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        "La lettre qui se trouvait dans 
		ce livre de la Bibliothèque Rose n'était pas destinée à être lue par un 
		enfant..."
		Le sens du vent  
		La lettre qui se trouvait dans ce 
		livre de la Bibliothèque Rose n'était pas destinée à être lue par un 
		enfant. Quand Arthur l’ouvrit, il ne comprit d’ailleurs pas 
		immédiatement de quoi il s’agissait. Il pensa d’abord, en la survolant, 
		à une lettre d’amour. Une lettre secrète, cachée dans un livre rose, ce 
		ne pouvait être qu’une lettre d’amour. Elle finissait d’ailleurs par un 
		« Je vous aime » qui semblait s’adresser à quelqu'un d’éloigné. 
		 
		Agnès surprit Arthur avec la lettre en 
		entrant dans la chambre pour le mettre au lit. Il eut le réflexe de la 
		cacher, et elle s’amusa à le taquiner pour savoir ce qu’il dissimulait. 
		« Une lettre d’amour » répondit-il. Agnès crut qu’il l’avait écrite 
		lui-même et fut immédiatement attendrie. Elle l’avait toujours trouvé 
		rêveur et voyait en son neveu un jeune romantique, éternel amoureux. « 
		Tu aurais pu choisir un papier plus joli ! remarqua-t-elle en apercevant 
		le coin corné du papier jauni qui dépassait de son dos. - Je ne l’ai pas 
		écrite, rétorqua Arthur. Je viens de la trouver.  
		Agnès sembla surprise. Aucun homme, 
		hormis son frère n’était entré dans sa maison depuis la mort de son 
		mari, six ans plus tôt. Qui aurait pu laisser traîner une lettre d’amour 
		chez elle ?  
		Une femme ? pensa-t-elle alors. Mais qui 
		donc ? Elle insista à nouveau pour prendre la lettre des mains de son 
		neveu. Elle brûlait de curiosité et l’enfant s’amusait de sa supériorité 
		dans ce petit jeu improvisé. Il se leva et courut dans la chambre pour 
		lui échapper. Voyant qu’elle le rattraperait, il refusa de perdre et 
		préféra jeter la lettre par la fenêtre ouverte.  
		Un homme qui passait là vit tomber la 
		lettre et la ramassa. Curieux de voir une lettre tomber du ciel, il la 
		déplia et la lut.  
		oOo 
		Mais la lettre qui venait de tomber 
		n’était pas destinée à être lue par un passant. L’homme survola les 
		phrases, écrites de façon soignée, à l’encre noire. L’étonnement 
		l’empêcha de cerner rapidement le contenu de la lettre. Il s’arrêtait 
		sur certaines phrases, butait sur des mots. Il avait imaginé, en voyant 
		la feuille tomber par la fenêtre, que ce pouvait être un bulletin 
		scolaire qu’un enfant craintif aurait tenté de faire disparaître. Face à 
		cette écriture d’adulte, appliquée et sérieuse, sur cette feuille 
		vieillie, il fut déconcerté.  
		Il vit pourtant finalement en ces 
		phrases une lettre de rupture. Les mots « Je vous quitte » lui sautèrent 
		au visage. Le style était lourd et grave, sérieux et austère, mais en 
		même temps déterminé et indifférent.  
		Il imagina une femme, déçue et 
		meurtrie, anéantie par la lecture de cette lettre de rupture, reçue 
		tardivement de son amant bien-aimé, jetant, de rage, la lettre par la 
		fenêtre. Il ne relut pas la lettre, il ne la lut même pas en entier en 
		réalité, retenu par une sorte de pudeur et de respect pour cette femme 
		imaginaire qu’il plaignait déjà. Il ralentit le pas malgré lui, envahi 
		par une compassion subite. Il voyait en chaque homme croisant son 
		passage sur ce boulevard l’amant à l’origine de l’accablement de cette 
		femme. Il entendait le résonnement du « vous » de « je vous quitte » 
		comme une grimace sifflante de mépris. « Je vous quitte pour d’autres 
		cieux », disaient-il, « je vous quitte pour d’autres femmes », et il 
		méprisait ces hommes qui marchaient, là, sur ce même boulevard, et qui 
		étaient les bourreaux potentiels de cette femme fragile.  
		Il serra le poing de colère, mais 
		sentant la feuille se froisser sous ses doigts, il les desserra 
		brusquement. Une bourrasque de vent emporta la feuille à ce même 
		instant, loin de lui en un éclair, et haut dans le ciel l’instant 
		d’après. Il fit d’abord un mouvement dans sa direction puis abandonna 
		cette lettre de souffrance aux rafales et à l’agitation qu’elle 
		méritait.  
		oOo 
		Agnès hésita d’abord. Elle se retint de 
		gifler Arthur, car cette impertinence l’avait choquée. Sa curiosité 
		avait été brusquement éteinte par un léger vent de colère à l’égard de 
		ce gamin qui refusait de perdre à un jeu qui ne méritait même pas ce 
		nom. Mais plus que de la curiosité, c'était la soif de connaître le 
		contenu de la lettre qui l’animait soudain. Le souvenir de son époux lui 
		revenait brusquement et l’éventualité que cette lettre soit une ancienne 
		déclaration d’amour, écrite avant son assassinat, lui donnait des 
		bouffées d’espoir. Un signe, un souvenir concret, comme venant de 
		l’au-delà. Une preuve d’amour !  
		La pièce se brouilla, elle sentit ses 
		poumons se serrer dans sa cage thoracique comme si trop d’air s’y 
		engouffrait en même temps. Le bleu de la chambre et le gris de se 
		souvenirs se mêlaient pour former une chose tiède au creux de son 
		ventre. Elle en voulait à Arthur, et se précipita vers la fenêtre. Elle 
		eut le temps d’apercevoir la lettre qui tombait dans les mains d’un 
		grand homme brun, efflanqué, qui portait une fine moustache démodée. 
		Elle fit quelques pas rapides vers la porte pour courir dans la rue lui 
		réclamer la lettre, mais elle ne pouvait laisser le fils de son frère 
		seul dans la chambre, dans cette maison inconnue, à son âge, même s’il 
		était encore tôt dans la soirée et que le soleil de juillet arrosait 
		encore la ville de ses derniers éclats. Elle saisit l’enfant par la main 
		et l’entraîna dans la rue, en pyjama, lui laissant à peine le temps 
		d’attraper des pantoufles.  
		Elle rattrapa l’homme à la moustache et 
		le supplia de lui rendre sa lettre.  
		Mais la lettre s’était envolée et 
		s’échouait au même moment sur une table de café, à l’angle du boulevard 
		et d’une ruelle pittoresque appréciée des gens de passage. A cette table 
		justement, se restaurait un couple de touristes américains. L’homme 
		écarta nerveusement le papier, pensant à une feuille morte échappée d’un 
		arbre, mais la femme s’intrigua et ramassa la lettre tombée sur le sol.
		 
		oOo 
		Mais la lettre que l’homme venait de 
		prendre pour une feuille morte n’était pas destinée à être lue par une 
		touriste américaine. C'était une lettre officielle et solennelle, dont 
		les courbes des « f » et les boucles des « l » indiquaient qu’elle avait 
		été écrite avec soin. La dame ne parlait pas le français, mais en voyant 
		la série de petits tirets au centre de la lettre, elle imagina une liste 
		de courses ou de recommandations. Elle imagina un homme appliqué, assis 
		à la table de sa cuisine, rédigeant des consignes pour une nourrice 
		inexpérimentée venant garder ses enfants pour la première fois. 
		 
		Elle eut une pensée tendre pour cet 
		homme qui mettait tant d’application à rédiger ces instructions, dans le 
		souci de garantir à ses enfants l’éducation la plus droite et la plus 
		constante. Cela correspondait agréablement à l’idée qu’elle se faisait 
		du bon père de famille français, et elle savoura l’image qui lui venait 
		à l’esprit. Son mari la surprit à rêver sur cette lettre dont elle ne 
		comprenait pas un mot et plaisanta sur les femmes et le romantisme. Il 
		évoqua au passage son projet de commander au serveur un nouveau verre de 
		vin, mais sa femme refusa net, froissée d’avoir été sortie de sa rêverie 
		par le cynisme de son époux et rebutée par les prix exorbitants 
		pratiqués par les cafés français.  
		Elle le laissa donc payer avec ces 
		pièces d’euros auxquelles elle ne comprenait rien et ils se levèrent 
		pour partir. Elle hésita un instant avant de laisser le message sur la 
		table du bar, retenu du souffle du vent par les pièces de monnaie 
		éparses.  
		Le serveur vint encaisser la commande, 
		quelques instants après leur départ, déplorant l’absence de pourboire, 
		et ramassa la lettre laissée par l’Américaine avec la note de la 
		consommation. Intrigué par ces touristes, il la déplia pour découvrir le 
		type de prose que ces gens là cultivaient.  
		oOo 
		Agnès espérait retrouver une lettre 
		tendre, lui rappelant les bons moments passés avec son défunt mari. Les 
		courtes années vécues à ses côtés avaient été agitées par la maladie, 
		qu’elle l’avait aidé à surmonter. L’enfer des hospitalisations et des 
		conséquences des traitements avaient pris fin, et seules quelques 
		visites de routine lui avaient rappelé cette sombre période. Leur couple 
		s’était scellé dans ces heures noires, tandis que chacun d’eux 
		s’épuisait de son côté. Ils avaient décidé, peu avant sa mort, d’avoir 
		un enfant, et de tourner définitivement la page.  
		Elle ne savait pas par où la lettre 
		s’était envolée. Elle marchait en tous sens dans les rues, traînant 
		Arthur par le bras, le faisant trébucher parfois. « Qu’y avait-il dans 
		cette lettre ? demanda-t-elle soudain en se retournant vers lui. - Je 
		sais pas… des « je t’aime », je crois, répondit Arthur. - Tu crois ?! 
		laissa-t-elle échapper.  
		Elle était de plus en plus furieuse. 
		Après Arthur qui avait jeté le papier par la fenêtre, après l’homme à la 
		moustache qui avait eu le culot de lire sa lettre, après le vent, qui 
		avait soufflé la dernière preuve d’amour qu’elle aurait de la part de 
		son mari.  
		Elle tira Arthur par la manche et 
		continua à errer dans les rues. Arthur traînait, il était mal à l’aise. 
		Il comprenait qu’il avait fait une bêtise, mais n’en saisissait pas la 
		gravité. Qu’une lettre d’amour volante le conduise à courir les rues de 
		la ville en pyjama lui semblait une réaction disproportionnée de la part 
		de sa tante. Ils bousculèrent un couple de touristes américains qui 
		sortaient d’un café et Arthur tomba en s’écorchant le genou.  
		Agnès en profita pour s’arrêter quelques 
		instants et réfléchir au chemin à prendre. Occupée à calculer vainement 
		le sens du vent, elle ne remarqua pas le serveur du café voisin, occupé 
		à déplier la lettre.  
		oOo 
		Mais la lettre qui avait été laissée 
		sur la table par la touriste américaine n’était pas destinée à être lue 
		par un serveur de café. Le jeune homme y trouva un prétexte pour arrêter 
		un instant son travail et flâner en survolant les lignes. La journée 
		était belle malgré le vent. Il était tôt dans la soirée, et le soleil 
		gratifiait encore de ses derniers rayons horizontaux les indolents 
		attablés.  
		Il s’attendait à découvrir des mots en 
		anglais, et ne comprit pas instantanément de quoi il s’agissait. Il 
		parcourut du regard les phrases et conclut rapidement à une lettre 
		d’adieu. Elle répétait des « je pars » et le serveur imagina 
		l’Américaine qui quittait la France, laissant à ses proches, rencontrés 
		sur ce sol inconnu pour elle, une lettre d’explication. Il l’imagina 
		triste, il l’imagina déchirée de quitter un pays qui l’avait attiré 
		quelques temps plus tôt, mais qui ne satisfaisait pas ses envies. Il 
		pensa à ce qui pouvait la pousser à rentrer aux Etats-Unis, à ce qui 
		pouvait lui déplaire en France, regardant ses clients détendus, sirotant 
		sur sa terrasse.  
		Il se demanda pour quelle raison elle 
		avait laissé la lettre sur la table. Un renoncement ? Il se surprit à 
		aimer l’idée qu’elle resterait en France, comme si une fierté nationale 
		irréfléchie lui faisait apprécier a priori la présence d’une 
		quadragénaire américaine avec son mari sur le sol français. Il trouva 
		l’idée bête et se demanda ce qu’il allait faire de la lettre. Il hésita 
		à la jeter, mais repensant à ses bonnes résolutions écologiques du début 
		d’année, décida de traverser la rue pour la déposer dans un conteneur à 
		papiers. En le voyant s’éloigner, le patron du café s’indigna. Il 
		l’observait depuis quelques instants et l’avait vu rêvasser devant une 
		lettre au lieu de débarrasser les tables. Et voilà maintenant qu’il 
		traversait la rue au lieu de prendre les commandes de clients 
		impatients. Il l’appela sèchement, lui arracha la lettre des mains et le 
		renvoya travailler. La table 8 attendait ses jus de fruits. 
		 
		oOo 
		Agnès aperçut le serveur qui traversait 
		la rue dans le sens du retour, interpellé par les aboiements de son 
		patron, la lettre à la main. Elle se leva d’un bond et s’approcha du 
		gros barman. L’homme était rougeaud, le teint couperosé, avec de larges 
		bras. Il portait un tablier blanc noué autour de la taille et les 
		boutons de son gilet tiraient au niveau du nombril. Il donnait une 
		chiquenaude derrière l’oreille de son employé, le poussant vers le 
		comptoir, quand Agnès lui réclama la lettre.  
		Elle était essoufflée d’avoir couru, ses 
		joues avaient rosi et des mèches de cheveux trempées de sueur collaient 
		à ses tempes et à son front. Elle tenait toujours Arthur par la manche, 
		le pyjama déchiré au genou et l’air contrit. Entre deux souffles courts, 
		elle lui dit que la lettre était à elle et qu’elle souhaitait la 
		récupérer.  
		Le patron du café ne l’entendit pas de 
		cette oreille. Il avait rarement eu l’occasion, ces dernières années, 
		d’avoir à sa merci une femme qui lui réclamait quelque chose, et il 
		avait bien envie de faire durer un peu cette situation qui lui était 
		particulièrement agréable. Il prit un air supérieur et pincé pour lui 
		demander de prouver que cette lettre était bien à elle. Agnès soupira 
		profondément. Elle bafouilla, elle était fatiguée de cette aventure 
		improvisée qui n’avait pas de sens. Elle regarda les clients attablés 
		autour d’elle, il lui sembla que tout chavirait.  
		Elle insista, partagée entre l’envie 
		d’abandonner cette quête folle, qui lui semblait tout à coup vaine et 
		inutile, et le sentiment que la vérité était à portée de sa main. Mais 
		le barman était décidé à passer le temps en agaçant cette inconnue. « 
		Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il. Si votre nom apparaît dans 
		cette lettre, j’accepterai de vous la rendre. »  
		Elle s’impatienta, essaya saisir la 
		lettre, mais il était gros et grand, avec de larges poignets et des 
		mains de boucher. Il leva un peu la lettre au bout de son bras pour la 
		lui rendre inaccessible et s’attela à la lire.  
		oOo 
		Mais la lettre tenue à bout de bras 
		par ce gros homme agaçant n’était pas destinée à être lue par un patron 
		de bar. Il survola les premières lignes, à la façon dont il lisait 
		habituellement les commandes griffonnées par ses serveurs sur les 
		calepins de papier gris. Il s’attendait à devoir déchiffrer une écriture 
		précipitée comme celle à laquelle il était habitué, et il fut surpris en 
		voyant ces boucles si bien dessinées, une écriture masculine mais 
		appliquée et fine.  
		Il crut comprendre que la personne qui 
		écrivait la lettre se décidait à changer de vie. Un changement radical 
		qui bouleverserait sa famille et sa propre existence. Un ras-le-bol de 
		sa petite vie étriquée vers un horizon prometteur. Le patron du bar y 
		voyait peut-être un souhait bien à lui, renfermé dans son cœur, derrière 
		son comptoir, depuis des années, et qui se dessinait sous les traits de 
		palmiers, de plages de sable clair et de soleil humide.  
		Son mariage hasardeux et précoce 
		avait, depuis plusieurs années déjà, dérivé vers une cohabitation tout 
		juste cordiale, et les revenus variables de son établissement lui 
		faisaient l’effet du flux et du reflux, le laissant nu et trempé sur une 
		plage battue par le vent. L’aigreur accumulée par cette situation 
		inconfortable avait achevé de rendre exécrables ses relations avec les 
		autres humains. L’absence d’enfant était sa seule consolation, 
		encombrement inutile, selon lui, et qu’il avait réussi à refuser à son 
		épouse sans ciller depuis de longues années.  
		Il imagina l’homme de la lettre, 
		marchant sur une langue de sable quelque part près de Phuket, sans but 
		précis à part celui de flâner, sans interrogation en tête outre celle de 
		la composition du cocktail qu’il commanderait au bar dans un instant. En 
		laissant son esprit vagabonder, il avait desserré l’emprise de ses 
		doigts sur le papier qu’il tenait hors d’atteinte de la jeune femme 
		devant lui, et son bras était doucement descendu à sa portée. 
		 
		oOo 
		Agnès arracha la lettre des mains du gros 
		homme. Ses yeux le fusillèrent quand elle croisa son regard. Elle balaya 
		le papier du regard et comprit en un éclair. Cette lettre était destinée 
		à être lue par Agnès, mais elle n’était pas destinée à être lue par une 
		jeune veuve, convaincue de l’injustice de la mort de son mari. 
		 
		Elle songea soudain que cette lettre 
		pourrait peut-être l’éclairer sur l’identité de l’assassin de son mari. 
		Celui-ci avait été empoisonné par une substance fabriquée dans son 
		laboratoire, mais l’enquête auprès de ses collaborateurs n’avait pas 
		réussi à prouver la culpabilité de l’un d’eux. Elle avait elle-même été 
		inquiétée par la police, mais de toute évidence, l’empoisonneur courait 
		toujours. Elle était toujours amère en pensant que quelqu'un avait pu 
		vouloir du mal à un homme si bon, alors qu’elle ne lui connaissait pas 
		d’ennemis.  
		Elle reconnut immédiatement l’écriture de 
		son mari, cursive et soignée à la fois, et pour cette lettre 
		précisément, extrêmement soigneuse. Elle était partagée entre une 
		inquiétude vis-à-vis du contenu de la lettre, et l’espoir : au mieux la 
		vérité, au pire, quelques preuves d’amour oubliés.  
		Mais les mots qui lui sautèrent au visage 
		étaient ceux de mort et d’enfant. Elle lâcha brusquement 
		la main d’Arthur qu’elle avait tenue serrée dans la sienne pendant que 
		le patron du bar lisait, et elle s’effondra. Le gros homme, qu’une 
		pointe de culpabilité chatouillait en voyant le visage d’Agnès se 
		décomposer, la rattrapa avant qu’elle ne s’affale sur le sol. 
		 
		La lettre qu’elle tenait dans la main 
		s’échappa d’entre ses doigts et glissa sous une table du café. Le 
		serveur courut chercher un verre d’eau dès qu’il la vit vaciller. 
		Arthur, déconcerté, ramassa la lettre pendant que le barman tapotait le 
		visage de sa tante.  
		La lettre qui s’était trouvée dans le 
		livre de la Bibliothèque Rose et venait d’être ramassée sous une table 
		de bar n’était pas destinée à être lue par un enfant. Mais Arthur se 
		concentra cette fois-ci pour en saisir le sens profond et il prononça :
		 
		« Si mon amour est sincère, c'est néanmoins 
		aujourd'hui que je vous quitte. Et si votre amour est vrai, vous finirez 
		par me comprendre. Je m’adresse non seulement à ma femme, mais à toute 
		ma famille, mes amis, ceux que j’ai croisés dans ma vie et que je ne 
		reverrai plus.  
		Ma décision est réfléchie, je ne pars pas par 
		lâcheté, je ne pars pas par ennui, je pars par désespoir, parce que 
		c'est la plus belle fin que je puisse donner au cauchemar de ma vie.  
		- La maladie avait renoncé mais l’infécondité sera pour moi son ultime 
		morsure  
		- Agnès, je n’ai pas su te donner d’enfant, et j’espère que tu 
		connaîtras cette joie avec un autre que moi avant de venir me rejoindre 
		- Ne t’en veux pas, c'est seulement de ma faute  
		- Prends bien soin de ceux qui restent, ils ont besoin de toi  
		- Vous ne retrouverez pas de poison sur moi, j’ai élaboré moi-même cette 
		substance pour qu’elle puisse être ingérée plusieurs jours au préalable
		 
		A la fin, c'est toujours la mort qui gagne. 
		 
		Je vous aime" 
		Texte de Marion Decome, 
		Aix-en-Provence 
		(13), 2008  
        
          
            
              
                
                 
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                La vie en rose 
				La lettre qui se trouvait dans ce 
				livre de la Bibliothèque Rose n’était pas destinée à être lue 
				par un enfant. Pas plus que par un adulte d’ailleurs, 
				puisqu’elle aborde un chapitre douloureux de ma vie intime. 
				C’est pourquoi je ne vous livrerai pas son contenu. Ne m’en 
				veuillez pas, je suis ainsi. Je ne souhaite pas m’épancher sur 
				votre épaule. La vie est constituée pour chacun de nous de 
				petites joies et d’épreuves. Alors, si vous me le permettez, je 
				préfère partager avec vous un peu de mon quotidien et ne pas 
				vous accabler de mes douleurs.  
				Je suis Marie-Sophie de la 
				Villardière. N’ayez pas d’à priori par rapport à la particule. 
				Habituellement, on me perçoit comme quelqu’un de déjanté, de 
				loufoque, d’extravagant, mais je ne laisse pas indifférent. 
				Jugez par vous-même.  
				Cette lettre, que j’ai maintenant 
				dans la main, je l’avais insérée entre deux pages de ce conte 
				qui était rangé avec quelques autres dans la bibliothèque rose. 
				Attention, quand je parle de la bibliothèque rose, il ne s’agit 
				aucunement de cette collection qui s’adresse aux enfants. Non, 
				comprenez bibliothèque peinte en rose. Au grand dam de 
				Paul-Henri, mon époux, je n’achète les livres qu’en fonction de 
				la couleur de leur dos. Il m’importe peu de connaître leur 
				contenu, la lecture m’est fastidieuse, ennuyeuse. J’y ai 
				pourtant pris plaisir, étant petite : j’ai rêvé avec les 
				histoires de la célèbre Bibliothèque Rose. Hormis ces souvenirs 
				que je veux sublimer, je me désintéresse totalement de toutes 
				ces romances… La vie est tellement différente ! Et quelle 
				niaiserie de lire aux mômes que les garçons naissent dans les 
				choux et les filles dans les roses ! Vous allez rire, le seul 
				intérêt que présentent les ouvrages à mes yeux consiste à y 
				faire sécher des fleurs. Cette odeur évoque de telles 
				réminiscences ! Ce temps béni de mon enfance où j’étais une 
				petite fille sans souci… Où en étais-je ? Ah ! oui, la 
				bibliothèque. Je ne saurais malgré tout faire abstraction de ce 
				meuble. J’ai décidé que son intégration serait harmonieuse dans 
				le salon de notre demeure bourgeoise de la fin du dix-neuvième 
				siècle. En fait, il se remarque comme le nez au milieu de la 
				figure. Ma couleur de prédilection est le rose. J’ai donc fait 
				laquer en rose les pourtours en chêne massif. Plusieurs couches 
				ont été nécessaires pour en masquer la teinte initialement 
				sombre. Mais j’avoue que le résultat est unique. Cette 
				bibliothèque rose habille de gaieté ce salon vétuste. Imaginez 
				des tentures mordorées aux fenêtres, deux commodes vieillottes, 
				patinées, foncées, un parquet partiellement recouvert de tapis 
				aux couleurs automnales et, dans ce décor austère, ma jolie 
				bibliothèque rose. Paul-Henri me reproche de me complaire dans 
				l’infantilisme. Et si cela dénote un besoin, une nécessité ? Si 
				tel est le remède à une pathologie afin de m’assurer un 
				équilibre, pourquoi me justifierais-je ? C’est en tout cas 
				l’avis de mon psy…  
				Je veille également à respecter 
				une harmonie de tons dans la disposition des livres. Ainsi, la 
				première étagère comporte un dégradé de coloris chauds, dans les 
				marron, et sur la seconde, j’ai placé une collection terre de 
				sienne qui appartenait à feu mon beau-père. Je me suis un peu 
				lassée de ce type de classement pour la troisième étagère et j 
				‘ai fini par y mélanger tout ce que je trouvais. Cependant, il 
				m’importait d’y apposer ma touche personnelle, alors j’ai 
				retrouvé mes quelques livres de la fameuse Bibliothèque Rose que 
				j’ai insérés au beau milieu de tous ces ouvrages. Vous comprenez 
				pourquoi ? Le rose des livres rappelle le pourtour du meuble. Et 
				là, vous m’avez surprise en train d’ôter un livre de la 
				Bibliothèque Rose afin d’asseoir sur le côté de l’étagère 
				centrale, une poupée de porcelaine. C’est de ce bouquin qu’a 
				glissé la lettre.  
				Je suis très fière de cet 
				aménagement qui m’a occupée plusieurs mois, entre la conception 
				du meuble, la recherche des livres et enfin l’installation de la 
				poupée. Paul-Henri n’approuve pas du tout, mais pas du tout, mes 
				talents de décoratrice. Il n’ignore pourtant pas que c’est un 
				exutoire pour moi. Peu m’importent ses états d’âme ! Vous savez, 
				on épouse un jeune aristocrate issu d’une longue lignée, puis, 
				les années passant, surtout depuis trois ans et demi à vrai 
				dire, on découvre que le jeune aristocrate s’est métamorphosé en 
				personnage quelque peu grincheux, batifolant et papillonnant de 
				ci de là. Cependant, il veille à toujours se pavaner devant ses 
				nombreux neveux et nièces. Monsieur ne veut rien perdre de sa 
				superbe. Mon oncle par-ci, mon oncle par-là ! Mon Dieu, qu’il 
				aime être le centre d’intérêt ! Tous ces mômes qui le 
				sollicitent sans cesse, cela m’exaspère ! Non, non, nous n’avons 
				pas d’enfants. Nous sommes d’ailleurs les seuls de la famille de 
				la Villardière à n’avoir pas procréé. Je sais, mes propos vont 
				vous irriter, vous agacer, mais je les assume entièrement. Qui 
				dit rencontre, dit union, puis procréation ? Non, je dis non, ce 
				n’est pas une obligation, mais plutôt une tradition. Ce n’est ni 
				plus ni moins qu’une tradition de faire des enfants ! Et moi, 
				les traditions, je suis contrainte de m’y soumettre dans 
				certaines circonstances familiales, alors quand je peux les 
				éviter…. Il en est une, par exemple, qui perdure de génération 
				en génération dans ma famille : celle de prénommer Rose la 
				première fillette de la reproduction suivante. Ne vous offusquez 
				pas, j’ai délibérément choisi ce terme. Normalement, je devais 
				concourir, mais… Mes propos révèlent une évidente apparentée 
				avec les juments de l’écurie de Paul-Henri. Il ne supporte pas 
				non plus ce genre de parallèle. Mon cher époux manque 
				singulièrement d’humour. Mais je m’égare avec mes bavardages.
				 
				Donc, point d’enfant dans notre 
				demeure. En ce qui me concerne, c’est une question, comment 
				dirais-je, d’esthétique. Comprenez morphologiquement parlant : 
				une grossesse déforme le corps, c’est indéniable. Je sais, je 
				vous exaspère. Vous écarquillez les yeux, incrédules, je 
				subodore même une interruption de la lecture ici. N’en faites 
				rien, j’ai seulement besoin d’un interlocuteur. N’est-ce pas 
				vous qui m’avez choisie ? Je m’apprêtais à me justifier en 
				abordant mon capital minceur que je souhaite préserver. J’ai 
				cette chance, alors pourquoi s’extasier devant un ventre rebondi 
				? C’est tout bonnement de la peau distendue qui, dans la majeure 
				partie des cas, conservera des stigmates : les vergetures ! Ne 
				nous leurrons pas ! Je n’ose même pas aborder l’aspect 
				psychologique. C’est long neuf mois de… gestation ?  
				C’est précisément le temps qu’il 
				m’a fallu pour donner naissance à ma jolie bibliothèque rose. Ne 
				s’intègre t-elle pas bien ici ? Avouez qu’il fallait oser cette 
				couleur. Je suis fière d’avoir persévéré... Couleur de 
				l’enfance, de mon enfance… couleur synonyme de douceur, couleur 
				bonbonnière, voilage rose sur protection du berceau, Rose comme 
				le prénom.  
				Elle attire indéniablement le 
				regard comme le nez au milieu de la figure. Où comme une 
				disgrâce sur un visage lisse, une verrue, un bec de lièvre qui 
				toujours rappelle l’anomalie. Ne m’en veuillez pas, la nostalgie 
				s’est emparée de moi. Cette fichue lettre… Je ne puis m’exprimer 
				plus longtemps. La souffrance m’accable. Je m’étais promis de ne 
				pas vous importuner avec mes soucis. Après avoir partagé un pan 
				de ma vie avec vous, je vous dois des explications. Je laisse le 
				soin à l’auteur de vous les donner, un sanglot étrangle ma voix. 
				Ne suis-je pas sa marionnette ?  
				Depuis la réception de ce 
				courrier, il y a quatre ans, Marie-Sophie dissimule sa 
				souffrance derrière un masque d’extravagances, accentuant ainsi 
				un rien sa propension à la provocation. La lettre vient de 
				glisser de sa main. Elle est signée du Docteur Clisse, 
				gynécologue et l’on peut y lire ces mots, en conclusion d’un 
				paragraphe : stérilité irréversible.  
				Texte de Pierrette 
				Gobin-Vaillant, Commequiers (85), 2008 
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                Un foulard de soie verte
				
				 La lettre qui se trouvait dans 
				ce livre de la bibliothèque rose n’était pas destinée à être lue 
				par un enfant.  
				Hafida voulut glisser le bouquin 
				dans son sac, mais elle songea qu’il était plus prudent de le 
				tenir à la main. Le moindre geste pouvait suffire, lui avait-il 
				dit. Là-bas, elle n’aurait qu’à le ranger parmi les autres. Tout 
				le monde n’y verrait que du feu, si l’on peut dire, surtout à 
				cette heure-là. Personne ne ferait attention à ce livre un peu 
				vieillot, mais encore en très bon état. Sur sa première de 
				couverture, on pouvait voir deux garçons blonds, souriants, sur 
				un fond vert. Un plus âgé en pull à col roulé bleu et un plus 
				jeune en chemise blanche. Elle se souvint de Tarek lisant, et 
				souriant, des années auparavant. Il devait avoir sept ou huit 
				ans, pas plus. Il adorait ce livre. Il dormait avec. Et à 
				l’heure du dîner, elle était obligée de se fâcher pour qu’il ne 
				l’emporte pas à table. La couleur des cheveux mise à part, les 
				deux enfants sur l’image lui rappelaient ses deux fils, à 
				l’époque… Tarek et Abdallah.  
				Mardi 3 juin 2008, dix-neuf 
				heures quinze : une femme d’une soixantaine d’années, vêtue 
				d’une robe à fleurs et d’un foulard de soie verte, sort du métro 
				et longe la Seine jusqu’à l’entrée du personnel. Grande 
				Bibliothèque Nationale de France, François Mitterrand, entrée 
				Ouest, quai François Mauriac.  
				Au même moment, les derniers 
				visiteurs sortaient par l’entrée Est.  
				A dix-neuf heures trente, Hafida 
				commençait son service.  
				A faire le ménage dans un lieu 
				aussi prestigieux, elle ressentait une fierté certaine, comme si 
				le savoir détenu par ces milliers d’ouvrages avait pu, par une 
				promiscuité quotidienne, imprégner tant soit peu sa propre 
				personne. Elle se sentait riche de cette culture, détentrice de 
				ces connaissances accumulées pendant des siècles. A bien y 
				réfléchir cela donnait le vertige. En réalité, Hafida n’aurait 
				pu déchiffrer la moindre ligne. Elle ne savait pas lire. Dans 
				son enfance, elle avait bien appris quelques rudiments d’arabe 
				auprès de sa grand-mère, mais tout cela, c’était avant qu’elle 
				arrive en France dans les années soixante… De l’histoire 
				ancienne. Elle avait presque tout oublié.  
				A vingt heures quarante-cinq, 
				Hafida fit une pause. Sa sciatique la relançait depuis quelque 
				temps. Elle alla dans le local du personnel où elle avait laissé 
				ses quelques affaires. Elle prit un cachet dans son sac. Elle 
				allait bientôt arrêter ce boulot. Il n’était pas franchement 
				fatiguant. Non. En tous cas, moins que le précédent dans le 
				Formule un de Clichy-sous-Bois, qui avait achevé de lui ruiner 
				la santé et le moral. Avant de se rendre aux toilettes pour 
				boire un peu d’eau, elle vérifia d’une main tremblante si le 
				livre était toujours là, sous son foulard vert soigneusement 
				plié dans son casier. Lucien, du service de gardiennage, passa 
				dans le couloir. Il la salua. Hafida replaça précipitamment le 
				tissu, ferma le casier et bredouilla un « Bonsoir… » inaudible. 
				Elle sortit du local. Elle transpirait.  
				A vingt et une heures 
				trente-cinq, elle quitta le bâtiment. Deux heures par jour, six 
				jours par semaine. Cela suffisait à compléter la maigre retraite 
				laissée par son défunt mari. Bientôt, très bientôt, elle 
				arrêterait. En attendant, il lui fallait rejoindre son petit 
				appartement dans le dix-huitième. Il faisait nuit, mais la pâle 
				lune de juin qui se reflétait sur le fleuve apportait une 
				lumière douçâtre. Elle était bien. La brise tiède lui 
				réchauffait le cœur. Les souvenirs affluaient dans son esprit. 
				Le village. La grand-mère. Puis son mariage avec Ali. Pas trop 
				jeune, sa grand-mère s’y était opposée. Ses amies n’avaient pas 
				toutes eu cette chance. Elle, elle était tombée amoureuse. Ali, 
				avec ses grands yeux noirs, lui avait tout de suite paru 
				différent des autres. Trop calme et trop sérieux. Pas comme 
				elle. Elle ne pouvait pas se plaindre, non, elle avait été 
				heureuse. Elle n’avait jamais réussi à le comprendre totalement, 
				mais elle l’avait aimé. Elle se souvenait en souriant des 
				premiers temps de leur mariage. Ils allaient se promener à la 
				campagne, à quelques kilomètres seulement de Paris. Se 
				rappelait-elle encore le trajet ? C’était facile. Ils partaient 
				de la gare de Lyon et descendaient à Saint-Pierre-lès-Nemours. 
				Pourquoi Saint-Pierre ? Elle n’aurait su le dire. Au fil du 
				temps, c’était devenu un rituel. Ils étaient jeunes, alors. Les 
				choses étaient simples. Ils s’asseyaient au bord d’un champ de 
				blé et regardaient les nuages se former sur le bleu du ciel. Le 
				même ciel que dans son enfance. Lorsqu’elle murmurait des 
				secrets à l’oreille des chèvres noires avant de courir pieds nus 
				dans les cailloux. Elle jouait avec le vent. Liberté ! Elle 
				chérissait ces moments-là et conservait tous ces souvenirs en 
				elle comme des bijoux précieux. Elle ne les sortait que très 
				rarement, de peur de les abîmer, seulement pour en ôter la 
				poussière et pour le plaisir de les contempler, un peu. Pourquoi 
				aujourd’hui ? Elle le savait bien…  
				Ensuite Dieu lui avait donné deux 
				fils.  
				Un bateau-mouche bondé de 
				Japonais passa sur l’or ridé de la Seine.  
				Elle éprouva le désir intense de 
				revoir Saint-Pierre-les-Nemours et ses nuages blancs. 
				 
				A vingt et une heure 
				cinquante-deux, elle arriva à l’entrée du métro. Il était encore 
				temps de faire demi-tour. A la bibliothèque, personne ne l’avait 
				vue. Elle hésita. Non, sa décision était prise. Elle en 
				assumerait les conséquences. Tout avait tellement changé depuis 
				le temps où elle avait quitté son pays pour cette terre d’asile 
				qu’était, que devait être, la France. La réalité l’avait 
				rattrapée maintes et maintes fois. Le licenciement d’Ali. 
				L’expulsion de leur petit F2 avec les garçons encore en couches. 
				L’humiliation des petits boulots pour faire survivre la famille. 
				L’esclavage contemporain. Et puis… le jour où Tarek avait raté 
				son bac et qu’il avait quitté la maison en traitant son père de… 
				Elle voulait oublier ces mots. Personne ne l’avait plus revu. 
				Qu’était-il devenu ? Une voisine racontait qu’une de ses 
				cousines l’aurait croisé, un jour, en Espagne, méconnaissable. 
				Un clochard, elle avait dit. Des commérages. Heureusement, 
				Abdallah, le cadet était resté auprès de ses parents. Un bon 
				fils. Doux et sérieux comme son père. Il avait eu son bac, lui, 
				puis il avait fait de bonnes études. Quoi exactement ? Elle 
				n’aurait su le dire. C’était des sciences, voilà tout ce qu’elle 
				savait. Ensuite il avait voyagé. Trouver du travail en France, 
				pour un arabe, c’était trop dur, disait-il. Il était allé en 
				Angleterre, à Londres, et ailleurs aussi, plus loin. Comme il 
				lui avait manqué ! Mais son fils était revenu. Abdallah était 
				devenu quelqu’un, maintenant. Il avait des amis dans le monde 
				entier. S’il n’était pas encore marié, c’est que son travail lui 
				prenait trop de temps. Pour l’instant du moins. Il n’en parlait 
				jamais.  
				A vingt-deux heures trois, une 
				rame de métro s’arrêta devant Hafida. Les portes s’ouvrirent. 
				Elle monta. Les portes se refermèrent. Le métro redémarra. Il 
				était définitivement trop tard pour faire demi-tour.  
				Elle revit le drôle d’air 
				qu’avait eu Abdallah lorsqu’il était venu lui parler. Il n’avait 
				pas voulu tout lui dire. C’était secret. Moins elle en saurait 
				et mieux ce serait. Elle ne devait pas s’inquiéter, tout se 
				passerait bien. Un billet d’avion l’attendait pour une nouvelle 
				vie, avec lui, loin de la France et de la souffrance, avait-il 
				dit. Et puis, il n’y aurait pas de victimes. Il le lui avait 
				promis. Il fallait simplement faire un coup d’éclat. Rappeler 
				qu’on était là. N’en avait-elle pas assez de vivre terrée comme 
				une taupe ? C’était vrai. Elle en avait assez. Qu’attendait-elle 
				? Depuis la mort de son cher Ali, son avenir était 
				définitivement derrière elle. Elle n’attendait rien. Alors, si 
				elle pouvait aider son fils. Le seul être qui lui restait au 
				monde. Elle, la politique, la religion, quelle différence ? Tout 
				cela, elle s’en fichait pas mal. C’était pour Abdallah qu’elle 
				le ferait… Pas de victimes. Des livres, rien que des livres… A 
				quoi bon tous ces mensonges quand la vérité est contenue dans un 
				seul ouvrage, lui avait-il dit ! Et à trois heures du matin, il 
				n’y aurait plus personne dans les locaux. Que du papier. Elle 
				devait juste laisser le livre à la tranche rose. Ce qu’il 
				contenait était un bijou de précision et de miniaturisation. Il 
				le lui avait montré. C’était un bon fils. Il ne méprisait pas sa 
				mère. Il lui avait tout montré. Il avait délicatement relevé la 
				couverture cartonnée et, sous les deux garçons blonds, elle 
				avait pu découvrir une petite boîte noire décorée d’une lettre 
				d’or. Cette lettre, elle la connaissait. Elle avait appris à la 
				lire dans sa jeunesse. Elle faisait comme un sourire surmonté de 
				deux yeux. Le Ta’ : ت, troisième lettre de l’alphabet. Lettre de 
				l’extase divine et du retour à Dieu, lui avait expliqué 
				Abdhallah. « Ta’ » pour le son « t ». « T » comme « toulet’ » : 
				mardi, comme « tleta » : trois… ? Ou peut-être était-ce l’autre 
				« T », celui à trois points ? Hafida ne savait plus… Il était si 
				loin, le temps où elle déchiffrait sous l’œil bienveillant de sa 
				grand-mère… Mardi 3 mai, trois heures du matin… Trois comme 
				Hafida, Ali et Abdallah … T comme Tarek... Pourtant, Tarek qui 
				lisait et qui souriait était parti, il ne faisait pas partie du 
				trio. Où était la logique dans tout cela ? Qu’aurait pensé ce 
				pauvre Ali ? Qu’aurait fait sa chère grand-mère ?  
				Perplexe, elle avait observé 
				cette lettre qui la regardait en souriant, dans le livre. Puis 
				Abdallah avait refermé la couverture. Le sourire avait disparu.
				 
				A vingt-deux heures cinquante, 
				Hafida n’était toujours pas rentrée. Ni à vingt-trois heures, ni 
				à vingt-trois heures dix…  
				A trois heures, un lambeau de 
				soie verte s’envole vers des nuages grisonnants.  
				Le mardi 3 juin 2008, à trois 
				heures du matin, une très violente déflagration provenant d’un 
				champ de blé réveilla les habitants de Saint-Pierre-lès-Nemours, 
				petite bourgade tranquille de Seine et Marne.  
				Texte de Ludmila Safyane, 
				Villeubanne (69), 
				2008  | 
             
            
              
                
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                La lettre fatidique 
				Et en prime, 
				grâce à nos amis du mensuel 
				
				
				Couleur-Lauragais, un 
				quatrième texte, celui de Jean Faget, 
				Espanès (31), 2008 
				notre unique 
				lauréat du Sicoval, 
				à télécharger 
				
				
				à partir de cette page. 
				 
				Bonne lecture ! 
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