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        "Un attroupement s'était formé au niveau de l'écluse. Elle appuya
        plus fort sur les pédales…"
         
         
        Maudit canal
        Un attroupement s'était formé au niveau
        de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les pédales…  Au prochain
        virage, elle s'arrêterait ; elle savait qu'elle pourrait alors
        s'arrêter. Un épaulement de la colline, à cet endroit, la masquerait
        aux yeux de la foule restée en contrebas, et elle pourrait, enfin,
        s'arrêter et souffler. La chaleur tremblante du goudron chauffé à vif
        l'asphyxiait : un air brûlant sifflait dans ses poumons et asséchait
        sa gorge. Elle tenta de se relever, de pédaler debout… Ses chevilles
        paraissaient céder à chaque tour de roue. Cette côte était
        interminable. Un bourdonnement sourd lui envahit les oreilles : un
        insecte… Elle secoua la tête, brusquement, et le vélo se mit à
        zigzaguer. Une voiture descendant en trombe, klaxonna plusieurs fois.
        Elle réussit avec un cri de rage à ne pas poser pied à terre et à
        redresser la course du vélo. Elle risqua un regard vers le haut : le
        virage n'était plus aussi loin qu'elle l'avait précédemment estimé.
        Cette vision lui redonna du courage. Elle empoigna fermement le guidon
        et se redressa si violemment que le vélo se souleva un instant. La
        douleur n'importait plus à présent, elle jeta toutes ses forces dans
        ce dernier élan ; passa sous l'ombre des grands tilleuls qui marquaient
        le début du lacet de la route ; changea de direction et sentit plus
        qu'elle ne vit, sur sa gauche, s'élever les maisons à l'entrée du
        village de St Chély, et, plus loin, plus bas, les deux rangées
        parallèles des arbres qui bordaient ce maudit canal. Alors, avec un
        grognement ultime, elle jeta sa machine dans le fossé et se coucha
        lourdement dans l'herbe grasse et fraîche du bord de la route.  
         
        Allongée sur le dos, bras rejetés en arrière, aspirant goulûment
        l'air ombreux de cette fin de matinée, elle ferma les yeux, et écouta
        les coups de bélier donnés par son cœur, incapable de maîtriser les
        tressaillements de ses jambes brûlantes. Elle tenta plusieurs fois de
        déglutir une rare salive épaisse. Elle finit par se relever lentement
        sur ses coudes et regarda pour la première fois en direction de
        l'écluse. L'attroupement s'était quelque peu disloqué à présent ;
        elle plissa les yeux et distingua vaguement une silhouette enveloppée
        dans ce qui pouvait être une couverture, entourée de quelques
        personnes. Aucun autre signe d'agitation ; pas de mouvement dans sa
        direction. Elle se força à attendre encore un peu. Une voiture
        déboula au bas de la côte. Elle se raidit, mais le véhicule s'engagea
        plus bas dans un chemin privé. Elle décida alors de partir ; elle se
        redressa péniblement, reprit son vélo à la main et finit à pied les
        quelques dizaines de mètres qui menaient au sommet de la colline. Elle
        enfourcha de nouveau son vélo et pédala plus librement sur la route
        des sommets ; elle prit la direction de la ville. 
        - "Tiens revoilà Martinez !".
        Blanchard venait d'apercevoir son collègue à l'entrée du vaste open
        space de la salle de rédaction du "Courrier de onze heures". 
        - Alors, Marti, et cette descente sur le canal ?  
        - Bah ! soupira le nouvel arrivant, pas de quoi faire un "
        marronnier "… Un jogger précipité à l'eau par un cycliste…  
        - Et ils ont déplacé les gendarmes pour ça ?  
        - Ben oui, c'est la troisième fois ce mois-ci ; et, cette fois, le type
        a voulu porter plainte…  
        - Ah ! Et le mois précédent ?  
        - Personne n'en sait rien, attendu qu'on ne tient pas de statistiques
        précises sur la chose, gros malin… Mais je pense que, puisque tu
        parais tellement intéressé, le patron sera sûrement ravi de te coller
        en observation le long du canal pour les prochains week-end…  
        - Bon ça va ! ne t'énerve pas… On dirait que tu perds ton
        légendaire sens de l'humour… 
        - M'ouais… Bon, cela dit, sans tomber dans l'étude scientifique, il y
        a peut-être matière à pondre un peu plus qu'une brève…  
        - Ah ?  
        - Oui, le type d'aujourd'hui, s'il a voulu porter plainte, c'est parce
        que, lui, c'est la deuxième fois qu'il rend visite aux petits poissons
        du canal… Et, apparemment, il n'apprécie pas le comique de
        répétition…  
        - Ça, je peux comprendre… D'autant que courir avec palmes et tuba,
        ça ne doit pas être du dernier pratique… Hum ! Qu'est ce qu'en pense
        la maréchaussée ?  
        - Eh bien, nous dirons, pour rester sobre, qu'elle se perd en
        conjectures… Coïncidences, agressions préméditées, mauvaises
        plaisanteries, accidents fortuits …? Rien n'est bien clair… D'autant
        que l'homme prétend ne pas se connaître d'ennemis… Il a eu droit à
        son formulaire K 234 bis rose, vert et blanc, mais je crains fort que
        tout ça ne le mène pas bien loin… Les "incidents" ont eu
        lieu à chaque fois à des endroits différents et je vois mal nos
        braves pandores se transformer en marathoniens du dimanche ou se cacher
        derrière chaque platane du canal afin de prévenir les baignades
        intempestives…  
        - Mais personne n'a pu intercepter ou identifier le cycliste ?  
        - Eh non Gédéon !… Notre bonhomme a bien préparé son coup… Un
        vrai pro du "pousse-à-l'eau"… Bon allez, aide-moi à
        trouver un titre et je t'offre l'apéro." 
        L'édition locale du " Courrier de onze heures" du lendemain,
        annonçait, en pages intérieures, sur trois colonnes, en gras :
        "Le maniaque du canal a encore frappé". 
        Elle rangea son vélo soigneusement dans
        le petit couloir obscur sous l'appartement, ouvrit la porte et grimpa la
        dizaine de marches qui menait à la cuisine. Elle but à grands traits
        deux grands verres d'une eau pas assez fraîche. Puis, sortant de la
        cuisine, elle monta à nouveau quelques marches, ôta son T-shirt
        qu'elle jeta en boule sur le canapé-lit, et fila dans la salle de bain
        attenante se glisser sous une douche qu'elle espérait réparatrice. Jo
        arriva sur le coup des quatorze heures, très calme, toujours si calme…
        Après sa douche, Laure n'avait pas déjeuné, elle fumait cigarette sur
        cigarette. Jo l'embrassa.  
        " Félicitations… commença Jo, en se retournant pour allumer
        l'abat-jour sur la table basse.  
        - Je pense que nous devrions arrêter, l'interrompit Laure." 
        Jo se retourna. L'espace d'un instant, son visage s'était durci. Mais
        sa voix était égale pour demander :  
        "Il y a eu un problème ?  
        - Non, non, protesta Laure, aucun problème. J'ai attendu le bon moment
        ; je l'ai vu arriver, je l'ai suivi et juste avant de passer à sa
        hauteur, je lui ai donné un coup de pied par derrière… Je crois que
        personne ne m'a vu, et lui, je ne pense pas qu'il m'a reconnu : j'avais
        mon foulard et les lunettes de soleil…"  
        Elle avait dit tout cela d'un trait, comme pour tout évacuer. Elle
        reprit :  
        " Jo, je… je crois qu'il ne faut pas tenter la chance… Tu sais,
        cette histoire est bien finie désormais : j'ai assez payé, non ? et…
        je ne suis pas sûre de ne pas flancher… Je suis certaine qu'il va se
        méfier désormais… As-tu pensé à ce qui se passerait s'il me
        reconnaissait au bureau, pour finir ou si je me coupais, sans le vouloir
        ? … S'il te plaît, arrêtons tant qu'il en est temps…"  
        Sa voix s'était faite implorante. Jo observa Laure, réprimant le
        tremblement annonciateur de sa colère, puis lui indiqua de sa voix la
        plus douce :  
        "OK, ma chérie. Tu as sans doute raison… La prochaine fois sera
        la dernière… " 
        La dernière fois eut lieu deux dimanche
        plus tard. Jo ne vint pas retrouver Laure, ensuite, mais ce n'était pas
        grave. Ce coup avait peut-être été le plus facile de tous : Jo avait
        eu, encore une fois, raison. Il avait suffi d'une simple corde, tendue
        au bon moment, au bon endroit et hop ! une baignade de plus ! Il était
        tellement inquiet qu'il ne pensait même pas à regarder ses pieds ! Le
        plus long avait été de repérer les lieux, une fois connu son nouvel
        itinéraire, et déterminer l'endroit de l'attaque … Mais maintenant
        tout était fini. Laure était soulagée. La semaine s'était passée
        normalement, et, pour cette dernière fois, elle n'avait vraiment pris
        aucun risque : le piège de Jo était réellement génial de simplicité
        et d'efficacité… Laure se présenta le lendemain au bureau comme à
        son habitude. Au moment de la pause café de dix heures, il n'était pas
        là mais elle ne demanda aucune nouvelle. Au fond, maintenant, elle
        trouvait la situation presque drôle : peut-être avait-il fini par
        s'enrhumer ? A cinq heures, en sortant du bureau, elle jeta un regard
        distrait sur les titres du "Courrier de onze heures". Ce
        qu'elle lut alors la pétrifia : "Meurtre sur le canal". Elle
        se força à demander le journal de sa voix la plus normale, n'attendit
        pas la monnaie et tourna les talons, le quotidien coincé sous le bras,
        s'empêchant difficilement de courir en direction de sa voiture.
        L'auteur de l'article en rajoutait, mais Laure n'était pas en état
        d'apprécier : "Manifestement, il ne s'agissait ni d'une
        plaisanterie ni d'une coïncidence ou, s'il s'agissait d'un jeu, alors
        d'un de ceux de la pire espèce, de celle qui tue… Le malheureux
        coureur du dimanche, M. S. D., précipité déjà par deux fois dans les
        eaux vertes de notre vieux canal, a de nouveau été victime d'une
        agression identique hier, dimanche, à hauteur de l'écluse de St Chély,
        mais, cette fois, c'est un corps sans vie que l'on a retiré de l'eau.
        La gendarmerie, arrivée pourtant rapidement, n'a pu que procéder aux
        constatations d'usage. Comme les fois précédentes, un cycliste -
        probablement une femme, d'après des sources proches de l'enquête, - a,
        de nouveau, été aperçu à proximité des lieux du drame dans les
        moments qui ont précédé ce qu'il faut bien appeler un crime, mais,
        comme souvent en pareilles circonstances, bien peu de témoignages
        utiles ont pu être recueillis. L'enquête a été confiée au parquet
        de... " 
         
        Dans son appartement, Laure ne lisait plus, assommée par le coup. Où
        était Jo ? Que devait-elle faire ? La panique commençait à la
        submerger… Elle se leva brusquement, rejetant le journal à ses pieds
        ; elle fit plusieurs pas d'un côté, puis de l'autre, incertaine,
        irrésolue. Puis elle fonça dans la salle de bain, ouvrit le robinet du
        lavabo à fond et se passa la tête sous l'eau. Le contact de l'eau
        froide la saisit, mais elle resta ainsi quelques instants, puis se
        releva, prit une serviette à tâtons et sécha vigoureusement ses
        cheveux courts. Elle regarda un moment son reflet dans le miroir, et se
        dirigea vers le téléphone. 
        Jo arriva à l'heure, pour une fois, à
        l'appartement. Terriblement nerveuse, Laure l'attendait. Pas
        d'embrassades. L'heure était aux explications. Jo semblait porter tout
        le malheur du monde sur ses épaules :  
        - Que s'est-il passé, Laure ? Que s'est-il réellement passé ? J'ai
        besoin de savoir. Pourquoi as-tu fait cela ?"  
        L'écoutant, Laure était tétanisée, comme en état de choc.  
        - Je… je ne comprends pas… Je t'assure. Je l'ai vu tomber. Il n'est
        pas mort ; ce n'est pas possible… il criait et appelait à l'aide…
        Je ne comprends pas…  
        - Oui, bien sûr (la voix de Jo avait retrouvé son calme habituel) ;
        mais tu n'es pas restée, n'est-ce pas ? Tu n'as pas attendu les
        secours, hein ? (Laure baissa les yeux et secoua la tête). Alors,
        comment peux-tu être sûre ? "  
        Laure ne disait rien ; elle paraissait écrasée. Jo s'assit à côté
        d'elle et la prit dans ses bras. Laure éclata en sanglots :  
        "Je ne voulais pas… ça ne devait pas se passer comme ça…  
        - Allons, allons, calme-toi ; je ne disais pas cela pour t'accabler…
        C'est un malheureux accident, voilà tout. Tu ne dois pas te mettre
        martel en tête. Après tout, ce salaud n'a que ce qu'il méritait. Et
        dis-toi qu'il aurait pu tout aussi bien glisser tout seul…"  
        Jo releva de sa main le menton de Laure et lui sourit. Laure renifla ;
        ses yeux rougis et cernés semblaient dévorer son visage pâle parcouru
        de longues traînées de larmes. Son menton tremblait quand elle
        déclara :  
        - Il y a autre chose : ils savent que c'est une femme qui a fait le coup…
        ".  
        Le regard de Jo ne cilla pas.  
        - Certes, c'est plus ennuyeux… Mais personne ne t'a vue, n'est-ce pas
        ? (Laure secoua la tête en reniflant). Et qui pourrait avoir l'idée de
        te soupçonner ? Tu ne fais pas partie de sa famille, tu n'es … plus
        de ses maîtresses…"  
        Jo marqua un temps d'hésitation et ajouta, en regardant froidement
        Laure dans les yeux :"Depuis peu, du moins… " 
        Mais un sourire amusé se dessina rapidement sur ses lèvres :  
        - Allons ! Il faut savoir prendre du recul, Laure. Demain, tout cela
        nous paraîtra finalement insignifiant. Fais-moi confiance : rien de tel
        qu'une bonne nuit de sommeil…" Laure regardait Jo, comme
        hébétée. Jo se leva et alla lui préparer un comprimé d'un produit
        anxiolytique. Laure ne paraissait plus en état de réagir. Jo l'aida à
        se déshabiller, puis à se coucher. En sortant de l'appartement, Jo
        referma doucement la porte. 
        Jo décrocha enfin le combiné. C'était
        Laure, bien sûr :  
        - Jo, c'est affreux ; je viens de recevoir une convocation de la police
        criminelle… Qu'est ce que je dois faire, Jo ? Qu'est ce que je vais
        leur dire ? Ils m'ont dit qu'ils étaient chargés de l'enquête et
        qu'ils procédaient à de simples vérifications… 
        - Du calme, ma chérie, je passe te voir chez toi. Attends moi et
        n'ouvre à personne d'autre… ".  
        Jo retrouva Laure prostrée dans son appartement déjà obscur bien
        qu'il ne fut que dix-huit heures trente. Elle lui demanda de ne pas
        allumer la lumière. Apparemment elle avait pris plusieurs comprimés :
        sa voix était lointaine et lente. Jo n'hésita pas et lui présenta
        deux autres comprimés que Laure prit sans rechigner. Cette cruche se
        révélait décidément très facile à manœuvrer. Jo prit sa voix la
        plus douce, la plus persuasive :  
        - Ecoute, ma chérie, j'ai bien réfléchi : je pense que le mieux
        serait que tu disparaisses un moment… Je ne crois pas que tu sois en
        état de soutenir un interrogatoire. Si tu veux, nous pouvons trouver un
        arrangement : je dispose de certains fonds - disons, de précaution, - ;
        je pense que le moment est venu de les utiliser… Pourquoi ne
        partirais-tu pas quelque temps à l'étranger ? Disons quelques mois, au
        plus quelques années, le temps que l'affaire soit classée. Et, ce
        jour-là, tu reviens… Toute cette malheureuse histoire sera alors
        oubliée et la vie pourra continuer… Qu'en penses-tu ? ". Laure
        redressa à peine la tête. Elle paraissait maintenant complètement
        droguée… Une petite voix s'éleva pourtant :  
        - Mais Jo, si je pars ainsi, est-ce que cela ne risque pas d'être pris
        comme un aveu de culpabilité ?"  
        Zut ! Elle se mettait à raisonner maintenant… Jo improvisa :  
        - Voyons, pourquoi dis-tu cela ? Qui te parle d'avouer quoi que ce soit
        ? Personne ne peut rien prouver, rappelle-toi…"  
        L'argument n'était pas très bon, mais c'est le seul qui lui venait à
        l'esprit : il n'entrait pas dans ses prévisions que cette mijaurée
        fasse de la résistance. Laure poursuivit cependant, le visage toujours
        à demi baissé dans la pénombre de sa chambre :  
        - Et puis, Jo, il y a ce détail bizarre. Tu sais, depuis l'autre jour,
        j'ai relu le journal : ils disent bien que le meurtre a eu lieu au
        niveau de l'écluse de St Chély… Mais, moi, la corde je l'avais
        tendue avant l'écluse précédente… Et je ne comprends pas comment,
        en admettant qu'il soit mort par ma faute, le corps a pu passer ainsi,
        d'un côté à l'autre de l'écluse…".  
        Jo blêmit et sentit les battements de son cœur s'amplifier : cette
        petite peste était en train de tout démonter : son plan, sa vengeance…
        Il était temps d'en finir : les derniers comprimés du tube feraient le
        reste. Laure les prit sans même s'en rendre compte, avec le verre d'eau
        que lui tendait Jo… La voix de Jo s'éleva, alors, incontrôlée,
        triomphante :  
        - Espèce de petite garce ! Tu te crois très fine, sans doute ? Bien
        sûr que c'est moi qui l'ai tué ! Ce n'était pas très difficile : il
        a suffi de le pousser encore une fois, après toi, un peu plus loin :
        qui pouvait s'y attendre …? Et tu espères quoi ? Me faire chanter ?
        Mais sache que j'ai tout prévu depuis le début… Tout ! Tu es fichue
        Laure... Tout le monde sait que tu as été sa maîtresse et votre
        rupture n'est pas passée inaperçue : qui pourra croire que tu n'es pas
        la coupable ? Et toi… Le remords t'aura tué n'est-ce pas ?… Quant
        à moi, je vais doucement refermer la porte de ton appartement et
        attendre tranquillement la tragique nouvelle de ton décès".  
        C'est alors que Jo entendit une voix provenant de la salle de bains qui
        disait :  
        - Vous ne rentrerez pas chez vous, Madame Jocelyne Dutertre : je vous
        arrête pour le meurtre de votre mari."  
        Elle sursauta et regarda Laure, qui, dans sa main entrouverte, faisait
        doucement rouler tous les comprimés… 
        Texte de Pascal Lebret, Aureville,
        1999 
        
          
            
              
                
                 
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               | 
             
            
              | Bonne
                fête Norbert
                 Un attroupement s'était
                formé au niveau de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les
                pédales, juste assez pour arriver à hauteur de la foule
                avant l'ambulance. Lara s'arrêta, sans descendre du vélo. En
                tirant son cou et en balançant la tête de gauche à droite,
                elle pouvait distinguer un homme assis maladroitement contre un
                platane, un pêcheur visiblement, la quarantaine. Il faisait
                face à l'écluse. Sa tête, coiffée d'un bob était penchée,
                le menton appuyé sur le thorax, les bras ballants, les paumes
                vers le ciel. Il y avait une canne mais sans ligne. Elle était
                dans un étui qui la maintenait élevée. L'homme paraissait
                assoupi. Parmi les badauds une femme disait sur le ton de la
                révélation que le pêcheur était mort, d'autres croyaient
                avoir vu une trace fine et rouge sur son cou. Les rumeurs les
                plus contradictoires papillonnaient dans le brouhaha général.
                Lara ne s'y attarda pas. Elle avait rendez-vous. Elle portait
                d'épaisses lunettes noires qui lui masquaient de beaux yeux
                bleus. Elle portait aussi une montre rose et étanche à la main
                droite où Mickey pointait les secondes de son index. Lara avait
                peut être quarante quatre ans mais ne le disait jamais. Ses
                jambes longues et agiles pédalaient sans effort, les platanes
                défilaient à répétition. Juin finissait, d'épais barreaux
                d'ombres obliques en forme de platane tentaient de mettre en
                cage un canal s'évadant toujours en douceur. Les feuilles des
                arbres avaient du vert, et l'héritage d'un mois de mai avare en
                fraîcheur faisait planer un air qu'on ne respire qu'en
                grimaçant. L'eau à demi verte prenait une teinture parfois
                claire, nourrie de quelques nuages blancs et vagabonds. En cette
                saison la piste cyclable était un boulevard embouteillé où se
                côtoyaient, pêcheurs, familles, sportifs et amours naissants.
                De loin ça aurait pu être un bon sujet pour l'impressionniste
                des jours fériés et ensoleillés. Lara semblait joyeuse,
                maquillée, c'était un beau samedi, c'était la saint Norbert… 
                Elle lisait un ''Voici'' périmé
                dans une salle d'attente verte. Une porte s'ouvrit. 
                - Bonjour docteur.  
                - Bonjour Lara. Comment allez-vous ? Avec un sourire narquois et
                indécent elle lâcha :  
                - Mieux que vous !  
                - Bien… entrez et allongez vous j'arrive.  
                Le cabinet du psychiatre n'avait rien d'inquiétant mais il y
                régnait une obscurité permanente souillée par une lumière
                verte et diffuse juste au-dessus d'un bureau en chêne brut. Il
                était aussi petit ce qui donnait l'impression d'être dans une
                intimité inviolable. Les volets étaient toujours fermés, il
                n'y avait aucun bruit inutile et souvent de longs silences. Lui,
                il était obèse avec, scotché sur la glotte, un nœud papillon
                bleu. Sa chemise, inlassablement de couleur unie tapissait sans
                plis un ventre proéminent et rond. Il portait des pantalons
                trop longs, des lunettes trop fines et traînait les pieds sur
                la moquette du cabinet. Une nonchalance qu'il aimait se donner
                pour apparaître moins austère que sa science. Lara se coucha
                sur le divan de cuir sans enlever ses lunettes. De loin il lui
                lança :  
                - Alors qu'avez vous fait aujourd'hui ?  
                - Oh… un peu de vélo…  
                - Le long du canal je supp…? 
                -… comment savez-vous ?  
                - Avec ce temps… Et votre mari…?  
                - Il se porte à merveille ! Après avoir classé quelques
                dossiers, le psychiatre est venu s'asseoir tout prêt de Lara,
                sur une chaise de bois qui dévoila la surcharge pondérale du
                docteur par quelques craquements. Sur un ton monotone, presque
                à mi-voix : 
                - Lara… vous m'aviez dit la dernière fois que nous nous
                sommes vus, que votre mari n'aimait pas les plats que vous lui
                faisiez…  
                - Oui !  
                - Ça s'est arrangé ?  
                - Oui !  
                - Pourquoi ça s'est arrangé ?  
                - Il n'a plus faim maintenant.  
                - Plus faim ?  
                - Je veux dire… il ne fera plus le difficile, nous avons eu
                une explication hier soir.  
                - Et vous vous êtes dit quoi ?  
                -… A la fin je lui ai mis un coup de poêle sur la
                tête.  
                - Une poêle ?  
                - Oui une poêle… vous n'avez jamais vu de poêle docteur
                ?  
                Lara se tourna en douceur vers le psychiatre tout en baissant
                légèrement ses lunettes.  
                - Si… Si… mais, ça doit faire mal vous ne trouvez pas
                ?  
                - Il l'avait cherché.  
                 
                Lara débordait d'assurance, ce qui parfois pouvait
                déstabiliser un psychiatre pourtant rompu à ce type de sujet.
                Mais Lara n'était pas banale. Elle souffrait de psychopathie
                légère mais évolutive. Un trouble remarqué par un
                généraliste de SOS médecin lors d'une banale intervention de
                nuit. Cette fois là, il y a un peu moins d'un an, après une
                brève dispute, Lara avait rossé Norbert avec la gamelle du
                chien. Norbert s'était alors confié, confirmant l'observation
                du médecin. Désormais plus rien ne serait comme avant. Norbert
                et Lara vivraient séparés. Lui, garderait l'appartement, elle,
                d'un commun accord, serait internée dans un hôpital
                psychiatrique avec la possibilité de voir Norbert certains
                week-end et dans le cadre d'une thérapie…  
                - Parlez-moi maintenant de lui, ce qu'il vous inspire.  
                - C'était un bon mari… de sa pêche, il ramenait toujours un
                peu de poissons que je faisais frire à la poêle avec un peu de
                beurre. Norbert, c'était un chouette type mais… un peu trop
                sensible. 
                Sur la table, un verre de scotch
                noyé de glaçons. Sur le parquet, des photos éparpillées, un
                briquet publicitaire et un cendrier vomissant un trop de
                mégots. Il y avait dans la cuisine un gâteau à la dérive que
                la cire des bougies avait fini par colorer en rouge avec bien
                sûr au centre, une pâte d'amende imitation parchemin :
                "BONNE FETE NORBERT." La chantilly s'était mise à
                couler faisant du dessert un tas, rouge clair, une sorte de
                purée au sucre que quelques fourmis ambitieuses commençaient
                à dévorer. Lara était là, le verre et les photos à portée
                de main. Elle s'était vautrée dans un fauteuil, elle semblait
                abandonnée presque échouée. Un rayon de fin de journée
                s'était posé sans effraction sur ses jambes. Comme on tord un
                trombone, elle jouait avec un fil à couper le beurre, les yeux
                errants. Et cette pendule qui lui faisait face et qui tapait les
                secondes plus fort que d'habitude, et cet oiseau qui allait
                sortir pour couiner la prochaine heure, faisaient naître chez
                Lara un semblant d'agacement. C'est à ce moment là qu'elle
                s'est levée, qu'elle s'est approchée des photos, que l'oiseau
                est sorti… Puis elle s'est mise à chuchoter. Un monologue
                guidé par l'inutile, conduit par sa démence. Elle connaissait
                bien ses moments de déconnexion. Lara s'est alors assise près
                des clichés pour les regarder tout en continuant son
                chuchotement incompréhensible de maniaque irraisonnée. NORBERT
                ET MOI AU BAPTEME DE CLAUDE, pouvait-on lire au dos d'une des
                photos. Sur d'autres on voyait Lara dans les bras de Norbert,
                puis Norbert dans les bras de Lara… Un cliché d'un format
                plus grand montrait Norbert tout sourire, levant d'une main une
                énorme carpe. Les chuchotements proches de la logorrhée se
                sont intensifiés quand elle a commencé à déchirer les
                photos. Elle les déchirait lentement sans émotion et toujours
                au même endroit, faisant en sorte de ne plus être aux côtés
                de Norbert. C'était sa manière à elle de forcer l'oubli,
                d'effacer un passé pourtant indulgent. 
                Le gâteau n'était plus qu'une
                flaque qui tombait par cascades de gouttes blanches sur le
                carrelage, et le scotch pouvait avoir le goût de l'eau. Lara
                ouvrit les yeux. Devant elle, un matelas de photos en lambeaux,
                des souvenirs froissés et une odeur de Javel. En levant avec
                effort sa tête, elle pouvait voir que la pendule marquait midi.
                Lara réalisa alors qu'elle venait de passer plus de dix heures
                à dormir par terre, sans pour autant en être étonnée. Avec
                la sensation d'être courbaturée elle se mit debout. C'était
                dimanche. Dehors, il pleuvait. Un jour absent de tout intérêt,
                qui n'arrête pas d'annoncer le lundi sans pouvoir s'arracher du
                samedi, un jour en quête perpétuelle d'identité. Et ce soir,
                un infirmier viendrait la chercher pour la ramener à ''la 102''
                comme ils disent. Une petite chambre propre et bien rangée, où
                Lara y a ses petites habitudes de psychopathe patentée.
                L'après-midi allait se résumer à de l'attente, celle d'un
                possible coup de fil, celle de l'arrivée certaine de
                l'infirmier. Ça commençait généralement par d'inlassables
                allers/retours entre la télé et le frigidaire. Ça pouvait
                finir par une sieste mais toujours avec cet état général et
                constant proche de l'hédonisme. Lara commençait à faire son
                sac quand la sonnette retentit.  
                - Qui est-ce ?  
                - C'est moi…George.  
                - Entrez… c'est ouvert.  
                L'infirmier ouvrit la porte. L'homme était grand, vêtu d'une
                blouse blanche et évidemment costaud. Il devait avoir un peu
                moins de cinquante ans, les sourcils broussailleux et de
                sévères rides qui lacéraient un visage bouffi. Resté sur le
                pas de la porte, il regardait étonné la minutie avec laquelle
                Lara rangeait ses vêtements dans le sac. Une fois en voiture,
                Georges laissait monter devant les patients pour qui il avait de
                la sympathie, plus par gentillesse que par habitude. Il lui
                demandait toujours si son week-end s'était bien passé, elle
                lui répondait toujours que oui, aujourd'hui pas de changement,
                à une exception près.  
                - Le week-end a été agréable, Lara ?  
                - Et le vôtre George ?  
                - Et bien je dois dire que oui, mais…  
                - Une autre question !  
                - Allez-y… 
                - Si vous deviez tuer quelqu'un comment vous y prendriez-vous
                ?  
                Georges était habitué à ce genre de questions brutales qui
                faisait partie de son quotidien.  
                - Si je dois tuer quelqu'un il faut que cette personne m'ait
                fait du mal…  
                - Admettons qu'elle vous en ait fait.  
                - Je la ferai souffrir, je pense.  
                - Et si je vous faisais souffrir Georges ?  
                L'infirmier ne savait pas maintenant à quel jeu jouait Lara et
                cru intelligent de répondre : " Je ne vous ai pas fait de
                mal Lara."  
                - On dit toujours ça… mais
                je m'en souviendrai " répondit-elle un sourire de mépris
                au coin des lèvres, avant de se murer dans un bref
                silence.  
                En un éclair elle pointa un compas vers Georges et le lui
                planta dans le cou. L'homme perdit le contrôle de l'ambulance,
                en même temps qu'il hurla sa douleur en portant sa main au cou.
                Avant que la voiture ne termine sa course dans le fossé, Lara
                lui avait assené d'autres coups de compas frénétiques dont un
                mortel au niveau du cœur. Contusionnée au front Lara n'avait
                pas trop souffert du choc. Avant de quitter la voiture, elle
                prit la tête de Georges entre ses deux mains et lui dit :  
                - N'oublie pas de souhaiter une bonne fête à Norbert…"  
                 
                Après une demi-heure de marche, Lara regagna l'hôpital par
                l'entrée principale en lançant un bonjour avenant au
                surveillant de permanence. Les mains, au fond des poches, elle
                se dirigea droit vers les sanitaires. Le sang avait séché et
                elle dut s'y reprendre à plusieurs fois pour l'enlever de ses
                doigts. Ensuite elle fila le pas tranquille vers sa chambre.
                Rien n'avait bougé, seules les fleurs avaient été changées.
                Sa voisine de chambre, Claudine, était venue lui rendre visite.
                Claudine elle aussi, demanda sur un ton à l'eau de rose si le
                week-end s'était bien passé. Lara s'approcha de Claudine si
                près qu'elle pouvait sentir l'haleine de sa voisine, et d'une
                voix satanique flirtant avec le mauvais goût :  
                - Tu sais, quand un sale pêcheur de mari n'aime pas les plats
                que tu lui prépares, qu'est ce que tu lui fais… hein…
                qu'est ce que tu lui fais ?  
                - Tu prends des cours de cuisine, répond béatement
                Claudine.  
                - …Tu lui fais sa fête. 
                Texte de
                Patrice Lafforgue, Escalquens, 1999  | 
             
            
              
                
                 
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                La formule
                Un attroupement s'était
                formé au niveau de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les
                pédales et se concentra sur sa respiration. Il lui semblait
                qu'on criait mais elle ne se laissait pas distraire. Ses jambes
                étaient douloureuses de l'effort déjà produit pour arriver à
                l'écluse et s'installer avant qu'Hubert ne la passe avec son
                embarcation. 
                Mais le trajet qui, cet
                après-midi, lui avait arraché des grimaces de douleur, lui
                avait finalement facilité la tâche. Les 25 kg de la bordure en
                béton à trimballer pendant 17 km contre le vent sur le
                porte-bagages du vélo fourni par Charles lui avaient rendu Mr
                Hubert encore plus antipathique. Le reste n'avait été qu'une
                formalité dont les détails avaient fait l'objet d'une étude
                minutieuse encore revue avec Charles au cours de la nuit
                précédente. 
                Elle avait quand même hésité
                sur le côté du pont à choisir pour y déposer sa charge et
                avait finalement opté pour le bon, c'est à dire celui qui
                surplombe le canal d'environ 4 mètres, immobilisant ainsi les
                bateaux au fond quelques minutes avant que le remplissage du
                bassin ne les fasse remonter. L'homme chauve qu'elle avait vu
                sur la photo lui avait paru bien inoffensif vu d'en haut, petit
                et tout seul sur son bateau, mais pas question de se laisser
                attendrir, d'ailleurs c'était le moment d'agir. Mr Hubert
                était complètement immobile sur le pont du bateau, absorbé
                par l'observation en contre-plongée des jambes d'une jeune
                femme qui regardait la manœuvre de l'écluse. 
                Elle poussa d'un coup le bloc de
                béton. La formule que lui avait expliquée son amant lui
                échappait encore, peut-être E=1/2mv². Devant son insistance,
                elle avait feint de comprendre mais cela n'avait plus
                d'importance et puis elle avait toujours été fâchée avec les
                maths. A présent, elle observait la chute du bloc comme au
                ralenti, loin des équations fumeuses de Charles. Il lui
                semblait que c'était elle qui guidait la trajectoire du lourd
                projectile vers le crâne luisant sous le dernier soleil
                printanier. Le calcul avait été parfait, le moment idéal.
                Mais elle n'avait pas imaginé le bruit que pouvait produire le
                choc et elle fut surprise quelques secondes, le temps de voir la
                tête disparaître et le corps s'effondrer d'un seul coup,
                désarticulé, dans des éclats vermillon. 
                Fascinée, c'était le hurlement
                de la jeune femme qui l'avait ramenée à l'urgence de la
                réalité, elle aurait déjà du être partie. Il fallait à
                tout prix s'éloigner du lieu et se hâter. Plus que quelques
                heures pour mener à bien cette histoire et surtout ne penser
                qu'au but à atteindre. Il fallait encore pédaler pour le
                retrouver. 
                Charles lui avait indiqué
                l'heure de passage de Mr Hubert, directeur des ressources
                humaines de l'usine, celui-là même qui avait convoqué ce
                pauvre Charles pour lundi matin. Mr Hubert, en dirigeant
                responsable et zélé avait pris pour habitude de laisser son
                emploi du temps et un téléphone pour le joindre, sa passion
                pour la navigation sur le canal était connue de tous. 
                Le vent frais lui fouettait le
                visage, et elle filait bon train, satisfaite. Charles avait eu
                raison de lui faire confiance et elle en était encore étonnée
                elle-même. 
                Depuis qu'elle le connaissait,
                Charles était tout pour elle. Il l'avait ramassée une nuit où
                elle errait, frigorifiée et affamée, n'ayant rien ingurgité
                de solide depuis sa dernière fugue de l'hôpital psychiatrique
                trois jours auparavant. Il lui avait rapidement proposé de
                manger un morceau chez lui et elle avait accepté, la faim qui
                lui tordait l'estomac, la chaleur de l'habitacle et le confort
                du cuir de l'automobile achevant de vaincre sa méfiance
                première. 
                La maison de Charles lui
                ressemblait, tout y était en ordre et rien ne manquait. Pendant
                qu'elle prenait un bain brûlant, il avait préparé une solide
                collation et ouvert une bouteille de bon vin. Au moment de
                trinquer, elle se souvint que l'alcool lui était interdit, mais
                comme elle ne savait plus pourquoi elle se laissa aller au
                plaisir d'un repas chaud et arrosé. Bien sûr, elle s'était
                racontée et il avait semblé compatissant et intéressé par
                ses nombreux séjours en milieu hospitalier. 
                La raie sur le coté, il portait
                des lunettes rondes à montures en métal qui cachaient ses
                petits yeux noirs. Il était rassurant parce qu'il lui rappelait
                un homme d'église qu'elle avait rencontré dans un des
                orphelinats où elle avait séjourné. La suite de la soirée
                n'avait pas manqué de lui plaire, Charles se révélant un
                amant attentionné et suffisamment efficace pour une femme
                sevrée de sexe depuis plusieurs mois. Pour cela aussi elle lui
                était reconnaissante et il lui semblait qu'elle l'avait aimé
                dès ce premier soir. Bien sûr, il lui avait permis et même
                conseillé de rester chez lui bien à l'abri, il s'occuperait de
                tout. Elle avait aussitôt accepté, sensible au confort et
                désirant inconsciemment y voir la manifestation de sentiments
                réciproques. Elle ne cessait de s'étonner qu'il put exister un
                homme aussi altruiste et prévenant que lui. Il rentrait le soir
                les bras chargés de la nourriture qu'ils allaient accommoder
                ensemble. Bien que le rituel fût quotidien, elle n'y trouvait
                aucune monotonie et s'attablait avec bonheur, heureuse qu'il
                fût si curieux de son passé. Charles lui recommandait de ne
                pas sortir ni faire de bruit et elle s'exécutait, consciente
                d'instinct que c'était la condition pour que dure son histoire.
                Elle vivait recluse toute la journée et dormait beaucoup,
                échappant ainsi à ses migraines. Elle ne s'agitait qu'à
                l'approche de son retour. La notion de temps lui échappait sans
                qu'elle en fût inquiète. 
                A quelques moments elle s'était
                étonnée de sa propre dépendance, si loin de son caractère
                habituel, mais ne l'avait ressenti que deux ou trois fois
                lorsque Charles était très en retard. Elle mettait cela sur le
                compte des sentiments qu'elle découvrait. Tout rentrait dans
                l'ordre après avoir absorbé le cachet quotidien qu'il lui
                procurait, fourni par un pharmacien de sa famille. 
                C'est un soir tard, alors qu'il
                la promenait dans son auto à travers la campagne avoisinante
                qu'il lui avait parlé pour la première fois de Mr Hubert. Elle
                avait compris au ton angoissé de sa voix que Charles souffrait
                et que cet homme dont il lui racontait par le menu le sadisme
                régulier à son égard en était bien le responsable. En même
                temps qu'elle se mit à haïr le bonhomme, elle réalisait que
                Mr Hubert restait la seule ombre au tableau de son bonheur
                récent. Charles lui avait narré les vexations quotidiennes
                dont il était victime et elle en était révoltée. Même si le
                vocabulaire qu'il utilisait lui échappait, elle en comprenait
                le sens douloureux. Il lui avait décrit la peur du Directeur
                des Ressources Humaines de voir Charles le remplacer bientôt à
                son poste. 
                La solution s'était imposée à
                elle lorsque que Charles, dans un soupir de lassitude, et les
                yeux dans le vague avait souhaité qu'il arrivât un malheur à
                Hubert. Très logiquement, elle avait alors suggéré de
                provoquer un accident, et le peu de résistance qu'avait opposé
                Charles à ce projet l'avait confortée dans l'idée que
                c'était la bonne solution. Elle se sentait heureuse de pouvoir
                lui être enfin utile. 
                Charles n'avait mis que peu de
                temps pour élaborer le projet libérateur. Et tel un chien qui
                défendrait son maître, elle y avait souscrit, d'autant qu'un
                rôle important lui était réservé, elle qui n'avait pas
                souvent eu l'occasion d'exister. Charles l'avait félicitée
                pour son initiative et il avait décidé qu'ils partiraient en
                voyage tout les deux après que tout soit fini. Bien qu'elle
                n'ait pas osé en parler, elle était curieuse de voir la mer. 
                Et là, elle y était presque.
                Elle imaginait la suite de l'histoire comme le prolongement de
                son bonheur présent, attentive aux désirs d'un Charles
                toujours plus attentionné mais apaisé, et grâce à elle.
                Cette seule évocation suffisait à provoquer chez elle un
                plaisir simple qui lui faisait monter des larmes aux yeux. 
                Elle avait quitté la piste
                cyclable pour rejoindre la route et avait pris la direction des
                hauteurs qui surplombaient la ville. L'itinéraire était bien
                mémorisé. 
                Le rendez vous fixé avec Charles
                était le bout de la route qu'ils avaient repéré de nuit.
                Après la côte il y avait une partie plate bordée de fourrés
                sur la gauche, et au bout un vide de trente mètres qui donnait
                sur une ancienne décharge. Le coin n'était pas fréquenté ni
                habité parce que balayé par les fumées acides de l'usine que
                l'on apercevait encore plus bas. Elle mit pied à terre pour
                affronter la dernière côte dont elle atteignit le sommet,
                épuisée. C'était bien le lieu. Elle se dissimula derrière
                les arbustes au bord de la falaise. Elle eut une petite
                angoisse, vite dissipée lorsqu'elle réalisa en somnolant
                qu'elle ignorait tout de Charles, toutes les sorties avaient eu
                lieu de nuit et elle restait cachée sous une couverture dans la
                voiture afin de ne pas attirer l'attention du voisinage. 
                Elle essayait d'envisager un
                voyage mais, l'imagination infirme, elle s'en remettrait à
                Charles, sa connaissance de la géographie se limitant aux
                institutions spécialisées autour de la métropole régionale. 
                Un bruit de moteur la réveilla.
                Elle avait dormi et la nuit était tombée mais cela ne
                l'inquiétait pas, c'était prévu et Charles n'allait plus
                tarder à venir la chercher avec une camionnette pour l'emmener
                vers un ailleurs qu'elle savait désormais meilleur. Le bruit se
                fit plus présent et elle aperçut bientôt la lueur des
                lanternes du véhicule. C'était bien Charles, les trois appels
                de phares étaient le signal convenu. 
                Elle sortit des fourrés avec le
                vélo et se mit au milieu de la route en agitant le bras.
                L'engin grossissait à vue d'œil et elle put bientôt
                distinguer le visage de Charles. Quelque chose clochait et le
                temps qu'elle réalise que le véhicule n'avait pas ralenti, il
                était sur elle, plein phares. 
                E=1/2mv², toujours aussi
                hermétique, la formule lui était subitement revenue alors que,
                tétanisée, elle clignait des yeux dans la lumière. Le cri
                qu'elle voulait pousser ne sortit pas de sa gorge. Elle
                enregistra encore le bruit du choc et sa dernière vision fut
                celle d'un ciel étoilé tandis qu'elle basculait dans le vide,
                agrippée au guidon du vélo. 
                Texte de André Chapuis,
                Escalquens, 1999
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