|
|
"Cette
silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l'a déjà
vue quelque part...".
Passeur d'étoile
Cette silhouette qui court sur le chemin
de halage, pas de doute, il l’a déjà vue quelque part. Du moins, c’est
ce que pense ton voisin, le jeune homme accroupi dans la boue comme toi,
c’est ce qu’il te chuchote dans le cou à voix basse. Le cœur battant, tu
le regardes plisser ses yeux d’or et de jais qui scrutent la brume de
l’aube et tu t’aplatis un peu plus derrière les roseaux. Tu appuies ta
main sur ta bouche, parce que tu as peur de crier sans t’en rendre compte.
La tête te tourne, tu t’es penchée trop vite. Le gaillard rougeaud qui ne
court plus, essoufflé, mais trotte sans conviction, arrive maintenant à
votre hauteur. Tu le sais au claquement inégal de ses galoches. Même si tu
n’avais pas baissé la tête sous les griffes d’aubépines qui te déchirent
la nuque, tu ne pourrais distinguer son visage, à cause du voile rouge qui
vacille devant tes yeux.
"Non, je ne sais pas qui c’est. En tout
cas, ce n’est pas Firmin", murmure à côté de toi la voix déçue de ton
compagnon quand l’autre vous a dépassés, son béret à la main. Il s’en sert
pour s’éventer, il n’ira pas loin. Et s’il s’arrêtait net ? Se retournait
? Tu mets à ton compagnon un coup de coude dans les côtes. L’autre
pourrait encore vous entendre. Il y a dans ta propre poitrine un tel
vacarme que tu ne comprends pas comment ces pistons de
moissonneuse-batteuse qui cognent en toi peuvent être inaudibles pour
l’homme qui passe et ne se retourne pas. "Peut-être que Firmin ne viendra
pas, finalement", chuchote la voix désespérée de ton voisin.
Du canal monte une brume d’automne dont
l’humidité s’enroule autour de tes mollets nus. Il n’y a plus de bas
depuis bien longtemps, et tes cuisses frissonnent depuis trois hivers de
guerre sous cette jupe trop mince, tes pieds sont gelés dans ces
chaussettes basses de petite fille qui aurait grandi trop vite.
Tu fermes les yeux, soixante ans après, et
c’est cette scène au bord du canal, qui revient toujours, encore et
encore. Le pont de briques à l’élégante cambrure dix-huitième, gracieux
malgré le badigeon de crépi qui recouvre la brique. Les roseaux, ou les
joncs, des tiges brunes hautes sur pattes en tout cas, aux épis grumeleux,
tout noirs. Des galoches de bois qui claudiquent, accélèrent, traînent de
nouveau. Et le froid, le froid de l’aube. Le froid qui suinte de la
dernière étoile, qui paralyse cette fin de nuit blanche. Le froid, oui,
mais tu pourrais aussi bien dire la peur. Cette glace tout au long des
veines, ce gel du souffle et du cœur, tu les as longtemps associés à la
guerre. A présent que tu es vieille, tu les sais simplement frères ou
hérauts de la mort.
Tu fermes les yeux, soixante ans après, et
c’est cette image, toujours, qui te revient. La brume monte de l’eau
boueuse et s’enroule autour de tes chevilles. Le grésil s’accroche à ta
frange, condense sur tes cils. Deux parois transparentes mais hermétiques.
Si ténues, et seules capables pourtant de tenir à distance la peur et la
mémoire. L’aube se lève, humide, glaciale. L’aube d’une nuit que tu
refuseras toujours, en souvenir ou dans tes rêves, de revivre autrement
qu’en te voyant comme une autre, en parlant de toi à la troisième
personne.
oOo
Elle lui ouvre la porte, et recule
aussitôt, dans la protection de l’ombre portée par le battant. Il n’est
pas plus tôt dans le couloir où tournoient les mouches et des particules
de poussière agitées par le dernier soleil qu’il arrache son béret d’un
geste vif. Elle voit ses yeux. Des yeux liquides, en fusion, noir et or,
on ne peut pas faire autrement que d’y plonger, mais elle sait que c’est
une erreur. Il la regarde, il regarde ses cheveux, et elle porte une main
à sa tête, gênée. La teinture marron, si laide, c’est aussi une erreur.
Mais il n’y avait plus le choix chez le droguiste, lui a dit l’homme
revêche qui lui a donné le flacon et l’a poussée dans une salle d’eau
minuscule deux heures avant le départ du train pour Toulouse.
Il a tiré un vieux portefeuille de sa poche
intérieure, il sort un cliché. C’est elle, en communiante, engluée dans de
la mousseline qui s’est jaunie avec la photo. Il les regarde, la gamine
noyée dans la gaze et elle, alternativement, avec l’intensité provocante
de ces yeux jaunes et noirs qu’elle voudrait éviter, et elle tourne la
tête, hautaine. De profil, il verra bien ce qu’il cherche. Le nez busqué,
le front bombé. Elle est juive, comment l’ignorer, elle est rousse aux
yeux verts, même avec toute la teinture marron du monde sur la tête,
malgré baptême et communion.
Les yeux parlent, maintenant. "Bonjour,
mademoiselle Odette. Moi, c’est Julien." Il lui tend une main qu’elle
touche à peine. Elle voudrait lui dire qu’il ne devrait pas conserver la
photo, pas de documents, leur a-t-on répété, ne rien savoir de l’autre.
Elle voudrait lui dire que ces prénoms sont si faux qu’ils ne les
emploieront jamais, pourquoi les prononcer ? Mais au moment où elle ouvre
la bouche, toujours en la fixant de ce regard en fusion qu’elle ne peut
plus soutenir, il déchire la photo en quatre, et puis en huit, et
lentement, toujours en la regardant, il en porte les morceaux à la bouche,
l’un après l’autre, et il avale chaque carré de papier glacé avec lenteur,
les yeux mi-clos quand il les avale, sans les mâcher, avec recueillement,
avec ferveur.
C’est là qu’elle a commencé à frissonner,
pense-t-elle. Dans le couloir, à le voir la dévorer en communiante. Son
ventre s’est tordu en huit, une sensation qu’elle connaît mais qu’elle
refuse. Elle a tourné les talons, sèchement. Après tout, ce petit
campagnard aux yeux fous, à l’accent sonore, à l’haleine qu’elle parie
chargée d’ail, c’est son passeur, pas plus. Qu’il sache la mener jusque
dans les Pyrénées et il peut bien manger sa photo.
Elle ne lui parle pas, le soir, ni en lui
servant sa part des provisions sur une moitié du papier gras, ni en
écoutant les précisions sèches qu’il lui donne sur leur voyage. C’est en
silence qu’ils calfeutrent la fenêtre pour le couvre-feu. Puis elle lui
montre les deux couvertures pliées sur le banc dans l’entrée. Qu’il s’en
arrange. Elle a installé pour elle le vieux duvet de son père dans la
cuisine, sur un carton. Elle hoche la tête devant son bonsoir.
Quand les motos sont arrivées, il a été la
trouver d’un bond dans la cuisine, souple comme un chat. Lui non plus ne
dormait pas, alors ? Les motos ne sont pas là par hasard, sur ce chemin
perdu, en pleine nuit, c’est impossible. Ils sont découverts. Ils sont
même perdus, tous les deux le savent à la panique qui leur fait rassembler
leurs pauvres affaires en un tournemain. Hier soir, ils ont déjà fait les
sacs, nettoyé derrière eux scrupuleusement. Il y a une sortie par
derrière, mais quand ils ouvrent la porte basse, le perron est faiblement
éclairé par les phares d’une voiture dont la carrosserie se découpe au
loin, dans le faisceau de lumière d’autres phares. La maison est cernée,
déjà.
Il lui chuchote dans le cou de venir en
empoignant les deux sacs d’une main ferme. Elle le suit, portant leurs
chaussures, en essayant de ne pas buter sur les angles de murs incongrus,
dans cette maison ancienne, presque vide de mobilier, mais si étrange
qu’on se heurte partout et qu’elle n’a même pas osé visiter hier en
l’attendant. Il l’entraîne au fond d’un couloir, il a son idée,
espère-t-elle, une fenêtre qui donne sur une cour cachée, sans doute,
sinon, pourquoi ? Il la pousse dans une chambre immense, vide à part une
armoire paysanne, saillie énorme devant le mur. Elle le regarde à la lueur
de la pile flageolante enlever son gilet de laine, le glisser sous un des
pieds de l’armoire, s’arc-bouter, la mettre de biais. Il la pousse dans
l’espace dégagé, stupéfaite, et elle se rend compte que l’armoire n’est
pas plaquée contre une cloison, il y a un renfoncement derrière, une sorte
d’alcôve, surélevée de la hauteur d’une marche. Il la rejoint, glisse un
pan de laine sous l’autre pied de l’armoire, puis s’agrippe à quelque
chose, une corde fixée à l’arrière du meuble, devine-t-elle. Elle
s’agrippe elle aussi, l’aide à reculer l’armoire vers eux, à la plaquer au
ras du renfoncement, elle n’a plus le choix, mais elle est folle de
colère. On entend des voix, des menaces, des coups à la porte. Son cœur
remplit l’alcôve de battements fous, quelle protection espérer de cette
cachette dérisoire, la porte d’entrée va céder, ils fouilleront la maison,
ils auront fait du petit bois de l’armoire en un tournemain, les chiens
les dépisteront. Elle est déjà morte. Elle hait ce compagnon d’une nuit,
celui qui devait être son passeur vers la liberté et qui ne l’accompagnera
qu’à la mort.
Elle le hait, infiniment.
Il pue. Il ne pue pas que la sueur, la
malchance et la mort. Cette odeur, elle la partage, sans doute. Il pue et
elle suffoque, c’est une odeur incompréhensible et écoeurante, une odeur
incroyable, inadmissible, quelque chose qu’elle n’a jamais rencontrée.
Jamais ? Pourtant, il y a longtemps... Un jour qu’un gamin a raté le
tournant sur son vélo, est allé renverser la poubelle de l’école et
valdinguer tête la première dans la ferraille. Du milieu des légumes
écrasés, des restes de viande pourris a jailli une mince forme noire, qui
s’est ruée sur les enfants accourus au bruit puis a disparu dans le
caniveau en un éclair. Et un grand a dit, - elle le revoit avec sa blouse
grise, ses mollets de coq de combat, c’était Marcel, de la classe du
Certificat -, un grand a crié, en se penchant sur les détritus, les os
dévorés de vermine, en désignant une autre forme noire, immobile celle-là
: "Bon sang, mais ça pue le rat crevé !"
Au-delà des relents de poussière et de
moisi, l’alcôve étouffante pue donc le rat crevé. Elle l’assène à son
compagnon avec hargne. Perdus pour perdus, sur le point d’être faits,
comme des rats, justement, coincés qu’ils sont dans ce trou derrière une
armoire sans style, à deux doigts de leur mort, autant qu’il entende sa
rage. Elle lui jette, plus fort maintenant, puisque la porte enfoncée qui
s’abat sur les dalles de l’entrée couvre de son vacarme l’invective: "Bon
sang, mais vous puez le rat crevé !"
Il ne répond pas. Au vacarme a succédé un
grand silence. Quand le fracas des meubles retournés signale une fouille
méthodiquement rageuse, il se serre contre elle et elle frémit, se
détourne, de terreur, de dégoût, d’autre chose peut-être, comment savoir,
son ventre n’est plus qu’une boule de feu de toute façon. Alors il lui
souffle dans la nuque, d’une haleine chaude, sans la moindre trace d’ail,
finalement, - ou bien est-ce la puanteur qui couvre tout ? - : "C’est
normal, j’en ai mis deux dans l’armoire. Deux beaux rats bien crevés."
Il ajoute dans un rire étouffé, impavide,
inconscient, provocateur, comment savoir : "On verra bien ce qu’en pensent
les chiens."
Les occupants sont partis un peu avant
l’aube. En laissant derrière eux l’empreinte de leurs cris, de leurs
aboiements, de leurs insultes. Tout l’apparat habituel des vainqueurs. Les
chiens sont venus dans la chambre, ont gémi devant les cadavres de rat au
fond de l’armoire, jusqu’à ce que leurs maîtres, l’estomac retourné, les
emmènent de force.
Il y avait eu des coups et des pleurs. Ce
sont les sanglots de l’homme qui demandait merci qui ont été le plus
difficile à supporter. Qui battait-on ? Qui suppliait ? Un ami qui avait
trahi, qui sauvait sa vie ? Quel ennemi perdait la sienne, d’avoir déçu et
fourvoyé les maîtres qu’il s’était choisis et dont la fureur se retournait
contre lui ? Quand l’homme n’a plus rien dit, un grand
silence est descendu tout à coup sur la nuit comme un drap mouillé. C’est
à ce moment-là qu’elle a vomi.
Peu avant l’aube, les phares des motos qui
démarraient ont ébloui la fenêtre sans rideaux, et un éclair a pénétré par
l’interstice de l’alcôve. Cela faisait un moment qu’elle somnolait, après
s’être évanouie, à moitié assise dans l’espace étroit, la tête posée sur
l’épaule du garçon, qui caressait les boucles soyeuses. Des boucles de
rousse, rêvait-il. Elle le lui avait dit, avant qu’ils ne fouillent la
pièce. Elle ne voulait pas mourir sans qu’il le sache, elle ne voulait pas
que son compagnon de mort la croie née avec ce cirage sur la tête.
oOo
Et puis, rappelle-toi, - cela, tu peux te
le rappeler -, il t’a sortie de l’alcôve après avoir fait glissé seul le
meuble monstrueux, arc-bouté sur son front et ses genoux. Il t’a
portée-traînée jusqu’à la fenêtre. Aucune force au monde n’aurait pu vous
faire passer par la porte défoncée. Vous avez filé sous le roncier, vous
déchirant les bras, laissant des mèches en otage aux épines, sans oser
souffler, au cas où ils auraient laissé des gardes devant la maison. Vous
avez dévalé la pente, suivi le sentier creux, et vous êtes arrivés sur le
talus qui domine, à cet endroit-là, le sentier de halage. Vous avez glissé
sur vos talons jusqu’au bouquet de roseaux, et vous avez attendu Firmin.
Longtemps. Dans le brouillard qui s’enroulait le long de tes chevilles,
qui s’insinuait entre tes cuisses serrées, qui faisait tousser le garçon
aux yeux fous. Et, à chaque passant qui venait vers vous sur le chemin de
halage, le cœur vous battait à en mourir.
Firmin n’est jamais venu. Tu n’es pas
passée en Espagne.
Tu es là pourtant, très vieille, bien
vivante. Dans la cuisine, l’homme qui vient de rapporter le journal et le
pain comme tous les jours depuis soixante ans, t’appelle à mi-voix.
L’homme qui t’a jadis confiée à sa mère, une petite femme timide qui t’a
cachée et sauvée sans mot dire, cet homme te tend une lettre de votre
petit-fils en levant vers toi ses yeux de braise. Des yeux d’or fondu
pailleté de jais, des yeux flamboyants d’étoile. Ils n’ont pas changé. Et
comme tous les matins depuis soixante ans, tu les regardes, tu leur
souris.
Texte de Magali Duru, Belberaud (31),
2004
|
|
|
Summeria Cette
silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l'a
déjà vue quelque part. Certainement un élément distracteur du
programme, mais Jonathan ne parvient toutefois pas à se remémorer
cette insertion. A moins qu'il ne s'agisse d'une fantaisie d'un
informaticien, ce qui n'avait rien d'impossible. Ils étaient
nombreux à ajouter leur petite touche personnelle à Summeria, le
programme d'élite de l'agence de voyage virtuelle qu'ils
concevaient depuis des mois. Ce qui avait tout d'abord ressemblé à
un concept de roman de science-fiction, aussi virtuel et
impensable que les univers dont ils étaient tirés, avait doucement
pris vie. De quelques gribouillis sur une feuille de papier
étaient nées des lignes de codes de plus en plus complexes, mais
qui parvenaient sans cesse à repousser les limites du possible.
Après presque un an d'études,
d'essais et d'erreurs, ils avaient créé la Porte. La Porte était
l'accès au programme, l'entrée qu'empruntait le voyageur. Selon
les coordonnées saisies et les souhaits émis, ce dernier se
retrouvait dans l'un des dix-huit lieux virtuels contenus dans la
mémoire de l'ordinateur : montagne, île, plage, planète
extraterrestre, jusqu'à la chambre à coucher. Tout y était, et
tout y était parfait. De la température de l'eau aux serveuses,
virtuelles également…
Summeria allait rapporter une somme
d'argent plus que colossale, aussi monstrueuse qu'était cette idée
sur laquelle nul n'aurait misé le moindre centime voilà à peine un
an, persuadé qu'il s'agissait là de science-fiction et que cette
dernière devait rester ce qu'elle était, à savoir l'idée d'un
futur que l'on ne connaîtrait jamais de son vivant. Voire tout
simplement une utopie à la limite du ridicule. Dans le monde de la
Bourse, aujourd'hui, on ne parlait que de ça. Les plus fortunés
avaient déjà réservé leur place, et les plus pauvres en parlaient,
les yeux brillants d'excitation, dans l'espoir de connaître un
jour ce rêve éveillé à l'intérieur duquel il était possible de
prendre des photographies et de rentrer chez soi avec une cassette
emplie de souvenirs filmés à la caméra numérique.
Mais il y a cette silhouette, qui
court sur le chemin de halage. Aucun être vivant, animal ou
humain, n'a encore été implanté dans le programme. Il n'y a
d'ailleurs aucun souffle de vent dans les arbres, aucun nuage
glissant sur la surface uniforme du ciel. Le monde est figé ; les
vagues donnent la sensation de vouloir s'abattre sur le rivage
sans toutefois oser déclencher cette avalanche d'écume qui va
entraîner dans son courant les millions de pixels de sable fin, de
cailloux multicolores et d'algues au touché caoutchouteux. On peut
s'enfoncer dans la poudreuse sans provoquer le moindre bruit de
succion, hurler à pleins poumons sur les bords de falaises
enchantées sans avoir le retour du plus petit écho, témoin du
réel. Tout est là, jusqu'au moindre brin d'herbe, attendant le
coup de baguette magique pour prendre vie.
Tout, excepté cette silhouette qui
commence déjà à disparaître aux yeux de Jonathan. Il s'agit sans
aucun doute d'un parent d'un informaticien, un enfant ou peut-être
même la petite amie de l'un de ces jeunes génies qui ne peuvent
s'empêcher d'apposer leur marque de fabrique dans les lignes de
programmation. Transformant leur travail en jeu. A moins que…
- Et merde ! crache Jonathan, en se
mettant en marche, prenant la direction empruntée par la
silhouette. Comme si que je n'avais que ça à foutre !
L'extrémité des herbes les plus hautes est coupante, ce qui n'est
que l'un des nombreux bugs de programmation que Jonathan a signalé
sans le voir aussitôt corrigé. Il s'était plus d'une fois entaillé
le bout des doigts, au gré de ses rondes qui avaient pour unique
but de détecter les erreurs et de les noter sur un calepin
électronique. Dans toute évolution technique, il subsistait la
bonne vieille méthode qui consistait à écrire simplement les
corrections à apporter, à lancer le programme pour connaître les
éléments à améliorer avant de le réinitialiser ; il en était la
preuve vivante. Qu'était un super ordinateur sans le dépanneur qui
mettait les mains au cœur des cartes électroniques recouvertes de
poussières, de fils emmêlés, et de composants à changer ?
Jonathan émerge de ses pensées en
apercevant une nouvelle fois ce qui n'est pour le moment qu'une
simple silhouette. L'ombre des arbres créée artificiellement est
immobile, tout comme l'astre solaire qui semble bêtement accroché
au-dessus des collines lointaines. Ce qui n'empêche pas l'être,
homme ou femme, de s'engouffrer dans l'un de ces pans ténébreux
pour disparaître aux yeux du vérificateur. Courant presque pour
rejoindre la forme, Jonathan est forcé de reconnaître qu'il ne
sait pas dans quelle direction elle s'en est allée. Voire même si
elle est toujours là. S'il s'agit d'un programme créé en boucle,
elle apparaîtra toujours au même endroit, parcourant une distance
prédéterminée, pour s'évanouir dans le néant et réapparaître
encore à son point de départ, dans une course sans fin. Il y avait
parfois de quoi devenir fou.
- J'espère que ce n'est pas un virus, chuchote alors Jonathan en
regardant tout autour de lui. Ouais, un virus, il ne manquerait
plus que ça !…
Il leur reste encore six mois pour
fignoler Summeria, apporter les sons, les odeurs, et l'étincelle
de vie dans les regards des danseurs, des serveurs, et de tous les
personnages, humains et animaux y compris, à implanter. Si ces
poupées informatiques dorment paisiblement dans leur carton
électronique, ces milliers de dossiers informatiques fermés à
clefs dans les ordinateurs de la société, les animer aux endroits
stratégiques et leur donner un aspect résolument humain est une
autre aventure…
Un mouvement sur la gauche fait
tourner la tête du vérificateur. Comme s'il poursuivait une proie
- mais n'est-ce finalement pas le cas ? - Jonathan se penche en
avant et se met à courir, d'abord sans prononcer le moindre mot
puis, réalisant que ce qui s'agite devant lui n'est pas le fruit
de son imagination, en hurlant :
- Hé, vous ! Arrêtez-vous immédiatement !
Sa voix est plate, comme s'il se
trouvait confiné dans une petite pièce, et ses sens partent alors
en vrille. La vitesse de ses mouvements ne correspond pas à la
distance qu'il parcourt, et l'espace d'un battement de cœur, tout
ce qui l'environne se fige, ralentissant la courbe du temps et
l'emprisonnant dans cette étrange spirale électronique. Jonathan
ressent un violent haut-le-cœur, et manque de tomber. Mais il
connaît la procédure : fermer les yeux, compter jusqu'à dix en
reprenant sa respiration, et déglutir une bonne fois avant de
rouvrir les yeux. Ce qu'il s'applique à faire. Avant d'avancer
d'un mètre, puis de deux. Le temps semble être reparti, aussi
simplement que les aiguilles d'une montre se remettent à tourner
après un mouvement sec du poignet. Jonathan ne pensait pas que le
programme contenait encore des bugs de cette importance. Les
informaticiens allaient avoir du boulot pour corriger ce genre de
distorsion.
Jonathan se remet ainsi en marche.
Tout d'abord d'un pas malhabile, encore nauséeux, puis il entame
un petit trot qui ne lui demande pas trop d'efforts et permet,
l'espère-t-il, d'amoindrir la distance qui le sépare de celui ou
celle qui se trouve devant lui. L'espace d'un instant, il espère
qu'il s'agit d'une jeune et jolie femme, produit informatique ou
non - après tout, il ne devrait pas déceler la moindre différence
dans cet univers presque onirique - qui serait l'une des entités
tests dont il avait entendu parler. Un programme codifié des plus
simples, uniquement pour vérifier les jonctions et les relations
entre objets complexes - les êtres humains virtuels - et les
objets de nature simple - tables, chaises, ou encore un lit.
Ainsi, quand il distingue une fois encore une ombre glisser entre
les herbes folles et les arbres qui attendent un premier souffle
de vent pour s'animer, c'est d'un pas plus rapide et le cœur
quelque peu excité qu'il se remet à la poursuite de sa proie.
Cette dernière ne semble pas aller bien plus vite que lui,
poussant l'allure pour rester le plus éloignée possible de son
poursuivant sans toutefois lui échapper. Comme si tout ceci
n'était rien d'autre qu'un jeu. Mais l'heure défile et Jonathan
commence à s'impatienter. Il doute qu'il s'agisse finalement de la
femme de ses rêves, et ce qui était un instant auparavant un objet
de fantasme se transforme bien vite en tourment personnel. C'est
bien la première fois qu'un programme le fait ainsi tourner en
bourrique !
Il court encore pendant une
vingtaine de mètres, évitant une suite de haies magistralement
coupées dégoulinant toutefois de pixels colorés, avant de se
cogner la tête sur une branche invisible d'un arbre dont il manque
une troisième dimension : écorce et feuillages ne semblent être
qu'un simple poster suspendu en l'air, sur le point de s'écrouler.
Puis il remarque une dernière fois la silhouette. Elle semble
s'être réfugiée derrière une autre anomalie du décor, un pan
lumineux qui ressemble à un mur mais qui n'est rien d'autre qu'une
texture manquante au paysage. L'herbe a disparu sur plus d'un
mètre carré, ainsi que tout ce qui se trouve au-dessus d'elle, et
ce sur un mètre cinquante de haut, pour être remplacé par un blanc
persistant - une absence totale de données. La silhouette de
l'individu se détache ainsi bel et bien du reste du paysage
édénique bien que dénué de la chaleur qui le rendrait normalement
accueillant.
- Halte là ! crie une nouvelle fois Jonathan, qui s'arrête
également pour reprendre son souffle. Vous n'irez pas plus loin,
c'est dangereux de s'aventurer dans un espace buggé comme celui-là
!
S'il pense tout d'abord que la
menace qu'il vient d'exprimer ne sert qu'à décourager celui qui
vient de le faire courir pendant presque vingt minutes dans un
univers qui n'existe pas vraiment, Jonathan réalise immédiatement
que cette partie de Summeria est effectivement dangereuse. Il
avance ainsi de quelques mètres, observant la combinaison de
l'intrus qui lui tourne le dos, semblable à celle que tous
utilisent pour s'aventurer dans le programme. Il s'agit d'un
homme, sans aucun doute, étant donné la largeur de ses épaules et
son maintien, très peu féminin. Jonathan est quelque peu déçu mais
ne laisse rien paraître quand il annonce d'une voix qui se veut
accueillante :
- Je vais vous ramener à la Porte, et je vous promets de ne pas
faire d'histoires… Si, de votre côté, vous ne m'en créez pas
davantage. Vous m'avez fait courir comme un beau diable, vous
savez ?
Jonathan laisse échapper un petit
rire sans joie, avant de butter sur une masse de fines herbes
compactes, aussi dure qu'un caillou, et de chuter en avant. Fort
heureusement, le tapis d'herbes qui s'étend devant lui est aussi
doux et lisse que la moquette d'une chambre d'enfant, et le
vérificateur se reçoit sur les mains sans le moindre mal. Quand il
se relève, l'homme a disparu.
- Là, vous cherchez les problèmes, l'ami ! lance-t-il, quelque peu
mal à l'aise devant cet hurluberlu qui ne semble pas décidé à
quitter cet univers. Si vous cherchez les filles en bikini et les
boissons gratuites, j'ai le regret de vous dire que tout ceci n'a
pas encore été implanté. Alors ne me rendez pas la tâche plus
difficile qu'elle ne l'est déjà, et venez avec moi, qu'on sorte
d'ici !
Pas de réponse.
- Et merde ! crache-t-il.
Jonathan s'approche ainsi de la
tâche lumineuse, dernier endroit auprès duquel se tenait l'intrus.
Espérant y déceler un indice, d'une part destiné à son calepin
électronique afin de notifier l'anomalie, et d'autre part pour
savoir dans quelle direction cet empêcheur de tourner en rond s'en
était allé. Jonathan sait qu'il ne peut franchir la Porte et
réinitialiser Summeria s'il y a encore un individu au cœur du
programme. Cela reviendrait, pour ce dernier, à se retrouver dans
une cellule capitonnée aux murs se reculant sans cesse, donnant la
sensation d'une liberté infinie, mais dénuée de porte ou d'un
quelconque moyen de s'échapper. Le vérificateur avait bien
l'impression que ce petit jeu allait durer encore quelques heures.
Jonathan fait face à l'anomalie. Se
tenir devant une portion dénuée de couleur, de texture, et ce en
plein milieu d'un décor qui semble, lui, tout à fait réel, met ses
sens sans dessus dessous. Cela lui rappelle la première erreur du
programme, qui avait intégré dans le même instant le principe du
jour et de la nuit ; le soleil avait ainsi eu rendez-vous avec la
lune, dans un tableau irréel que l'esprit humain réfutait,
obligeant ceux et celles qui avaient été les témoins d'un tel
phénomène à quitter les lieux dans les minutes qui avaient suivi
tant le malaise était grand. Jonathan ressent de nouveau cette
insidieuse sensation de danger ; ce sentiment que, d'un instant à
l'autre, quelque chose de terrible va arriver. Il est tenté de
reculer d'un pas pour s'éloigner de ce carré blanc presque irréel,
par peur d'être soudain aspiré dans son néant. Mais il se force au
contraire à s'en rapprocher, tendant la main dans sa direction. Ce
n'est après tout qu'une image qui manque, une information visuelle
composée de codes - des 0 et des 1 - et rien de plus. Et pourtant,
quelque chose en lui lui ordonne de tourner les talons et de fuir
cet endroit.
Jonathan plisse les yeux. À l'affût
de toutes informations qui pourraient lui permettre de clore au
plus vite ce triste chapitre d'une journée d'un vérificateur, il a
la curieuse impression que les rôles viennent de s'inverser. Qu'il
y a désormais quelqu'un derrière lui, qui le poursuit avec la même
détermination que lui-même poursuivait cet homme qui vient de
nouveau de lui échapper. Un autre vérificateur - ce qui est
impossible sur une aussi petite portion de terrain - ou bien un
informaticien venu scanner quelques plans à upgrader ? Cela ne
peut pas être, en tout cas, son mystérieux coureur qui n'a pas de
quoi se cacher pour parvenir à le prendre à revers. Ce dernier
avait dû plonger à travers la tache blanche, et ainsi disparaître
de son regard suffisamment longtemps pour élargir la distance qui
les séparait l'un l'autre. Le carré lumineux ne permet pas de
discerner ce qui se trouve derrière, véritable tache d'encre
étouffant le passage culminant d'un livre, effaçant à tout jamais
des informations capitales pour la compréhension du lecteur. C'est
du moins ce dont se persuade Jonathan qui commence à ne plus se
sentir véritablement à l'aise dans un monde que ses sens tentent
d'accréditer alors qu'il sait pertinemment que rien n'existe
autour de lui. Il se sent curieusement désorienté, comme si le
temps était de nouveau sur le point de ralentir avant de repartir
de plus belle. Jonathan se retourne ainsi, persuadé qu'il y a bel
et bien quelqu'un derrière lui, se raccrochant à cette idée, et
espérant qu'il s'agit là d'une main secourable qui mettra un terme
à cette chasse éperdue.
Il laisse échapper un hoquet de
surprise en voyant l'homme buter sur ce qui est un petit muret
d'herbes fines, dur comme un caillou, et tomber à terre, mains en
avant. Jonathan sait qu'exceptée cette autre anomalie qui rend ces
quelques centimètres carrés d'herbe solide comme du béton, le
tapis imagé de vert est aussi doux que la moquette d'une chambre
d'enfant. Il le sait parce que c'est lui qu'il voit tomber. Il
comprend, bien que trop tard, tout comme son poursuivant l'a
compris avant lui, qu'il se poursuit sans cesse, qu'il est
lui-même un bug du programme. Avant qu'il n'ait le temps de faire
un geste, il disparaît, le fait de s'être vu ayant mis fin à la
section de la boucle qui le faisait revenir et courir sans cesse.
Comme un élastique qui, étiré à son maximum, revient à son point
de départ sous peine d'éclater, avant de se tendre une nouvelle
fois, encore et encore, parcourant toujours la même distance sous
peine de cesser d'exister.
Jonathan cligne des yeux. Du coin
de l'œil, il croit avoir distingué une silhouette qui court sur le
chemin de halage. Curieusement, il lui semble l'avoir déjà vue
quelque part. Un élément distracteur du programme, sans aucun
doute, mais il connaît la procédure : il ne peut franchir la porte
et réinitialiser le programme si Summeria n'a pas été entièrement
évacuée. Il se met alors à courir, prenant garde aux herbes
parfois coupantes, dressées ci et là autour de lui, en espérant
que cette histoire sera réglée au plus vite.
Texte de Grégory Covin,
Rouen (76), 2004 |
|
|
Une rêve-partie dans le vent
Cette silhouette qui court sur le
chemin de halage, pas de doute, il l’a déjà vue quelque part.
Interrompant sa toilette minutieuse, entamée quelques instants
auparavant au milieu du chemin, le félin regarde fixement dans
la direction d’où provient l’intrus, prenant ainsi la posture
d’une statuette égyptienne.
« Qui cela peut-il être, de si bon matin ? », se demande-t-il.
Au loin, l’inconnu qui approche
court face au vent d’autan, un vent qui souffle régulièrement
sur la plaine en cette fraîche matinée d’automne. Évariste ne
lui trouve pas l’allure d’un de ces joggeurs comme il en voit
passer de temps à autre.
« Il a l’air bien pressé... »
Au fur et à mesure que l’homme se rapproche du guetteur qui le
dévisage, celui-ci peut reconnaître ses traits qui se précisent
:
« Ça y est ! pense-t-il, on dirait le fils du voisin. »
Dans sa précipitation, l’homme
qui continue sa course en direction de l’écluse ne prête nulle
attention à l’animal qui se tient au beau milieu du chemin,
quelques mètres au-devant de lui.
« Mais Macarel ! Il est fou ! Il va bien me marcher dessus ! »
Mu par son instinct de survie, l’animal a tout juste le temps de
se réfugier, en quelques bonds rapides, sur la branche d’un
arbre tout proche. De là, il pousse un cri de colère chuintant
qui exprime à la fois sa frayeur et sa fureur.
« Non mais quel ahuri ce type ! Quelle frousse il m’a fichu ! Il
mériterait que je lui grafigne les mollets. »
En un instant, le matou a senti l’adrénaline bouillir dans ses
artères. Son beau pelage tigré en est encore tout hérissé tandis
que son cœur bat la chamade. Néanmoins, depuis le perchoir qu’il
vient d’investir si précipitamment, il peut parfaitement
apercevoir la scène qui se déroule maintenant près de l’écluse,
à une vingtaine de mètres de l’arbre où il s’est posté. Le jeune
homme qui a failli le renverser, tout essoufflé par sa longue
course, a atteint la porte d’une maisonnette près de l’écluse :
la maison de la vieille Pétronille.
Pétronille ? C’est l’éclusière
septuagénaire. Depuis quarante ans, c’est elle qui ouvre et
referme plusieurs fois par jour les vantaux et les vantelles de
l’écluse. C’est elle aussi qui aide les navigateurs, parfois peu
expérimentés, à passer sans encombre d’un bief à l’autre du
canal. En ce début d’automne, elle passe l’essentiel de ses
journées à l’abri dans la maison éclusière, à remplir quantité
de grilles de mots-croisés ou à tricoter. Il faut dire que le
fond de l’air est déjà bien frais pour la saison, et tout
particulièrement ce matin-ci. Et puis les péniches ne sont pas
légion à franchir l’écluse, alors la vieille dame sort bien
rarement de sa petite bicoque.
« Té ! le voilà qui toque à la porte. Mais qu’est-ce qu’il lui
veut à ma mémé ? s’interroge le félin. Je me dem… »
Un léger craquement vient
interrompre le cours de la pensée de notre chat. Il se trouve
qu’un merle vient de se poser juste au pied de l’arbre où trône
le guetteur, espérant y découvrir quelque vermine comestible.
Alerté, le félin délaisse son observation pour se concentrer sur
le volatile affamé. Une myriade de stratagèmes traverse son
esprit vif. À nouveau comme figé, il s’apprête à se jeter sur sa
proie depuis sa branche. L’oiseau explorateur – inconscient du
prédateur qui l’épie – sait bien que, le matin, quand la rosée
s’est déposée et que le soleil ne l’a pas encore évaporée, les
lombrics, les limaces et les escargots fourmillent dans ces
fourrés. De son bec jaune, il farfouille donc dans les herbes du
talus… Soudain, l’échine du chat frissonne imperceptiblement et
en un éclair, c’est le grand bond, toutes griffes en avant.
oOo
« Trois plumes ! C’est tout ! Ça
ne valait pas la peine que je me fatigue. »
Le chat, dépité, suit des yeux l’oiseau affolé qui s’est envolé
et se pose maintenant sur une haute branche d’un platane.
« Ah ! Si j’avais des ailes…, se prend-il à imaginer, je
poursuivrais les oiseaux à travers les nuages, et les branches,
et les arbres, et tous les jours, je pourrais en croquer un. »
Le jeune homme et la vieille
dame, qui n’ont rien perçu de l’incident, sont restés quelques
minutes à l’abri du vent, dans la maison éclusière, à bavarder.
Maintenant, la porte s’ouvre pour les laisser sortir et les
voilà qui se mettent en marche. La vieille Pétronille, qui n’a
plus ses vingt ans, est un peu voûtée mais elle a gardé bon
pied, bon œil. Ayant revêtu un long manteau coupe-vent, elle
emporte avec elle un petit sac contenant un thermos de café
chaud et quelques curbéléts de sa fabrication. Vous ne
connaissez pas les curbéléts ? Ce sont des sortes de gaufres
rondes et plates, cuites entre deux fers, que l’on roule avant
qu’elles ne refroidissent ; des pâtisseries typiques du
Lauragais que la vieille Pétronille réussit à merveille.
En remontant le chemin de halage,
elle remarque alors le chat encore méditatif, en admiration
devant l’évolution aérienne des bruants et des mésanges qui
s’amusent dans les rafales de vent en piaillant.
– Alors, Evariste, tu n’as pas fini de rêver ? lui lance-t-elle
tout en marchant. Tu sais Jean-Marc, ajoute-t-elle à l’intention
de celui qui l’accompagne, je suis certaine que, par moments,
lui aussi rêve de voler. Ce chat est toujours à s’occuper des
oiseaux et il ne les laisse pas tranquille une minute.
– Vous ne voulez pas qu’on l’emmène, madame Delbosc ? On trouvera bien une
place pour lui.
– Hé bé ! On voit bien que tu ne le connais pas ! Ce chat est à
moitié sauvage. Et pour l’attraper, ce n’est pas commode : il ne
se laisse jamais faire. Il aime sa liberté.
– Alors tant pis ! Il ne sait pas ce qu’il manque… Mais ne
traînons pas. Il ne faudrait pas que les autres nous attendent.
Les deux marcheurs s’éloignent de
l’écluse par le petit chemin qui serpente en suivant une berge
du Canal du Midi. Le vent, qui souffle en brise régulière,
balaie peu à peu les voix de Jean-Marc et de l’éclusière qui
avancent toujours. Assis au bord du chemin, une plume sous sa
patte avant, le matou rêveur regarde les deux silhouettes qui
s’effacent au tournant du cours d’eau. Sa mémé lui a parlé tout
à l’heure mais il n’a rien compris : le langage humain reste
trop subtil pour lui.
« Que fait-elle avec le fils du voisin ? Où vont-ils ? Ma mémé
va-t-elle revenir ? »
Piqué par sa curiosité naturelle, le chat se décide finalement à
suivre sa maîtresse vers une destination inconnue.
oOo
Il aime bien ce chemin. Il peut y
gambader à toute vitesse, s’arrêter, fouiner dans les buissons
et les herbes fines, courser différentes sortes de bestioles.
C’est un paradis pour les chats explorateurs. Un escargot
traverse sans précipitation le chemin à la recherche d’une
feuille verte à grignoter, mais le félin n’en a cure.
L’attention du chat se porte plus sur les araignées, les
sauterelles, les lézards et les serpents, mais aussi sur les
feuilles mortes que l’autan soulève parfois. Les branches des
platanes qui bordent le canal oscillent en vagues lentes,
libérant à chaque bouffée quelques-unes de ces feuilles qu’elles
retenaient encore prisonnières. Car les feuilles, toute l’année,
n’espèrent qu’une seule chose : se libérer des branches et
prendre leur unique envol, pour tourbillonner dans le vent et
découvrir le monde. L’automne est leur libérateur.
Après avoir batifolé un long
moment sur son chemin favori, le chat a repris sa quête. Il
cherche des yeux les silhouettes des marcheurs, avant de les
apercevoir au loin. Ayant quitté le chemin de halage, ces
derniers ont atteint un groupe de trois ou quatre personnes, au
bord d’un champ. Tous s’affairent autour d’une immense machine,
tellement volumineuse qu’elle cache le soleil qui n’est levé que
depuis une petite heure. Heureusement, la pluie n’est pas tombée
depuis plusieurs jours et le vent a bien séché la terre qui ne
colle pas aux pattes. Evariste galope à travers champs en
direction de l’attroupement en s’interrogeant à nouveau sur le
sens des événements dont il a été témoin depuis le début de la
matinée : le fils du voisin qui a failli le renverser, sa mémé
qui quitte sa maison avec lui, la promenade au bord du Canal, la
machine géante avec tous ces gens autour…
« Qu’est-ce qu’ils fabriquent et quelle est cette machine
gigantesque ? »
Curieux et téméraire, il n’hésite
pas à s’avancer pour en savoir plus. Un gros ventilateur, des
ficelles, une radio, des bombonnes de gaz… Quel attirail ! Il
n’est plus qu’à quelques mètres de la machine quand un bruit
effrayant et une immense flamme chaude éclatent au milieu du
groupe pour un instant. D’un bond, le chat impressionné se
protège derrière un sac posé à même le sol, ce sac que la
vieille dame avait emporté avec elle. La voix de Jean-Marc se
fait entendre. En raison du bruit de la machine, il est presque
obligé de crier :
- Il n’y en a plus pour longtemps, madame Delbosc.
Étonnamment, tous ces préparatifs
ne semblent plus intéresser Evariste qui s’est mis à gratter le
sac derrière lequel il s’est réfugié. Ce sac l’attire
particulièrement :
« Ça sent drôlement bon là-dedans, pense-t-il. Il y a
certainement quelque chose à manger par là. »
Tout en humant autour de lui, il s’insinue subrepticement à
l’intérieur du sac et finalement s’y installe confortablement
pour se repaître avec délices des quelques curbéléts que
l’éclusière y avait rangés. Après quoi, une sieste s’impose dans
cet abri improvisé qui, somme toute, le protège à la fois du
vent, de l’agitation des hommes et du bruit infernal de la
machine…
oOo
- Oh ! Madame Delbosc, je crois
bien que votre chat sauvage, amateur de liberté, a fait le bon
choix ! Voyez : il est juste à vos pieds.
En effet, le félin repu et reposé vient à peine de pointer ses
vibrisses hors du sac de la vieille Pétronille en poussant un
faible miaulement interrogateur.
- Hé bien, Évariste, que faisais-tu dans mon sac ?, lui demande
la vieille dame en le prenant sans grande difficulté dans ses
bras. Regarde un peu autour. Sans le savoir tu es en train de
réaliser ton rêve de toujours. Vois comme le ciel est tout
proche. »
Le chat n’en croit pas ses
pupilles : il n’y a rien que du bleu autour d’eux. L’air, le
soleil, quelques nuages floconneux et en contrebas, la terre
avec ses champs moissonnés, ses villages endormis, son canal
imperturbable : voilà ce qui les entoure. Dans le lointain, le
soleil dessine sur le sol l’ombre majestueuse et impalpable de
la machine flottante. Étonnamment, en dehors des moments où le
jeune homme laisse s’exprimer la fureur du brûleur de la
mongolfière, pas un bruit ne se fait entendre, à l’exception
peut-être d’un très léger souffle de vent et du bruissement de
la toile qui retient la masse d’air chaud au-dessus de leurs
têtes. Le jeune homme, la vieille dame et l’animal sont
suspendus dans les airs comme une goutte d’eau agrippée à une
bulle de savon. Au fond des yeux de la vieille Pétronille,
brille l’émerveillement d’une petite fille :
– Regarde Jean-Marc, je crois que c’est mon écluse ! Qu’elle est
petite vue d’ici ! … Et là, c’est bien ta maison, n’est-ce pas ?
– Vous avez raison, Madame Delbosc. D’ailleurs, ce matin il n’y
a pas une seule péniche sur le canal. Hé ! regardez de ce
côté-ci, un peu en arrière.
– Mais ce sont des moulins blancs ! Comme ils sont grands !
- Comme nous, ils utilisent la force de l’air. Eux pour tourner,
nous pour voler…
Pour Évariste, rien ne compte
plus maintenant que le ciel. Depuis quelques minutes, il a
remarqué une forme brune qui s’approche de l’aérostat à travers
les airs. En effet, intrigué par le ballon multicolore, un grand
rapace plane dans le vent. Maintenant toute proche, la buse
tourne autour de la nacelle, en gardant toutefois ses distances.
Le chat émerveillé, qui ne lâche pas le rapace des yeux, se
prend alors à rêver…
Texte de Stéphane Thiers, Vigoulet-Auzil (31),
29 février 2004 |
|
|
Retour
à l'accueil
|
|
Accès aux nouvelles 2003 |
 |
|