
                  prendre ? Rester en continuant d’attendre l’arrivée de plus en 
                  plus incertaine de son ami, ou bien descendre à sa rencontre ? 
                  La moindre erreur de choix pouvait entraîner des conséquences 
                  dramatiques…" 
                   
                  Vincent releva le 
                  crayon de la feuille et par un mimétisme mécanique, le regard 
                  de sur ce qu’il venait d’écrire. Au dehors, les flocons 
                  avaient disparu et une trouée de ciel bleu déchirait mollement 
                  l’espace délimité de la fenêtre…"   | 
                 
               
              Ouais, ouais, ouais ! C’est bon ça 
              ! Mais maintenant, va falloir assurer la suite… Alors, 
              récapitulons : j’ai mon Vincent qui se met à écrire un récit que 
              l’on devine autobiographique. Bon; parfait ; l’histoire d’une 
              balade en montagne qui tourne au cauchemar. Bon, bon, bon… Donc, 
              Vincent arrive au sommet le premier et là, il attend… Comment 
              s’appelle-t-il déjà ? Ah ! Oui, François ! Faut pas que je m’y 
              perde, là, avec les prénoms… Donc, François est en retard. Bon. 
              Pourquoi est-il en retard, le père François ? Mystère !... Pour 
              l’instant, on s’en fout ; je verrai ça plus tard…  
              Non, là où il ne faut pas que tu te 
              plantes, mon petit David, c’est dans la logique de ton histoire : 
              Ton François, là, il est censé venir de quel côté ? Il suit, à la 
              traîne de Vincent, ou il vient à sa rencontre par l’autre versant 
              du col ?  
              D’ailleurs, tiens, en parlant du 
              col, il faudrait que je revoie ça aussi : le Col de l’Homme mort, 
              ça fait un peu trop mélodramatique ; le jury risque de tiquer… 
              Quoique… Ca existe, après tout ! Je l’ai vu sur une carte IGN de 
              Foix ; en plus, si parmi eux il y a des Ariégeois, ça va leur 
              parler du pays ; et ça, c’est tout bon pour moi ! Allez ! Je 
              garde.  
              Bon, alors ! François, il est censé 
              venir de quel côté ?  
              
                
                  |   | 
                  
                  "… une trouée de ciel bleu 
                  déchirait mollement l’espace de la fenêtre. Vincent sourit 
                  amèrement. La Nature semblait guider la lente progression de 
                  ses souvenirs jusqu’à la surface. C’était exactement la même 
                  trouée de ciel bleu qui avait ébranlé sa décision, ce soir là, 
                  sur le col. Il reprit le cours de son récit : 
                   "… des conséquences 
                  dramatiques. Il ne pouvait pas rester éternellement dans 
                  l’indécision, il le savait. De l’autre côté du col, sur ce 
                  versant nord par lequel François avait tenu à le rejoindre, la 
                  neige était extrêmement gelée et glissante ; à la moindre 
                  chute, son ami avait pu dévaler quelques dizaines de mètres 
                  avant de disparaître… Peut-être, en ce moment même, gisait-il 
                  déjà dans une crevasse, se laissant peu à peu envahir par un 
                  froid sans retour… Il décida de partir à sa rencontre. 
                  Essayant de retrouver un sursaut d’énergie face au froid qui 
                  l’assaillait lui aussi depuis qu’il avait atteint le sommet, 
                  il se délesta prestement de son sac à dos pour être plus léger 
                  dans sa course. Quand il se mit en route, dévalant le versant 
                  opposé, le ciel sembla se déchirer et une frange de bleu perça 
                  dans la grisaille environnante…" 
                  Vincent stoppa la course du 
                  crayon sur la page blanche, pour le porter à sa bouche, 
                  songeant à ce qui s’était passé ensuite ; l’abandon du sac à 
                  dos s’était révélé être une erreur, une terrible erreur… Son 
                  regard se porta soudain sur la tasse de thé dans laquelle il 
                  faisait tourner machinalement une petite cuillère ; sa vie et 
                  celle de François avaient été happées dans le tourbillon du 
                  destin, comme les particules de sucre dans la tasse…"  | 
                 
               
              Non ! Non ! Non ! Ce n’est pas bon 
              du tout, ça, l’image du destin comparé au thé dans la tasse. Ils 
              vont rigoler, les membres du jury. Ils vont dire que mon héros se 
              noie dans un verre d’eau ; je les entends d’ici ! Allez, hop ! On 
              raye…  
              
                
                  |   | 
                  
                  "…L’abandon du sac à dos s’était 
                  révélé être une erreur, une terrible erreur… A l’intérieur, il 
                  y avait une couverture de survie qui aurait pu sauver la vie 
                  de François…"  | 
                 
               
              Non ! Pas déjà. Tu es en train de 
              tuer le suspense, là ! Après pour trouver une chute surprenante, 
              ça va être coton ! Tiens, elle est bonne, celle-là ! Une chute à 
              mon histoire… Mais la chute est dans la chute, mon cher ami ! 
              Vertigineuse la chute, tu vas voir… Bon ; on n’y est pas encore... 
              Faut ménager le suspense et ne pas écrire de considérations 
              intempestives ; alors on raye aussi le commentaire sur le sac à 
              dos qui est une erreur. Allez, reprenons…  
              
                
                  |   | 
                  
                  "… songeant à ce qui s’était passé 
                  ensuite. Avait-il commis une ou plusieurs erreurs ? Ou bien la 
                  fin était-elle inéluctable. Depuis dix ans, Vincent était 
                  habité par le remord et les doutes. Une nouvelle fois, sa main 
                  se mit à trembler et sa vue fut brouillée par les larmes. 
                  Ecrire ce texte était pour lui comme une tentative ultime de 
                  se libérer de ses cauchemars. Il reprit son texte où il 
                  l’avait laissé : 
                   "Il courut comme un fou, 
                  suivant un axe nord-ouest, glissant sur des plaques gelées, se 
                  redressant aussitôt pour aller de l’avant, le souffle court, 
                  les yeux à demi scellés par le givre dont le vent du nord 
                  cousait ses paupières. En partie à cause des bourrasques, en 
                  partie parce qu’il cherchait un indice qui lui indiquerait le 
                  chemin, il avançait tête baissée. Soudain il lui sembla 
                  apercevoir une trace de pas, à un mètre sur sa droite, à 
                  moitié effacée par les bourrasques de neige givrée qui 
                  balayaient le sol en tourbillonnant…"  | 
                 
               
              Voilà. Le premier indice, la trace 
              de pas, qui va le conduire au second. C’est bon, mon action 
              progresse. Un peu trop vite, peut-être ? Au final, mon texte 
              risque d’être un peu court… Ce n’est pas grave. D’abord l’ossature 
              du récit ; ensuite, une fois le texte terminé, je reviendrai 
              dessus pour l’allonger avec tout le tralala : descriptions, 
              sentiments ; peut-être même un zeste de dialogue… C’est fou, ça ! 
              J’écris mes textes comme je ferais une recette de cuisine ; sans 
              cesse en train d’ajouter des ingrédients au fil de mon 
              inspiration. Le tout, c’est qu’il ne faut pas que le soufflet 
              retombe ; c’est fragile, c’est délicat, une nouvelle…  
              
                
                  |   | 
                  
                  "… Vincent revoyait parfaitement 
                  la marque des crampons sur le sol glacé. Il s’était agenouillé 
                  pour vérifier sa découverte et donner moins de prise au vent. 
                  Et c’était alors qu’il se relevait qu’il avait aperçu le 
                  piolet à quelques mètres sur sa droite, en contrebas de ce qui 
                  devait être le chemin. Il avait senti son estomac se 
                  contracter. 
                   « François ! » Son appel 
                  s’était perdu dans les courants d’air endiablés. Alors il 
                  avait couru, couru jusqu’au piolet. Il venait juste d’arriver 
                  près de l’objet et de s’agenouiller pour le ramasser quand un 
                  épais rideau de brume était tombé sur le théâtre du drame en 
                  train de se jouer. On n'y voyait plus à trois mètres. Un coup 
                  de vent plus fort que les autres lui fit perdre l’équilibre. 
                  Il se retrouva allongé à plat ventre, la tête vers le bas de 
                  la pente sur laquelle il se sentit partir. Il eut juste le 
                  temps de se saisir du piolet. Ensuite, tout alla très vite… "  | 
                 
               
              Ah ! Ah ! Ah ! Désolé pour toi, 
              Vincent ; mais là, je suis dans l’obligation d’accélérer la 
              cadence. Je dois aller chercher ma copine à la gare et je voudrais 
              bien terminer les grandes lignes de cette histoire avant de sortir 
              ! Alors zou ! Tu glisses, et tu tombes. Après, on verra, ok ? Je 
              t’inventerai un passé, te donnerai une fiancée, des envies, des 
              regrets. Idem pour François. Après l’avoir fait mourir, je lui 
              donnerai un peu de vie. Je parlerai de votre grande amitié, de 
              votre passion commune pour l’écriture ; et pour cette fille. Je 
              dirai la déchirure irréversible entre vous, la jalousie sourde, la 
              haine ; je… Oui, oui, oui ! C’est promis ! Mais pour l’heure, tu 
              tombes… Je n’ai plus beaucoup de temps devant moi.  
              
                
                  |   | 
                  
                  "Ensuite, tout alla très vite. 
                  Son corps, comme un projectile, pris de la vitesse. Son menton 
                  cogna brutalement le sol à plusieurs reprises, entraînant de 
                  violentes douleurs au niveau de ses cervicales. Il fut 
                  contraint de fermer les yeux, brûlés par la neige, cherchant à 
                  tâtons une aspérité à laquelle se raccrocher pour stopper sa 
                  course folle… En vain…" 
                  Vincent, en revivant la scène, 
                  pressait le crayon dans sa main, comme s’il se fut agi du 
                  piolet. Le petit bout de bois se brisa dans un craquement sec 
                  qui le fit sursauter. A présent, il pouvait apercevoir par 
                  delà la fenêtre, la nuit qui, au dehors, s’était invitée sans 
                  qu’il y prenne garde.  
                  Tout en fouillant dans les 
                  tiroirs de son bureau à la recherche d’un nouveau crayon à 
                  papier, il continua le voyage au cœur de son terrible 
                  souvenir. Il revécut avec la même frayeur le moment où il 
                  sentit son corps basculer dans le vide. Jamais il ne s’était 
                  vu aussi près de mourir. Dans un réflexe inespéré, il avait 
                  réussi à planter la pointe du piolet dans une plaque de glace 
                  plus résistante. Le geste, s’il n’avait fait que ralentir la 
                  course et la chute de son corps, l’avait néanmoins et très 
                  certainement sauvé.  
                  "… Au dernier moment il 
                  réussit à planter le piolet dans une plaque de glace. La 
                  secousse fut d’une violence inattendue. De surprise, il lâcha 
                  le manche ; empli d’épouvante, il se sentit aussitôt happé par 
                  le vide. La chute fut brève. Il rebondit sur une paroi, puis 
                  une autre et acheva sa course en tombant lourdement sur le 
                  côté. Il ressentit une douleur aiguë partir de sa cheville et 
                  remonter jusqu’au crâne où elle explosa dans un feu d’artifice 
                  qui lui fit perdre connaissance…"  | 
                 
               
              Ouf ! Cà, c’est de l’action. Allez, 
              on souffle un peu… Le temps d’aller se chercher une petite bière 
              au frigo. Voyons, quelle heure est-il; là ? Houlà ! Je n’aurai 
              jamais fini… Elle va arriver à la gare et sera furieuse si je ne 
              suis pas à l’attendre avec un bouquet de fleurs et la larme à 
              l’œil. Tant pis pour la bière… On repart dans l’action. Où est-ce 
              que j’en étais, déjà ? Ha, oui ! Je l’ai fait tomber et il s’est 
              évanoui. J’y suis allé un peu fort, peut-être ? Je lui mets quoi ? 
              Une cheville cassée. Après tout, c’est réaliste ; peut-être même 
              en deçà de la vérité. Il s’en tire bien le bougre, je trouve… 
              Allez mon petit Vincent ! On reprend ses esprits ! C’est pour la 
              bonne cause…  
              
                
                  |   | 
                  
                  "…A présent, les yeux noyés de 
                  larmes, Vincent écrivait son récit, d’un trait, revivant les 
                  dernières heures passées près du corps de son ami que la vie 
                  avait quitté. Il s’était retrouvé à son tour prisonnier de 
                  cette crevasse, blessé, sans provisions ni couverture pour 
                  lutter contre le froid qui l’envahissait. Il n’avait plus dès 
                  lors qu’à espérer l’arrivée de secours éventuels : 
                   " … Il faudrait plusieurs 
                  heures avant que la moindre colonne ne puisse rallier le col 
                  de l’Homme Mort. Et combien de temps encore avant que les 
                  sauveteurs ne trouvent son cachot de glace ? Il lui fallait 
                  surtout tromper l’attente, ne pas s’endormir pour lutter 
                  contre le froid. Il regarda son compagnon qui gisait à ses 
                  côtés, à plat ventre sur le sol. Dans la chute, son sac à dos 
                  s’était à moitié ouvert et laissait entrevoir les effets qu’il 
                  contenait. Parmi eux, il aperçut le cahier dont François ne se 
                  séparait jamais et sur lequel il aimait à prendre des notes 
                  qui lui servaient plus tard pour écrire ses romans. Dans une 
                  grimace de douleur, il se pencha sur le corps de son ami et se 
                  saisit du cahier. Il hésita une seconde, se demandant s’il 
                  n’était pas en train de violer l’intimité de son compagnon. 
                  Puis, de ses doigts déjà engourdis, il ouvrit et lut les 
                  premières lignes : « Trente minutes de retard ; le froid était 
                  terrible. Il remonta son col… " 
                  Aujourd’hui encore, Vincent se 
                  demandait quelle était l’idée de son compagnon quand il avait 
                  écrit ces lignes. Et ces trois phrases l’avaient poursuivi 
                  tout au long de ces années, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin. 
                  Alors, répondant enfin à la demande muette de François il se 
                  décida à écrire le roman que son ami écrivain lui avait laissé 
                  en guise de dernière volonté."  | 
                 
               
              Et voilà ! C’est réglé. Mon 
              histoire tient la route. Je n’ai plus qu’à m’y remettre ce soir à 
              mon retour, pour les quelques retouches nécessaires et hop, le 
              tour sera joué. Avec cette nouvelle, j’aurai ma bête de concours… 
              Voyons, quelle heure est-il ?  
              Celui qui avait écrit ce texte 
              se leva d’un bond, comme si le diable était apparu sur le 
              sous-main de son bureau. Il courut jusque dans l’entrée de son 
              appartement, saisit au vol sur le portemanteau son imperméable et 
              son chapeau, sortit en claquant la porte, descendit les escaliers 
              de l’immeuble quatre à quatre et déboula tout essoufflé dans la 
              rue. "Jamais, pensa-t-il, je n’arriverai à temps. Le train sera 
              déjà entré en gare…". Trente minutes de retard. Le froid était 
              terrible. Il remonta son col et se mit à courir.  
                Texte de Denis Sigur, 
                Blagnac (31), 2005  | 
             
            
              
                
                 
               | 
             
            
              
                 
               | 
             
            
              | 
                Rendez-vous glacial 
                Trente minutes de retard ! Le 
                froid était terrible. Il remonta son col et enfouit son nez 
                dans la niche bienfaitrice. Chaque respiration provoquait un 
                halo de buée qui s’évanouissait dans la nuit claire. Pas âme qui 
                vive à des lieues à la ronde, hormis Pataud, son fidèle 
                Terre-neuve noir de cinq ans qui ne le quittait pas d’une 
                semelle. Le mercure était descendu à moins quinze degrés, 
                température tout à fait habituelle pendant l’hiver, au Québec. 
                Le village était plongé dans un silence compact qui inspirait 
                calme et sérénité. Aucune lumière ne filtrait à travers les 
                fenêtres dépourvues de volets, comme le veut la tradition dans 
                les pays nordiques. Tout le monde dormait. Au loin, l’aboiement 
                d’un chien se fit entendre, étouffé par l’épais manteau 
                d’hermine que la nature avait revêtu. Il avait neigé presque 
                toute la journée, tout comme la veille d’ailleurs. Après deux 
                semaines de chutes de neige quasi quotidiennes, l’épaisseur 
                avoisinait les quarante centimètres. Parfois, avec l’aide d’un 
                soleil soudainement ragaillardi, les fenêtres et le toit du 
                chalet, exposés au sud, tentaient de se débarrasser du lourd et 
                envahissant fardeau qui les encombrait, et revêtaient une 
                guirlande de fines stalactites, seuls témoins d’une fonte 
                fugace. Le vent s’était levé tard dans la soirée, et avait 
                entraîné les nuages de l’autre côté du mont du Diable. Aux 
                nuages bas chargés de flocons, avait succédé un ciel étoilé dans 
                lequel trônait une lune ronde et resplendissante, dont la clarté 
                blanche était accrue par la neige.  
                Devant le portillon du jardin, un 
                bonnet enfoncé jusqu’aux arcades sourcilières, une écharpe 
                entourant son visage et les mains enfouies profondément dans les 
                poches, Mathieu réfléchissait. Il ne comprenait pas la raison de 
                ce retard. Dans sa tête, il retournait sans cesse la teneur de 
                sa lettre. Il récapitulait l’énumération des objets que son 
                correspondant devait apporter, en distinguant les indispensables 
                des optionnels, ainsi que l’heure du rendez-vous qu’il lui avait 
                fixé. Il est vrai qu’une heure du matin pouvait paraître quelque 
                peu saugrenu, mais Mathieu avait tenu compte du trajet que son 
                contact devait faire, et du caractère particulièrement secret 
                que cette entrevue devait revêtir. En tout cas, il n’était pas 
                trop tard, car aucune trace de passage n’était visible dans la 
                neige fraîche. De toute façon, il savait que ce n’était pas les 
                conditions météorologiques qui pouvaient le faire reculer et ne 
                pas venir au rendez-vous.  
                Mathieu ne savait plus trop bien 
                s’il devait rester là, à l’attendre, quitte à finir congelé, ou 
                bien rentrer, et se mettre bien au chaud tout au fond de son 
                lit. Il décida de patienter encore, l’importance de l’événement 
                primait sur son confort matériel. D’ailleurs, il aurait tout le 
                temps de se réchauffer plus tard.  
                Afin de tromper l’attente, il fit 
                quelques pas. Mathieu aimait le crissement de ses chaussures 
                dans la neige poudreuse. Il pesait de tout son poids pour que 
                les semelles laissent des traces bien nettes de son passage. La 
                petite brise qui soufflait était glaciale. Malgré qu’il se soit 
                bien couvert, comme on l’apprend aux québécois dès le plus jeune 
                âge, cet air lui décochait ses aiguilles qui lui picoraient le 
                visage, et lui transperçaient le corps. En fait, il avait enfilé 
                la bagatelle de quatre tee-shirts, un pull-over, et un blouson. 
                Car la meilleure recette pour combattre le froid n’est pas 
                fonction de l’épaisseur des vêtements, mais bien du nombre de 
                couches que l’on endosse.  
                Mathieu décida de se mettre à 
                l’abri et se dirigea vers un majestueux cèdre rouge centenaire, 
                qui lui procurerait un bouclier efficace, sans l’empêcher 
                d’observer le point de rendez-vous. Il se plaqua contre le 
                tronc, dans un petit renflement qui épousait la forme de son 
                corps, tandis que Pataud s’asseyait à ses pieds. Machinalement, 
                Mathieu sortit sa main droite de sa poche pour caresser 
                l’épaisse fourrure chaude du Terre-neuve. Celui-ci, 
                reconnaissant, lui lécha avidement les doigts. La chaleur de la 
                langue de l’animal, tranchant avec la température, lui réchauffa 
                instantanément la main, et lui procura une douceur agréable. 
                Mais le plaisir fut de courte durée. Sur sa peau humide, le 
                froid cingla à nouveau et il rentra précipitamment la main dans 
                sa poche.  
                L’odeur des aiguilles du conifère 
                donnait à l’air une senteur délicate qui parvenait aux narines 
                givrées de Mathieu. Les branches de l’arbre ployaient sous le 
                poids de la neige, et, de temps en temps, à la faveur d’un coup 
                de vent un peu plus fort, quelques paquets se dégageaient de 
                l’emprise des ramures et tombaient sur le sol en produisant un 
                bruit mat.  
                Mathieu commençait à ressentir 
                une fatigue lancinante accentuée par le froid persistant. Bien 
                qu’il ne fût pas frileux, comme la plupart des gens qui vivent 
                dans des contrées rudes, il ne sentait plus ses pieds, son nez, 
                ses oreilles. Depuis combien de temps attendait-il maintenant ? 
                Une heure peut-être ? Au fur et à mesure que son être 
                s’engourdissait, il avait perdu la notion du temps. Il leva les 
                yeux vers le ciel. Une grande partie de la voûte céleste avait 
                enfilé à nouveau son costume de nuages, et seul l’ouest restait 
                encore un peu dégagé. La lune avait progressé dans sa ronde, et 
                se trouvait maintenant au-dessus du mont du Diable.  
                Tout à coup, sans bruit, la neige 
                recommença à tomber. De gros flocons emportés par le vent 
                venaient épaissir le matelas déjà formé. Mathieu commençait à 
                perdre patience, pourtant il ne voulait en aucun cas rater son 
                rendez-vous. Peut-être avait-il été retardé, car l’homme était 
                très affairé et abondamment sollicité. Il décida de rester 
                encore un peu. Mais il fallait qu’il se mette à l’abri s’il ne 
                voulait pas finir en bonhomme de neige, car de plus en plus de 
                paquets de neige se détachaient des branches. Sur sa gauche, un 
                abri de jardin en bois teinté, avec un bûcher attenant, lui 
                proposait l’hospitalité. Mathieu sortit de dessous l’arbre 
                protecteur et s’avança courbé en avant vers le petit chalet. 
                Pataud enfila le pas de son maître, tout joyeux de bouger enfin. 
                La porte n’était pas verrouillée, seul un loquet la maintenait 
                close. Mathieu le souleva, l’acier de la clenche lui glaça un 
                peu plus la main. Il s’engouffra dans l’embrasure de la porte et 
                vérifia en se retournant que, de son nouvel observatoire, il 
                apercevait toujours le point de rendez-vous. Bien que le froid 
                régnât à l’intérieur de la petite pièce, celui-ci était 
                largement atténué par l’épaisseur des planches de la 
                construction. De plus, il était désormais à l’abri du vent d’Est 
                qui châtiait les téméraires qui s’aventuraient dehors, et eut le 
                sentiment d’une illusoire chaleur. Avisant un fauteuil de 
                jardin, il le plaça devant la porte qu’il avait soigneusement 
                entrebâillée de manière à se protéger au maximum du froid, sans 
                perdre de vue le portillon. Il s’installa dans le fauteuil en se 
                pelotonnant sous une blouse de jardinage, qu’il venait de 
                dénicher en guise de couverture. Pataud, quant à lui, se coucha 
                en rond, aux pieds du fauteuil et, pensant sans doute qu’ils 
                allaient passer la nuit là, ne tarda pas à s’endormir. 
                 
                Recroquevillé sous sa couverture 
                de fortune, Mathieu ruminait sur la teneur de sa lettre. Certes, 
                il s’y était pris assez tard, en fait une semaine avant le 
                rendez-vous, mais cela devait être suffisant, d’autant plus 
                qu’il l’avait déposée à la grande poste de Sainte Agathe. Même 
                si la distribution du courrier n’était pas des plus rapides au 
                Québec, son destinataire devait tout de même l’avoir reçue. Si 
                celui-ci avait eu besoin de chambouler son emploi du temps, il 
                l’aurait très certainement averti. Quoique ! Il ne pouvait pas 
                lui envoyer un courrier dans la mesure où Mathieu n’aurait pu le 
                recevoir à temps. Il aurait bien aimé le joindre par téléphone 
                pour s’assurer qu’il allait venir, mais il n’avait pas ses 
                coordonnées. A l’ère du portable, c’était tout de même un 
                comble, qu’une personne comme lui, grand voyageur de surcroît, 
                ne soit pas joignable. En fait, il devait être très certainement 
                attaché aux traditions et, pour éviter d’être dérangé pour un 
                rien, il avait fait le choix de s’en passer.  
                Les paupières de Mathieu étaient 
                de plus en plus lourdes. Cette attente interminable commençait à 
                avoir raison de son opiniâtreté. Soudain, sa tête partit en 
                avant, ce qui le réveilla immédiatement. Son cœur battit la 
                chamade quelques instants, puis se calma. Dans la relative 
                douceur de l’abri, il perdait petit à petit le fil de ses idées, 
                la fatigue aidant, il avait de plus en plus de mal à lutter 
                contre le sommeil. Enfin, au détour d’un battement de paupières 
                plus lourd que les autres, Morphée fut la plus forte, et 
                l’emporta au royaume des songes.  
                Soudain, il fut réveillé en 
                sursaut par son chien qui venait de se lever. Enfin il était là 
                ! De dehors aucun bruit ne parvenait à ses oreilles. Pourtant 
                l’animal était aux aguets, reniflant l’air alentours. Etait-ce 
                son rendez-vous qui venait d’arriver, ou bien une voiture 
                était-elle passée au ralenti sur la route enneigée ? Bien qu’il 
                n’ait rien entendu, quelqu’un ou quelque chose avait dû 
                réveiller son chien. Malgré la couche de tissu supplémentaire 
                dans laquelle il s’était enroulé, ses membres étaient paralysés 
                par le froid et l’inactivité. Mathieu reprenait petit à petit 
                ses esprits. Combien de temps avait-il dormi ? Il n’en avait pas 
                la moindre idée. Il regarda vers la clôture du jardin. Personne. 
                Il décida de sortir pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. 
                Rejetant la blouse d’un geste rageur, il poussa la porte et 
                sortit de l’abri. Pataud lui emboîta le pas.  
                Les abords de la propriété 
                étaient déserts. Son cœur cognait à tout rompre. Non, ce n’était 
                pas possible, il ne pouvait pas l’avoir raté ! Mathieu se 
                dirigea vers le portillon à grandes enjambées. Son esprit 
                préoccupé l’empêchait d’apprécier le bruit de ses foulées dans 
                la neige. La lune était basse sur l’horizon, mais continuait à 
                inonder d’une lueur blanchâtre toute la contrée. Arrivé à la 
                limite de la propriété, Mathieu se rendit compte que personne ne 
                s’était aventuré jusque là. Il poussa un soupir de désespoir, et 
                ressentit un grand découragement. Le vent n’avait pas fléchi et 
                lui cinglait le visage où des larmes perlèrent au bord des yeux. 
                Etait-ce le vent froid ou la déception qui causait ainsi ce 
                larmoiement ? Maintenant, Mathieu était trop las et trop 
                frigorifié pour résister plus longtemps. Grelottant de tous ses 
                membres, il décida de mettre un terme à son attente et se 
                dirigea vers l’arrière de la maison, son chien le suivant comme 
                son ombre.  
                Arrivé à la porte, il se retourna 
                une dernière fois vers le portillon. Pataud, comprenant qu’il 
                allait finir la nuit seul dans sa niche, s’assit près de son 
                maître et leva la tête vers lui avec des yeux empreints de 
                mélancolie. Après quelques caresses à son fidèle compagnon, 
                accompagnées de mots doux, Mathieu entra dans le chalet. Une 
                fois à l’intérieur, il referma délicatement la porte de la 
                cuisine. La chaleur de la pièce lui inonda le visage. Il enleva 
                ses chaussures chargées de neige puis, lentement, se dirigea à 
                tâtons dans le noir, avec le plus grand silence, afin de ne 
                réveiller personne. La maison était plongée dans le sommeil. Peu 
                à peu son corps absorbait la transition de température. Ses 
                joues commencèrent à s’enflammer et lui provoquèrent un 
                bien-être immédiat.  
                Une petite lueur clignotante 
                s’échappait du salon. Avant de se coucher, Mathieu voulait faire 
                une dernière vérification. Il entra dans la pièce où une 
                guirlande de Noël dispensait par intermittence un doux 
                scintillement coloré. S’approchant du sapin, il distingua dans 
                la pénombre ses souliers entourés de cadeaux. Ainsi, il était 
                passé pendant qu’il dormait ! Mécaniquement, il jeta un œil à la 
                pendule du magnétoscope. Celle-ci indiquait quatre heures moins 
                le quart. Combien de temps avait-il dormi dans l’abri de jardin 
                ? Du haut de ses sept ans, Mathieu pensa que le père Noël ne 
                pouvait deviner où il s’était abrité, et avait passé son chemin, 
                après avoir déposé les cadeaux. Son esprit hésitait entre la 
                joie qu’il ne l’ait pas oublié lors de sa distribution et la 
                colère de l’avoir raté.  
                Comment avait-il fait pour le 
                manquer ? Aucune trace de son passage à l’extérieur, et 
                pourtant, la livraison avait bien eu lieu. Son attelage 
                pouvait-il rester immobile au-dessus des toits ? Mathieu était 
                furieux, pensant avoir bien préparé son coup. Il avait attendu 
                patiemment que ses parents partent se coucher, et que plus aucun 
                bruit ne subsiste dans la maison. Méthodiquement, il s’était 
                rhabillé pour affronter le froid qui régnait dehors. Tout 
                doucement il était sorti de sa chambre, et s’était dirigé à 
                tâtons, dans le noir, pour atteindre le placard à chaussures de 
                l’entrée. Puis, en se déplaçant à pas feutrés, il était sorti 
                par la cuisine, où Pataud n’avait pas tardé à le rejoindre, trop 
                heureux d’une telle aubaine. Tous ces préparatifs pour rien ! La 
                déception qu’il éprouvait fit perler à nouveau ses yeux. 
                 
                Sonné par sa mésaventure, il se 
                dirigea vers sa chambre, avec une démarche de somnambule, en se 
                jurant que l’année prochaine, il tiendrait le coup. Mais, ce que 
                Mathieu ignorait à cet instant là, c’est qu’en douze mois, on 
                apprend parfois beaucoup de choses sur les secrets des grands, 
                et qu’en décembre de l’année suivante, il n’aurait plus besoin 
                d’attendre ainsi ; le mystère serait levé.  
                Texte de Dominique Griffon, 
                Le Cellier (44), 29 février 2005 
   | 
             
            
              
                
                 
               | 
             
            
              
                 
               | 
             
            
              | 
                Le Sud, trop vaste et 
                inutile 
                 Trente minutes de retard ! Le 
                froid était terrible. Il releva son col et tourna le dos à 
                la Sorbonne : ce n’était plus la peine, le cours était commencé 
                depuis longtemps, on ne le laisserait pas entrer. Il allait, au 
                hasard, comme s’il suivait la buée bleue de son souffle. Il 
                marchait vers l’Est. Et c’est comme ça qu’il rencontra le Sud. 
                Le Sud, et Nora, et toute son histoire.  
                Ce fut à l’extrémité du boulevard 
                Saint-Germain, presque dans l’ombre de l’Institut du Monde 
                Arabe, qu’il découvrit ce café "El Sur"1. De 
                l’extérieur, il regarda la décoration, les photos de tango, les 
                bouteilles de vin et les boîtes de maté sur les rayonnages. Rien 
                ne semblait à sa place, la logique de rangement lui échappait ; 
                c’était un café argentin, qui semblait avoir été installé là 
                pour lui. Gilles peinait depuis quelques mois sur son mémoire de 
                maîtrise : "Le thème du Sud dans l’œuvre de J.L. Borges". 
                 
                
                Le Sud et Borges, Gilles en avait 
                vite fait le tour. El Sur, c’était le titre de l’une de ses 
                nouvelles, cela faisait un point de départ. "Sur", c’était aussi 
                le titre de la revue dont Borges était l’un des principaux 
                animateurs, et alors ? Et puis, ce Sud, Borges l’évoquait dans 
                quelques nouvelles, quelques poèmes. Avec tout cela, il fallait 
                accoucher d’un mémoire.  
                Il entra. Le café était vide. Au 
                fond, dans l’arrière-salle qui servait aussi d’épicerie, une 
                serveuse vêtue d’un tee-shirt noir moulant, à manches longues, 
                lui lança une œillade amicale et continua à parler avec un homme 
                jeune qui semblait être le patron. Tous deux parlaient 
                l’espagnol avec l’accent doux et chuintant de Buenos-Aires. Ils 
                n’ignoraient pas Gilles, mais leur conversation semblait plus 
                importante. Gilles ne savait pas encore que toute conversation 
                entre deux Argentins est une étrange séquence aux limites de la 
                physique, qui gèle le monde extérieur et le temps futile. 
                L’observateur devient alors à peine plus présent que ces toiles 
                peintes qui, dans les petits théâtres de province, servent de 
                décor incertain aux pièces de Labiche comme de Racine : 
                l’important, ce sont les acteurs.  
                Enfin, elle s’approcha Gilles. 
                Elle était petite, à peine brune, et deux yeux noirs affilés 
                semblaient cliver son visage doré. Pas laide. Il lui demanda si 
                le nom du café avait été inspiré par la nouvelle de Borges, ou 
                par sa revue.  
                - Je ne sais pas, je vais demander à Mario.  
                Elle repartit d’un pas sinuant, 
                sans prendre la commande. Ils recommencèrent à discuter. Puis 
                Mario, en riant, entonna un tango :  
                San Juan y Boedo antigua y 
                todo el cielo,  
                Pompeya y, mas alla, 
                la inundacion 2  
                Elle continua le même tango, avec des mimiques de 
                tragédienne, croisant ses mains, ses bras, comme si elle allait 
                pleurer :  
                Sur... paredon y despues...  
                Sur... una luz de almacen...  
                Puis ils reprirent la discussion, 
                en gloussant. Elle finit par se souvenir que Gilles existait, et 
                revint :  
                - Je suis désolée, on parlait, je croyais que Sur, c’était à 
                cause du tango, vous savez – et elle le chantonna à nouveau « 
                Sur... paredon y despues... » – là, je le chantais, comme la 
                Rinaldi. Mais non, finalement, le café, ils l’ont appelé comme 
                ça à cause du poème de Benedetti, vous devez connaître, El 
                Sur también existe…  
                Il avoua qu’il n’avait jamais 
                entendu parler de ce tango ni de la Rinaldi, ni de Benedetti. 
                Elle trouva cela très drôle. Il lui dit qu’il préparait un 
                mémoire sur Borges et le Sud. Elle trouva cela encore plus 
                drôle. Gilles commanda un verre de vin blanc de Mendoza qu’elle 
                apporta en chantant Sur…una luz de almacen… Tout lui 
                semblait prétexte à légèreté ; Gilles se sentait européen et 
                lourd. Mario avait mis de la musique : Sur… Ya nunca me veras 
                como me verias, recostado en la vidriera…  
                - C’est moi qui le lui ai 
                demandé, soupira-t-elle. Vous aimez ?  
                Il craignit qu’elle n’esquisse quelques pas de tango. Mais elle 
                n’aimait pas plus que lui les situations convenues. Elle oscilla 
                simplement sur le rythme du bandonéon, chantonnant : Sou- ou- 
                our…comme pour influencer son jugement. Mario l’avait 
                appelée, on la réclamait au téléphone « Nora ! ». Et Nora, 
                puisque c’était Nora, repartit sans écouter sa réponse. Oui, 
                Gilles l’aimait bien, ce tango. Quant à Nora, il ne savait pas, 
                mais il était sûr qu’il la reverrait. Ce n’était peut-être qu’un 
                vague besoin de revanche, une frustration d’intellectuel : il 
                lui manquait tous ces Sud qui semblaient évidents à l’âme 
                argentine.  
                Il revint la semaine suivante. Au 
                bar, il n’y avait que Mario.  
                - Et Nora, elle n’est pas là ?  
                - Non, elle ne travaille que les mardis, mercredis et jeudis. »
                 
                Mario regarda partir son client avec sympathie, avec tristesse 
                surtout. Comme on observe un ami malade. Gilles revint le mardi, 
                vers quinze heures. Il n’y avait que trois clients. A son 
                entrée, Nora, vêtue du même tee-shirt noir, l’accueillit d’un 
                "Tiens, voilà l’homme du Sud". L’appellation lui plut, elle 
                faisait de lui un personnage. On ne l’avait jamais appelé 
                autrement que Gilles.  
                Mario alluma la sono. Il reconnut 
                le tango, c’était le même, Sur, mais dans une version 
                orchestrale. Quand Nora vint lui apporter un verre de vin blanc, 
                les trois clients s’en étaient allés. Elle s’assit face à lui. 
                Il n’y avait plus de moquerie quand elle demanda :  
                - Alors, l’étudiant, c’est quoi ce mémoire ?  
                Gilles lui décrivit tout le plan 
                de son travail. Elle secouait la tête de temps à autre, comme si 
                la recherche de Gilles eût été dérisoire :  
                - C’est idiot tout ce que tu lui fais dire sur le Sud, à ce 
                pauvre Borges. Si c’était vrai, le Nord devrait être le 
                contraire. Tu prétends que le Sud est brutal, silencieux, tu 
                crois que le Nord est doux ? Ou bruyant ?  
                La remarque laissa Gilles 
                interdit :  
                - Tu es étudiante en lettres, pour me dire ça ?  
                - Moi, des études de lettres !  
                Sans se lever, elle appela Mario en riant :  
                - Et toi, Mario, tu crois que j’ai fait des études de lettres ?
                 
                Puis elle lui expliqua qu’elle 
                avait toujours été serveuse. Son seul autre talent, c’était le 
                dessin. Mais si Gilles voulait bien lui expliquer, chaque 
                semaine, ce qu’il écrivait sur Borges, Nora ne demandait pas 
                mieux. Ce serait la première fois qu’elle ferait des vraies 
                études.  
                Et Gilles revint chaque mardi aux 
                heures creuses – ah, voilà l’homme du Sud ! – elle 
                écoutait, attentive. Elle avait une intelligence robuste, et se 
                contentait de grands éclats de rire quand elle ne comprenait 
                pas. Gilles entrait dans son rôle, expliquait, lui faisait lire 
                quelques textes. Il se sentait vaguement amoureux. De qui, de 
                quoi ? Peut-être de ce rapport dominateur et fragile qu’il avait 
                créé. Un mois plus tard, elle y mit fin :  
                - Tout ça, c’est idiot. Tu n’en sais rien, si c’est comme ça que 
                Borges voit le Sud. Il n’y est jamais allé, il a juste écrit 
                quelques phrases dessus. Peut-être qu’il voyait dans le Sud 
                d’autres évidences tellement énormes pour lui, pour un Argentin, 
                que ce n’était pas la peine d’en parler. Tu comprends ? 
                 
                Gilles ne comprenait pas. Tandis 
                qu’elle continuait, il se sentait soudain son élève :  
                - Si tu racontes à un ami français que tu es allé le matin sur 
                les Champs-Élysées, est-ce que tu lui diras qu’ils sont en 
                pente, que les trottoirs sont larges ? Non, même si c’est 
                d’abord à ça que tu penses. Mais tu diras simplement à ton ami 
                qu’il pleuvait sur les Champs, parce que ce matin-là, c’était le 
                détail qui comptait. Le Sud de Borges, ça doit être pareil. 
                Tâche d’abord de comprendre ce qu’est le Sud pour un Argentin. 
                Après, tes détails de Borges auront un sens, leur vrai sens de 
                détail.  
                - Mais tu le connais, toi, le Sud ?  
                - Oui je le connais, pour autant qu’on puisse le connaître. Je 
                l’ai traversé pendant un an, en autocar. Je me suis arrêtée dans 
                les grandes villes.  
                - Lesquelles ?  
                - Oh – elle hésita, comme intimidée par l’immensité du propos – 
                presque toutes, le temps de gagner un peu d’argent en faisant 
                des portraits d’enfants, dans les beaux quartiers. Parfois des 
                portraits de chevaux, à la campagne. Puis je repartais. Je suis 
                descendue comme ça de Buenos-Aires à Ushuaia. Et puis je suis 
                remontée. Alors oui, je connais le Sud. Et je peux te dire que 
                ce que tu racontes, ce n’est le Sud pour personne, même pas pour 
                Borges.  
                Brusquement, elle était repartie. 
                Et Gilles comprit qu’elle avait raison.  
                Les semaines passaient, Gilles 
                lisait ce qu’il trouvait sur le Sud. Les auteurs argentins, 
                chiliens, et même les français, Caillois et Raspail. Son tuteur 
                de maîtrise s’inquiétait, ce n’était pas le sujet, mais Gilles 
                ne s’en souciait guère. Il était épris de ce Sud mystérieux. Et 
                un peu de Nora, car elle était pour lui fille du Sud. Il venait 
                chaque mardi, et lui en parlait. Elle écoutait, pensive. Il n’y 
                avait presque plus d’éclats de rire. Quand les clients se 
                faisaient plus nombreux, en fin d’après-midi, il s’en allait.
                 
                Et parfois, le soir, ils se 
                retrouvaient, après la fermeture. Elle venait dormir chez lui, 
                elle ne se déshabillait que dans le noir. Et elle partait au 
                milieu de la nuit. Elle avait des mystères de chat.  
                Ce qui devait arriver arriva. 
                Gilles n’aima plus son avenir. Il ne se voyait plus professeur 
                d’espagnol dans un lycée de province, il n’imaginait plus se 
                rabougrir dans une petite maison qu’il aurait achetée avec 
                l’héritage de sa grand-mère. Il lui fallait la démesure du Sud.
                 
                - Et si on y partait ? On pourrait ouvrir un restaurant 
                français, à Ushuaia, ou en Patagonie.  
                Elle avait à peine ri, puis était redevenue très sérieuse.  
                - Tu sais, le Sud, c’est une terre que l’on traverse, rarement 
                une terre où on s’installe. Tu as de l’argent ?  
                - Peut-être assez.  
                Elle le regarda longuement, comme si ce n’était pas lui qu’elle 
                fixait.  
                - Si tu veux, je peux faire un repérage là-bas, aller voir ce 
                qu’on trouve à Perito Moreno, à Puerto Santa Cruz, ou Calafate. 
                Ou plus bas, à Rio Gallegos, Ushuaia.  
                Et tandis qu’elle égrenait ces 
                noms, Gilles comprit que chacun d’eux avait maintenant pour lui 
                un sens précis, chacun entraînait une cascade d’images. Il n’y 
                avait peut-être pas de Sud pour Borges, mais il y en avait un 
                pour Gilles. Il lui remit deux mille euros pour payer son 
                voyage. C’était beaucoup, mais tout était cher dans le Sud. Elle 
                tint à lui signer un reçu.  
                C’était juste avant les vacances 
                de Pâques. Quand il revint, Nora n’était pas rentrée.  
                - Elle ne reviendra plus, dit simplement Mario. Plus jamais.  
                Il raconta qu’on l’avait trouvée morte, dans son squat de 
                Puteaux. Morte d’une overdose.  
                - Tu n’avais pas remarqué qu’elle se piquait ? Vous étiez amants 
                et tu n’avais jamais vu les traces sur ses bras ? D’habitude, 
                elle faisait ça modérément, si on peut dire, un peu chaque 
                week-end. Et puis, elle s’est procuré je ne sais comment un gros 
                paquet de tune, et il n’y a plus eu de modérément. Elle a fait 
                le grand voyage.  
                Et puisqu’on parlait de voyages, 
                Gilles évoqua leur histoire de Sud. Mario hocha la tête : oui, 
                il était au courant, mais tout ça était idiot, Nora n’était 
                jamais allée au Sud. La seule fois où elle avait quitté 
                Buenos-Aires, ç’avait été pour émigrer en France avec ses 
                parents quand elle avait treize ans.  
                Mario ne savait pas que Gilles 
                lui avait proposé ce voyage au Sud, cette vie là-bas, et il 
                soupira « Maintenant, je comprends ».  
                Gilles, lui, ne comprenait pas. 
                Alors Mario continua d’une voix lasse, comme s’il se fût agi 
                d’une évidence : Gilles était chez lui en France. Nora, elle, 
                s’y sentait toujours étrangère. Elle était même devenue 
                étrangère à l’Argentine. Elle était étrangère partout, sauf dans 
                ses trips. Et voilà que Gilles était arrivé, et lui avait offert 
                un pays imaginaire, son Sud, un pays de littérature et de cartes 
                postales. Elle s’y sentait bien. Mais quand Gilles lui avait 
                proposé d’aller là-bas, elle avait eu peur de voir le rêve 
                s’effondrer, de se découvrir étrangère une fois de plus. Elle 
                avait préféré l’autre voyage.  
                Tout en parlant, Mario avait 
                remis à Gilles un CD, une compilation de quelques versions de 
                Sur que Nora avait préparée. Mario ne voulait plus l’entendre.
                 
                - Prends-le : depuis que tu venais, elle le passait souvent, ça 
                me ferait trop de souvenirs. Et puis, si tu veux bien, ne 
                reviens plus ici. Tu comprends…  
                Ce fut ainsi que Gilles repartit 
                avec tout le Sud de Nora. Presque avec Nora.  
                o-O-o 
                Gilles a passé sa maîtrise, avec 
                une toute petite moyenne. Le jury de soutenance lui a reproché 
                la première partie, ce panorama du Sud. Trop vaste, inutile. Ils 
                avaient raison, c’était exactement ça, le Sud était désormais 
                trop vaste et inutile.  
                C’est un mardi. Gilles ne fait 
                rien, il écoute l’éternel tango qui n’en finit pas de pleurer :
                 
                « Sur…  
                Nostalgia de las cosas 
                que han pasado,  
                Arena que la vida se llevo,  
                Pesadumbre del barrio 
                que ha cambiado  
                Y amargura del sueño que murio.»3  
                Il est depuis quelques mois 
                professeur d’espagnol à Dreux. Il ne va pas continuer. Il ne 
                sait pas s’il va partir pour Ushuaia, ou en finir avec la vie. 
                Peut-être les deux, en se jetant dans l’eau glacée, du haut du 
                ponton, à la sortie d’Ushuaia. Là où la route transcontinentale 
                s’achève, face au canal de Beagle, dans le repli du Cap Horn. Là 
                où meurt le Sud, là où Gilles veut le rejoindre.  
                Alors, en un bref instant 
                d’éternité, il sera l’homme du Sud.  
                
                 | 
             
            
              
                
                 
               | 
             
            
              
                 
               | 
             
            
               | 
               | 
             
            
              
                
                Retour
                à l'accueil 
               | 
               | 
             
            
              
                
                
              Accès aux nouvelles 2004 | 
              
                | 
             
           
         
       |