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Nouvelles à lire : concours 2002

"Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou rire..."

Héros en grève

Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou-rire… Il lui avait raconté une drôle d'histoire, la veille au soir, dans cette gargote du bord de plage. Elle comprenait maintenant que c'était une blague monstrueuse… Elle avait marché à fond dans la combine mais elle avait le sens de l'humour, elle ne lui en voulait pas.

Pêcheur de héros de romans, voilà ce qu'il avait prétendu être. Comme ses ancêtres, pêcheurs de héros de père en fils depuis d'immémoriales générations. Aussi sérieux qu'un pape, Claude avait expliqué que c'était ici, dans ce havre perdu au bout de l'Atlantique, que les choses accostaient de temps à autre, sorties tout droit du cerveau des écrivains… Les pêcheurs s'emparaient de ces grossières ébauches et les remettaient contre espèces sonnantes et trébuchantes à leur géniteur, qui pouvait alors commencer son travail. De quoi se taper le cul par terre, non ?

Il n'y avait pas de période réservée pour ce genre de pêche. Pas d'ouverture, de fermeture, pas de taille minimum du fretin. Il s'agissait simplement d'être là, au bon moment, et de les reconnaître avant qu'il soit trop tard. Il fallait avoir le coup d'œil, aucune hésitation n'était permise. Ils arrivaient généralement peu avant l'aube, à l'heure où le ciel, le sable et l'océan ont la même couleur ; il fait froid, le ressac caresse d'une lèvre lugubre la grève abandonnée, et soudain ils sont là, rejetés par une vague finissante, et ils restent quelques secondes échoués, incapables du moindre geste, tremblants comme des spectres frigorifiés. C'est à cet instant précis qu'il faut les cueillir, juste au moment où leur structure gélatineuse commence à se solidifier, prenant une couleur verdâtre et légèrement phosphorescente.

Ça n'est pas forcément simple. Ils n'abordent pas toujours au même endroit, précisait Claude, n'annoncent jamais leur venue. Ils arrivent parfois en grappes, auquel cas il faut rameuter les amis, la famille, pour ne pas laisser perdre une partie du butin. Il faut agir vite, - dès que la luminosité verte a commencé à briller, - car en moins d'une minute la texture du héros se durcit, et là, de deux choses l'une : ou bien il retourne à la mer, d'un mouvement ondulatoire du plus élégant effet, et aucun chalutier, aucune embarcation humaine n'est capable de le pourchasser ; ou bien il demeure sur la grève, à frissonner comme un chaton nouveau-né, puis lentement s'immobilise à la première clarté du matin. Alors le héros est perdu - englouti pour toujours dans les limbes des héros mort-nés, ou transformé en une carcasse froide dénuée de toute vibration. Dans les deux cas l'écrivain voit disparaître le produit de sa pensée, reste sec devant sa feuille blanche, et le pêcheur ne touche pas un cent. 

Jusque tard dans la nuit, devant une impressionnante collection de chopes vides, Claude avait revécu l'épopée de son père, du père de son père, et de la cohorte claironnante de ses aïeux. Son récit était truffé de faits d'armes héroïques : la capture de Gargantua, de Gargamelle, de Pantagruel, de Micromégas, le voyageur de Saturne... Imaginez l'audace, l'ingéniosité dont les anciens durent faire preuve pour arraisonner ces géants dans les délais impartis ? Imaginez ces corps immenses, enveloppés dans des filets, halés en un tournemain sur le sable humide ! Avec Bram Stoker, père de Dracula et de sa clique, ç'avait été plus dur encore… Il avait fallu viser juste pour capturer ces gaillards-là. Une hésitation de trop, et les premiers rayons de soleil, émergeant derrière les vagues, transformaient le corps naissant des vampires en volutes de fumée.

Dans la hiérarchie des cas difficiles, H.G. Wells occupe une place de choix. Ce talentueux créateur posa à ses pourvoyeurs le plus ardu des casse-tête, la nuit où lui vint l'idée de l'Homme Invisible. Imaginez quinze pêcheurs galopant sur la plage, fouettant le vide de leurs gourdins, à la poursuite d'un courant d'air déguisé en grand brûlé ou en momie aztèque… La pêche au héros se confond parfois avec la pêche traditionnelle ; la capture de Moby Dick, la baleine blanche, reste l'illustration la plus frappante de cette conjonction.

L'apprentissage de la pêche aux héros n'est pas une chose simple. A la base, le novice doit posséder quelques dons, avoir l'œil vif, la comprenette rapide. Ensuite, il doit s'entraîner avec abnégation. Il est cocasse, cependant, de constater que certains héros de la littérature mondiale doivent leurs plus célèbres caractéristiques à l'inexpérience de celui qui les a capturés. Claude citait des exemples fameux de ces balbutiements géniaux : Quasimodo des bords de Seine, la créature de Frankenstein et de Mary Shelley… Estropiés, défigurés par des pêcheurs débutants incapables d'assurer proprement leur prise !

Une fois qu'on savait à quel moment exact de leur transformation il fallait bondir sur les héros, on arrivait à les capturer avec un taux de réussite supérieur à 90%, et c'était une satisfaction immense de penser qu'on contribuait à construire, pierre après pierre, le patrimoine culturel de l'humanité. Dès que la chose flasque échouée comme un lamantin malade dans le scintillement de l'aube commençait à virer au vert, il fallait la sortir de l'eau au plus vite et l'immobiliser. Alors c'était gagné, et le pêcheur, fier de lui, pouvait livrer à son client le produit tangible de sa Pensée, le substrat concret de son Rêve. 

Et puis, et puis… après des siècles de littérature étincelante - Chrétien de Troyes, Victor Hugo, conteurs de chair et de sang, de rire et de larmes, de joies et de douleurs - était venu le temps des concepts. La pêche avait changé de caractéristiques. Le père de Claude avait fait les frais de cette évolution : il avait perdu beaucoup d'argent à traquer l'Être et le Néant pour le compte de Sartre. Comment distinguer l'Être, entre une algue et un poisson mort ? Et le Néant, sait-on sous quelle forme il se baguenaude ? Il s'était trouvé devant des difficultés semblables lorsque Jean-Paul avait entrepris d'écrire le Diable et le Bon Dieu. Mais, l'un dans l'autre, Sartre était un bon client, bien qu'il bût et fumât un peu trop, et consommât des quantités excessives d'amphétamines.

Après le temps des concepts vint celui de l'industrialisation. Le règne de l'économie, la toute-puissance des actionnaires, l'empire des centrales d'achat. Parlons-en, des centrales d'achat ! Inaugurées au XIXème par Alexandre Dumas père et Ponson du Terrail (qui achetaient en vrac des cohortes de personnages, de Rocambole au comte de Monte-Cristo, pour les refourguer à des nègres qui les animaient à leur place), elles avaient trouvé leur épanouissement dans la seconde moitié du XXème avec monseigneur Paul-Loup Sulitzer. Le problème, c'est que ces achats massifs, pour le compte d'équipes sans visage, avaient fait dramatiquement chuter les prix, et Claude n'arrivait plus à entretenir la grande demeure que ses aïeux avaient si patiemment construite. Il fallait compenser les prix unitaires par la quantité. Capturer plus, plus vite. Se grouper pour faire face, et fournir, fournir toujours plus de matière pour fabriquer plus de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre et de scénarios de films… Plus un instant de répit dans le village du bout de l'Atlantique… Cinq cents romans pour la prochaine rentrée littéraire : il faut assurer !

C'est à ce point d'explications que Claude s'était arrêté, la veille au soir, un peu parce qu'il se faisait tard, et surtout parce qu'il était saoul, de la tête aux pieds - aux alentours d'une heure trente, il n'était plus capable de mettre ni une phrase, ni un pied devant l'autre -. Erwan, le patron, l'avait obligeamment ramené chez lui : Claude était un excellent client, il lui devait bien quelques gracieusetés en matière d'après-vente. Arlette était rentrée à son hôtel et maintenant, sept heures du soir, elle était de nouveau attablée au Port Qui Pique, à cinquante mètres de l'océan. 

Claude arriva un peu plus tard. Visage chiffonné, le teint blême. Prêt à redémarrer cependant, à convaincre Arlette qui l'accueillait par un éclat de rire.  
- Tu t'es bien fichu de moi, Claude. Maintenant que tu es à jeun, je voudrais savoir pour de bon ce que font les gens de ce village… Pas la moindre usine dans un rayon de 80 kilomètres ! Pas de chalutier, de bateau de pêche dans le petit port ! Quelques rares voitures… Comment les gens gagnent-ils leur vie, ici ? ! ? 

Claude s'était gratté la tête, avait commandé une bière et poussé un profond soupir… Elle remettait ça, Sainte-Thomette !  
- Je ne me suis pas fichu de toi. C'est de ça qu'on vit, nom de Dieu. La pêche au héros. Ici, on est au confluent de la réalité et du rêve. A l'endroit où les idées deviennent palpables… Ici, de temps à autre, l'être surgit du néant. Arlette fit une moue dubitative.  
- C'est ridicule. Personne ne peut croire une chose pareille. Qu'une idée donne naissance à une carcasse nimbée de lumière verte, c'est de la mauvaise science-fiction. 

Claude avala sa bière et secoua la tête. Sa gueule de bois semblait sévère, mais il prenait courageusement sur lui.  
- Ecoute, on ne va pas discuter cent sept ans, on n'arrivera à rien. Si je t'ai fait venir hier, c'est que j'ai des informations… Il est possible qu'il y ait un arrivage, ce soir. Nous irons sur la plage à la tombée du jour. Tu décideras par toi-même. 
Arlette s'était préparée à argumenter pendant des heures, comme la veille, et cette proposition lui coupait l'herbe sous les pieds.  
- Des informations ?… fit-elle, incrédule. Quelle sorte d'informations ? 
- Les journalistes et les flics ne donnent jamais leurs sources, répondit Claude en commandant une nouvelle chope et une assiette anglaise. Dépêche-toi plutôt, le soleil sera couché dans 40 minutes. C'est à l'aube et au crépuscule qu'ils montrent le bout du nez.

Arlette commanda une pizza. Pendant que Claude allumait une cigarette, elle l'observa du coin de l'œil. Etrange bonhomme… Petit enfant vieilli trop vite, membre d'un quarteron de désœuvrés, rêvant d'alimenter les récits immortels avec un pauvre filet de pêche ! Il était schizophrène, le brave Claude, et en même temps, si fragile et si attachant… Elle soupira. Les assiettes arrivaient, avec de la bière en quantité.

Ils se dirigèrent vers la mer, dans le soleil couchant qui caressait la crête des vagues. Prisonniers d'un dialogue absurde, ils traversaient le crépuscule, et de temps en temps leurs épaules se frôlaient. Essoufflés, ils s'arrêtèrent sur le sable gris, alors qu'un vent glacé se levait. Les petits crabes rougeâtres qui parsemaient la grève s'enfuirent à leur approche, de leur curieuse démarche d'alcooliques, à la fois sournoise et désespérée.
 - Eh bien, Claude, elle est finie ta comédie ? Regarde, la marée monte, et la mer reste vide… Pas un héros, pas un bateau, pas la moindre sardine…   
Il l'écoutait à peine et guettait la disparition du soleil derrière les vagues, les yeux braqués sur l'horizon, à l'affût du héros verdâtre généré par quelque écrivain génial. Mais il n'y avait RIEN à la surface grise et moutonnante.

Puis vint le moment où le soleil sombra, et Claude avança vers l'océan.  
- Hé ! s'alarma Arlette. Où vas-tu ? ça suffit, maintenant…   
Elle tenta de le retenir, mais il se dégagea et pénétra dans l'eau.  
- Ils sont là. Je les sens ! "  
- Ça suffit, répéta-t-elle, il n'y a rien, reviens !  Il continua.
L'eau lui arrivait aux chevilles.  
- Les écrivains sont des dieux ! cria-t-il. Ils créent à partir de rien, construisent des créatures à leur image. Comme les dieux !

Arlette ajusta son sac sur son épaule et courut le rejoindre. Le vent soufflait avec force ; dans le lointain, les vagues prenaient de l'amplitude. Elle avait peur maintenant.  
- Claude, reviens, on a assez joué. La tempête se lève…  
Il n'écoutait pas ! Scrutait l'horizon à la recherche du héros annoncé ! Elle lui agrippa le bras. Il se débattit et, d'un mouvement brusque, la jeta dans l'eau froide. Le sac s'ouvrit et une liasse de papiers s'en échappa. Des papiers couverts d'écritures. 
- Excuse-moi… fit-il, brusquement calmé. Tiens, reprends tes feuilles…

Elle se redressa, claquant des dents. Son chandail dégoulinant lui moulait la poitrine, c'était du plus bel effet, mais ils n'avaient pas la tête à la gaudriole. Il rassembla les feuilles qui commençaient à dériver comme autant de radeaux minuscules et les lui tendit. Ce faisant, son regard se posa sur une page, et il déchiffra une ligne ou deux.  
- Arlette ! gémit-il, le visage soudain décomposé. Tu n'as pas…
Il rejeta la feuille à la mer, se tourna vers le large et se mit à courir. 
- ELLE L'A FAIT ! ELLE L'A FAIT ! hurla-t-il. 
Ses pas faisaient jaillir des gerbes d'eau salée. Les bourrasques de vent soulevaient des lames de deux mètres qui venaient s'écraser sur le rivage avec des barrissements d'éléphants.  
- J'AURAIS DÛ M'EN DOUTER, SALOPE ! lança-t-il encore dans la nuit, le poing tendu. 
Une vague plus haute que les autres le renversa. Il se releva, tomba encore, et finalement le vent, la mer et la nuit l'engloutirent.

Arlette l'appela, mais elle savait que c'était fini. Les larmes se mirent à couler sur son visage tandis qu'elle récupérait ce qu'elle pouvait du contenu de son sac et de la nouvelle qu'elle avait commencé à écrire… dont Claude était le héros.

Trois jours plus tard, la mer rejeta le corps du jeune homme sur la plage. Il dégageait une étrange phosphorescence verte, que le médecin attribua à son séjour dans l'eau et à l'effet d'une certaine catégorie de varechs. Quant à moi… depuis que j'ai inscrit le mot fin au terme de cette histoire, j'épluche chaque jour la rubrique nécrologique, guettant le nom d'Arlette avec appréhension. Je ne crois pas un mot de toutes ces légendes, bien sûr, mais, au cas où…

Texte de Bernard Jacquot, Blagnac, 2002



Je t'en remets au vent

Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou rire, avant que le vent ne l'emporte d'une rafale singulière.

Alors Jeanne ne suivit pas les autres et préféra se diriger vers l'ascenseur. Bien sûr elle savait qu'elle ne pouvait pas le prendre seule, c'était interdit, l'article 8 ou 9 du règlement qu'elle avait signé il y a déjà quelque temps. Mais elle n'était pas folle et elle savait parfaitement prendre l'ascenseur. Elle monta au troisième étage, ne croisa personne, c'était l'heure de la relève. Avant de partir, le personnel du matin prenait le café avec le personnel de l'après-midi qui arrivait et les couloirs étaient déserts. Elle s'arrêta devant la chambre de Claude, le numéro 18, ou plutôt le 318, car on était au troisième étage et les numéros des chambres commençaient forcément par le chiffre de l'étage, le chiffre 3. C'était bien la preuve, elle ne s'était pas trompée dans l'ascenseur et elle en fut fière. Jeanne poussa la porte de toutes ses forces car elle la savait lourde.

Claude était couché sur son lit, et comme d'habitude, il ne bougeait pas vraiment. Elle n'entendait que le bruit, les battements d'une horloge, l'horloge de son cœur, peut-être, oui sans doute. Elle s'approcha du lit, lui prit la main, comme jadis, comme lorsqu'ils avaient vingt ans. Mais cette main était froide, presque glacée, alors elle lui prit les deux mains et les réchauffa tant qu'elle put en les serrant contre elle, en soufflant sur elles. L'horloge continuait inexorablement, et Jeanne lui parla doucement, à Claude, son seul amour, elle savait, elle ne voulait pas oublier qu'elle était venue lui raconter, mais quoi déjà, elle ne savait plus, et il avait trop froid aux mains pour qu'elle se souvienne… Alors elle lui parla d'autre chose, du vent qui avait soufflé toute la nuit, de volets qu'elle avait entendu battre sans pouvoir aller les fermer. Elle lui parla de cet endroit de Bretagne où ils étaient allés en vacances, c'était en 65 ou en 67, pas en 66, car ils n'étaient pas partis en vacances cette année-là, c'était l'année où ils avaient déménagé, à moins que ce ne soit en 64, mais Lili n'était pas aussi petite, donc c'était bien en 67, peut-être 65, il y avait eu une tempête et les volets de leur location s'étaient arrachés durant la nuit. Ils avaient eu très peur tous les trois et Lili s'était réfugiée dans leur lit. Au matin, c'était la désolation tout autour de leur maison de location et ils n'avaient pas voulu rester plus longtemps, ils n'étaient jamais revenus en Bretagne, on n'est jamais aussi bien que chez soi, c'est ce qu'on dit et on a bien raison.

Un peu plus tard, Jeanne s'était assoupie dans le fauteuil qui jouxtait le lit, un des gentils aides-soignants lui demanda de regagner sa chambre en lui rappelant qu'elle ne devait pas venir seule, il l'accompagna jusqu'à l'ascenseur et appuya sur le chiffre 0 avant que les portes ne se referment. Elle réalisa qu'elle n'avait pas touché les mains de Claude avant de partir, s'étaient-elles un peu réchauffées ? Elle remonterait après le dîner, lorsque l'équipe de nuit relève l'équipe d'après-midi. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, elle distingua les bruits du salon où se disputaient quelques pensionnaires pour pouvoir regarder "Les feux de l'amour" ou "L'inspecteur Derrick". Elle avait une préférence pour ce dernier qui était assez bel homme et découvrait les meurtriers sans violence ni coup de feu et toujours avant la fin de l'épisode. Elle prit au passage son tricot dans le casier marqué de sa photo et alla s'installer entre Simone et Louise. Petit-Jean lui fit un clin d'œil au passage mais elle l'ignora et soupira même bruyamment.

Plus tard, devant la collation de l'après-midi qui aurait tout aussi bien pu être appelée le goûter, Simone commença à lui raconter que Petit-Jean allait être convoqué à la direction pour ce qui s'était passé ce midi, et qu'il risquait un renvoi de 3 jours au moins, sinon plus. Jeanne ne demanda pas quel événement avait bien pu venir troubler leurs habitudes, elle tenta de se souvenir ce qu'il y avait au déjeuner ce midi, mais peut-être finalement n'était-elle pas venue déjeuner, elle était sous doute partie voir Claude directement et cette sotte de Simone ne s'en était même pas aperçue. Pour ne pas froisser la susceptibilité de Simone, et cependant curieuse de savoir ce qui avait bien pu se produire lors du déjeuner, elle surenchérit sur les conséquences possibles d'un renvoi de Petit-Jean. Mais Simone s'en tint au fou rire qui lui avait laissé quelques gouttes de "vous savez quoi, ma chère" au fond de la culotte.

Simone aurait presque recommencé à se faire pipi dessus si elle n'avait pas eu la visite de sa fille aînée qui venait la voir tous les jeudis. Donc, on était jeudi. Il n'empêche, c'était rageant de ne rien savoir, et Jeanne aurait volontiers interrogé l'intéressé lui-même, Petit-Jean, mais elle n'aimait pas son air goguenard et son regard presque lubrique. Elle évitait toujours de lui demander quoi que ce soit, alors forcément, quelque chose d'aussi personnel, c'était impossible. Tant pis, elle finirait bien par le savoir, et puis c'était de sa faute, elle n'avait qu'à ne pas rater le déjeuner.

L'après-midi s'écoula avec une maille à l'endroit et une maille à l'envers, quelquefois une maille de travers, ses yeux n'étaient plus aussi bons qu'autrefois et elle ne pouvait tricoter qu'à la lumière du jour. Le vent ne faiblit pas lorsque la nuit tomba, au contraire sembla-t-il se renforcer pour mieux faire vaciller les néons.

Jeanne n'est pas montée voir Claude hier soir. Non qu'elle ait oublié bien sûr, mais une grande fatigue l'a envahie après le dîner, sans doute le vent qui a réussi à pénétrer au plus profond de ses chairs pour mieux jouer du violon sur des cordes trop sensibles. Le médecin de garde, un petit jeune qui avait les mains moites et la poignée de main fuyante, lui a donné des comprimés roses pour que la nuit s'efface au plus vite, mais Jeanne n'a rien oublié au réveil : elle n'a pas dit bonsoir à Claude, son époux devant Dieu depuis tant d'années, 40 ou 50, elle ne savait plus vraiment, mais leur mariage a eu lieu le 10 août 1955, elle s'en souvient comme si elle arrivait encore à l'église, le plus beau jour de sa vie.

C'est au moment où l'inspecteur Derrick invitait au restaurant la suspecte idéale qu'ils sont venus chercher Jeanne pour l'emmener à la chambre 318. Ils l'ont laissée dans le silence d'une horloge arrêtée. Les mains de Claude ne se sont pas réchauffées, ses doigts sont si fins et elle caresse ses ongles qui sont déjà teintés de la mort. Son visage est serein, elle comprend que le livre se ferme, pourtant il restait quelques pages à écrire, ils auraient pu encore conjuguer ensemble quelques verbes d'amour. Elle caresse ses rides et des larmes tombent sur le drap, elle ne veut rien oublier de ce visage qui ne sera bientôt plus que photographie sur sa table de chevet, alors elle embrasse ses lèvres fermées, un dernier baiser aussi chaste que le premier.

Bientôt, elle n'est plus seule avec Claude, il y a entre eux la mort et le cortège des parents et connaissances qui s'occupent peu à peu des questions administratives, alors Jeanne se réfugie dans les méandres d'Alzheimer pour ne plus les subir et vivre encore quelques souvenirs avec son Claude.

Te souviens-tu de cette promenade sur le marais poitevin d'où tu es rentré trempé car tu avais fait le grand écart au débarcadère ? Nous avions bien ri de ta déconvenue, la petite surtout, elle riait aux éclats de voir son papy tout dégoulinant… Et ces parties de pêche à tous les deux, tu m'avais appris à pêcher, il y avait encore des goujons dans notre rivière et même si je n'attrapais que des petites brèmes immangeables, tu étais toujours fier de moi… Et ton chat, tu t'en souviens ? Il est sorti un jour de nulle part et il est resté, toujours près de toi. Et puis un jour il est parti, comme s'il avait senti la fin, tu venais de tomber malade mon Claude.

Aujourd'hui, en rentrant du cimetière, le vent cesse enfin son manège. Jeanne sourit, puis rit toute seule et le fou rire n'est pas loin, qu'il est drôle le souvenir de l'intendante et de sa tête lorsqu'elle a goûté le vinaigre dont Petit Jean avait rempli la carafe de vin, juste avant de crier au scandale devant l'horrible piquette qu'on leur servait. C'était quand déjà, hier, la semaine dernière ? Il faudra qu'elle demande à Claude, peut-être s'en souviendra-t-il. Elle lui dira aussi qu'on voit les crêtes des Pyrénées et qu'il pleuvra dans trois jours, c'est sûr.

Texte de Fanny Lambollez, Escalquens, 2002



Le gage

Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou-rire. Ce fou-rire tant espéré… elle ne pouvait plus l'arrêter maintenant. Il lui faisait mal au ventre, à la mâchoire, jusque dans sa poitrine mais il n'était pas là pour l'entendre, à moins que...

- "Mince alors !" s'écria t-elle avant d'être reprise par ses spasmes. Entendre sa propre voix, ce gloussement ridicule, ces cris dont elle s'était crue si longtemps incapable… Quelle indécence et quel bonheur à la fois. Elle était heureuse et si peinée à la fois en pensant à Claude.

Elle n'avait pas ri, pas décroché le moindre éclat, pas émis la moindre sonorité depuis des années. Elle n'était pas malade. Elle avait simplement oublié. A l'instar d'un naufragé qui oublie peu à peu les rudiments de toilette, de savoir-vivre et de langage, Nathalie, elle, avait perdu tout sens du rire.

Elle s'était mariée, avait eu deux enfants, puis divorcé, abandonnée par un époux qu'elle avait délaissé pour un travail prenant. Et puis la vie… La vie, qui ne propose rien de bien hilarant, il est vrai. Ce n'était pas le métro-boulot-dodo parce qu'à Fronton, au milieu du vignoble, à quelques dizaines de kilomètres de Toulouse, la ville rose, il n'y a pas de métro et plein de bonnes raisons pour ne pas faire dodo. Mais bon, sus aux clichés ! En province aussi on déprime, on fonce, on s'oublie et on oublie de vivre. Le malheur aussi est dans le pré ! Elle avait 36 ans, un poste à responsabilités et un salaire tout à fait honorable. Son travail lui plaisait, vraiment, mais depuis longtemps tout cela ne suffisait pas. Malgré tout, elle faisait comme tout le monde : chaque matin, elle se levait, préparait le déjeuner de ses enfants, supervisait la lecture du plus grand qui était en CP pendant que la seconde finissait son chocolat chaud. Elle les déposait à l'école et fonçait à son bureau. Elle n'était pas triste, elle ne se plaignait pas de son sort… C'est juste qu'elle ne riait plus. Elle ne demandait rien, elle n'en était même pas consciente. Jusqu'au jour au Claude a débarqué.

Elle avait été obligée de l'admettre… il était là, devant elle ! Pas un petit bonhomme vert mais presque. Sa peau était plutôt brune et il était de taille moyenne mais il n'avait rien d'humain. C'était une évidence, ce truc ou ce type était bel et bien un extra-terrestre. Certes, il n'avait pas garé sa soucoupe volante clignotante et sifflante dans la pelouse de son jardin qui aurait brûlé en un cercle sous l'effet de la chaleur dégagée par les réacteurs. Non, rien de tout cela. Son arrivée fut beaucoup plus discrète et ordinaire. Un simple coup de sonnette à la porte un soir vers 20h alors qu'elle s'apprêtait à enfoncer une cassette vidéo dans son magnétoscope. Ses enfants étaient chez leur père cette semaine là et elle n'attendait personne. Elle alla ouvrir et Claude était là. Claude…

C'est ainsi qu'elle l'avait prénommé. Il s'appelait en fait "Kplodtieu" même s'il ne s'agit évidemment que d'une retranscription phonétique. Mais elle avait eu du mal à le comprendre au cours des premiers jours et l'avait baptisé Claude. Et puis, étant donné qu'elle n'avait jamais vraiment pu savoir s'il était un garçon ou une fille - si tant est que la distinction existât sur sa planète - elle avait pensé que Claude convenait parfaitement.

Il avait pénétré dans son appartement en lui expliquant qu'il venait de Kplogui et qu'il allait s'installer chez elle pour "un séjour dont la durée n'est pas déterminée". Elle était restée sans voix et sans réaction.

Claude parlait le Français, bizarrement. Mais tout était bizarre chez lui et aussi surprenant que cela puisse paraître, Nathalie trouva sa présence rassurante et apaisante et elle accepta Claude contre tout le bon sens rationnel dont elle faisait habituellement preuve. Pas d'affolement ni de questions du genre "d'où ? comment ? quand ?" ; il était là, elle ne ressentait pas de menace, elle le trouvait doux et gentil, cela lui suffisait. Il s'installa dans la chambre d'amis et ce fut le début d'une relation unique qui dura plusieurs mois… Une amitié interplanétaire en quelque sorte.

Le lendemain, Nathalie se leva et dévala l'escalier. Elle avait rêvé. Ce n'était pas possible. Un extra-terrestre ! C'était n'importe quoi !.. Claude était pourtant bien là, assis à table, autour d'un bol de café froid. Il fit une grimace de dégoût en tendant le breuvage vers elle :
- "Ceci heurte mes récepteurs gustatifs. Mauvais. Comment ingurgitez vous ce liquide sans troubles digestifs ultérieurs ?"
Nathalie poussa un cri d'effroi et remonta en courant dans sa chambre. Claude fixa le liquide noir et le repoussa. Elle ne réapparut qu'une demi-heure plus tard, toujours en pyjama et le cheveu hirsute. Claude n'avait pas bougé. Elle sanglotait et parvint difficilement à parler.
- "Mais qui êtes vous ? Que me voulez vous ?"
Claude se gratta ce qui lui servait de tête et se dit que ça n'allait pas être aussi simple qu'il l'avait pensé la veille.
- "Rien. Ne créez pas de tourments inutiles dans votre système cérébral. Je ne suis pas nocif. Vous êtes l'objet d'une étude éthologique non invasive. Mes observations ne devraient pas durer plus d'une journée Kploguienne."

La voix de Claude était tendre et apaisante. Nathalie ressentit à nouveau ce bien-être. A nouveau il l'apprivoisait, elle s'approcha, s'assit à ses côtés, et jeta un coup d'œil sur le café de Claude. La cafetière était propre et sèche, le marc flottait dans le bol. Elle sourit et se dit qu'elle devrait lui apprendre à faire du café.
- "Votre visage vient de faire un rictus indiquant le plaisir ?!" dit-il.
- "Oui… enfin, je souriais, oui, pourquoi ?"
- "Non, rien… C'est un état intermédiaire satisfaisant."
Elle le dévisagea. Son visiteur était décidément bien étrange.
- "Bon, c'est pas tout ça mais je vais être en retard au boulot moi."

Elle fila se préparer et vingt minutes plus tard, elle était au volant de sa voiture. Elle démarra en trombe, son nouvel ami sanglé sur la banquette arrière.
- "Au fait Claude, ça correspond à quoi, une journée Kploguienne "
- "Six de vos mois terrestres environ, mais cela est assujetti au cycle solaire qui diffère considérablement de celui observé dans le vôtre."
- "Six mois ? Mais je ne peux pas vous héberger pendant six mois ! J'ai des enfants, des amis… ils… non, vraiment, ce n'est pas possible."
- "Ne créez pas de tensions inutiles dans votre système vasculaire. Vous mise à part, aucun sujet humain ne sera conscient de ma présence parmi la population étudiée. Mon image n'est pas de nature à insoler la rétine des yeux autres que les vôtres et les vibrations produites par mon système de communication sonore ne sont pas perceptibles par vos contemporains."
- "Est-ce que ça veut dire qu'à part moi, personne ne peut vous voir ou vous entendre ?"
- "Votre réponse indique votre compréhension correcte."

Nathalie se dit que si c'était un rêve, c'était un sacré bon rêve. Elle était encore perdue dans ses pensées lorsque le feu passa au rouge. La voiture qui la précédait pila et ce fut le choc… peu violent, un simple accrochage. Le type devant n'avait pas l'air d'apprécier la situation de la même façon. Pour lui, c'était un drame, un crime de lèse majesté, un affront à sa conduite. Lorsqu'il réalisa que c'était une femme qui avait osé tordre le pare-choc de sa Laguna, il eut un moment de grâce mêlée de condescendance. Il la tenait, sa preuve irréfutable de la supériorité masculine. Il allait pouvoir se délecter de l'événement, il le partagerait avec ses collègues à la pause café, le brandirait lorsque sa femme lui ferait une réflexion sur sa conduite trop sportive. Inutile de chercher plus loin.

Nathalie regarda dans le rétroviseur afin de s'assurer que Claude n'avait rien. Il était émerveillé.
- "Une collision fortuite !" criait-il. "Nous venons de subir une authentique collision fortuite. Wouaa, ah, aaahhh… Mon âme est remplie de joie à l'idée de vivre un événement si pittoresque. Les évènements imprévus ont été éradiqués sur Kplogui. Aucun n'a été enregistré au cours des dix-neuf derniers siècles !!!"

Le conducteur de la Laguna s'approchait de la vitre de Nathalie, l'air triomphant du redresseur de tort qui vient de prendre un fauteur de trouble la main dans le sac. Il jeta un coup d'œil expert sur son pare-choc, secoua la tête de gauche à droite en prenant les badauds à partie, d'un air de dire que vraiment, les femmes… Nathalie sortit de sa voiture.
- "Je suis désolée, vraiment. Je ne vous ai pas vu freiner et…"
- "Elle est désolée, non mais sans blague, vous m'avez pas vu freiner, non mais, et les feux stops alors, c'est fait pour les chiens !"
Il beuglait plus qu'il ne criait. Nathalie le fixait, atterrée et un peu effrayée.
- "Mais monsieur, je me suis excusée, vous n'êtes pas obligé de me parler sur ce ton, après tout, personne n'a été blessé, ce n'est que de la tôle froissée, ce n'est pas grave…
- "Je te parle comme je veux, qu'est ce que j'en ai à foutre de tes excuses, c'est pas ça qui va me rendre mon pare-chocs, et puis qu'est ce qui te dit que ce n'est pas grave, qu'est ce que t'y connais en mécanique toi ? Autant mon châssis est mort et on ne le voit même pas…"

C'est à ce moment qu'un énorme fracas de tôle se fit entendre, comme ça, sans qu'aucune voiture ne fût en mouvement. La Laguna se plia sur elle-même et se retrouva en accordéon, comme prise d'un soudain mal de ventre ! Le braillard se tut immédiatement. Ses bras pendaient pathétiquement le long de son corps tout entier saisi d'incompréhension. Son univers s'écroulait, ses certitudes, ses valeurs, sa voiture. Il resta ainsi bouche bée, les yeux exorbités. Les passants, eux aussi, furent saisis de stupeur. La vie s'était arrêtée autour de la scène. Un deuxième crissement et les badauds, jusque là interdits, eurent un mouvement de recul puis s'enfuirent en courant : la carcasse de ce qui avait été une voiture venait de s'aplatir comme une crêpe sur la chaussée. Elle ne faisait plus qu'un centimètre d'épaisseur maintenant, impossible de reconnaître l'objet ainsi exposé.

- "Nous pouvons reprendre notre mouvement giratoire à présent Nathalie." dit Claude calmement, comme si rien ne s'était passé.
Nathalie elle-même était médusée. Elle était toujours immobile, debout dans l'entrebâillement de sa portière ouverte.
- "Nous pouvons reprendre notre mouvement giratoire à présent Nathalie." répéta Claude.
Elle monta, claqua la portière et redémarra en roulant sur la dépouille de l'automobile… Elle venait de comprendre l'effrayante responsabilité de Claude dans le ratatinage de la Laguna. Elle avait un sentiment partagé de peur et de jubilation. Ce pouvoir était entre les mains d'un extra-terrestre qu'elle ne connaissait pas la veille et qui semblait hors de tout contrôle, ça c'était la partie effrayante ! Mais après tout, personne n'avait été blessé et ce sale type l'avait bien cherché. Elle n'osa pas questionner Claude sur ce point, de peur d'en apprendre plus qu'elle ne l'aurait souhaité. C'est en silence qu'ils finirent le trajet jusqu'à son bureau.

Ainsi commença une cascade délirante de gags et d'évènements inexpliqués autour de Nathalie, plus farfelus les uns que les autres, souvent anodins et sans conséquences, mais parfois très embarrassants pour elle. Claude se mit à la suivre partout, à lui parler tout le temps. Il se mêlait de toutes les conversations - sans jamais être entendu de quiconque d'autre que Nathalie bien évidemment -, donnait son avis sur tout et semait une panique folle partout où ils passaient : les gens trébuchaient sans raison apparente dans la rue s'ils avaient le malheur de bousculer Nathalie sans s'en excuser ; ou encore les toboggans du jardin public devenaient collants lorsque sa fille de trois ans et demi se faisait doubler par une grosse brute de sept ans dans l'ascension de l'échelle.

Les Kploguiens connaissaient notre civilisation depuis très longtemps. Ils avaient des pouvoirs surprenants et ne les utilisaient qu'à des fins pacifiques ou comiques. Son peuple avait d'ailleurs un grand sens de l'humour ; les Kploguiens passaient le plus clair de leur temps à s'amuser et à se jouer des tours les uns les autres. Claude se souvenait des blagues glorieuses de ses ancêtres qui lui avaient été contées par ses parents ou ses maîtres. Ainsi, c'était eux qui avaient fait apparaître un monstre dans le lac du Loch Ness au début du siècle dernier. C'était eux également, au cours d'une partie de Kploji - tous les mots dans leur langage, verbes ou noms commençaient par les quatre lettres KPLO - qui avaient éliminé les dinosaures sur Terre : ils avaient simplement voulu leur faire une farce en gelant une partie de la planète en plein été mais ça avait mal tourné. Roswell ? Encore eux. Le triangle des Bermudes ? Toujours eux. L'un d'entre eux, amateurs d'art égyptien, aurait même, paraît-il, offert le nez du Sphinx à sa fiancée pour leur mariage.

Claude semblait bien s'amuser mais plus ça allait, plus Nathalie lui reprochait d'intervenir dans ses affaires. A vrai dire, elle n'arrivait pas à rire de tout ceci. Trop occupée… le boulot, les courses, le bain, le repas, les devoirs et puis encore le boulot, le soir, devant son ordinateur "grâce" à internet.

Nathalie ne voulait pas être plus chaleureuse. Elle voyait uniquement en Claude un élément qui venait perturber l'organisation de sa vie et de son travail. Elle aurait dû faire un effort ; n'importe qui aurait vécu cette rencontre du troisième type comme une expérience unique, incroyable, inespérée. N'importe qui en aurait profité pour changer de vie, utiliser les pouvoirs de Claude, mais pas elle ! Tout ce que souhaitait Nathalie, c'était qu'on lui fiche la paix. Claude l'agaçait… d'autant plus qu'il sentait sa gêne et se moquait beaucoup de son incapacité à s'amuser et à prendre du bon temps, son excès de sérieux et ses petites manies quotidiennes. Il appuyait là où ça faisait mal et Nathalie se bloquait d'autant plus. Elle devint de moins en moins patiente à son égard et montra de plus en plus son irritation.

Nathalie se sentait mise à nu sans retour : elle lui avait ouvert sa porte, bon gré mal gré, l'avait reçu et l'hébergeait depuis plus de cinq mois, elle s'était livrée à lui, il savait tout ou presque d'elle… mais elle, que savait-elle de lui ? Qu'obtenait-elle en retour ? Quelle emprise avait-elle sur lui ? Elle supportait chaque jour un peu moins la présence de cet étranger même très exotique.

Un soir, alors qu'elle était allée se coucher plus tôt que d'habitude et était redescendue à la cuisine une heure plus tard pour se servir un verre de lait, elle entendit des voix dans la chambre de Claude. Elle savait qu'il ne dormait jamais, son lit n'était jamais défait mais elle ne s'était jamais posé la question de savoir ce qu'il faisait de ses nuits. Elle entrouvrit la porte de la chambre des amis. Claude se tenait debout au centre de la pièce. Il ne la voyait pas. Il était comme saisi de transe, sa tête renversée et les bras ballants. Les voix se mélangeaient en sortant de sa bouche. Elle ne comprenait évidemment rien aux mots mais elle comprit que Claude était en communication avec les siens. Les voix et les tonalités étaient bien distinctes les unes des autres et elle croyait en avoir perçu trois ou quatre autres que celle de Claude.

Le lendemain, au réveil, elle décida de ne pas lui parler de ce qu'elle avait vu et entendu… probablement parce qu'elle avait honte d'avoir écouté à sa porte. Elle se leva donc et descendit mais elle ne trouva Claude nulle part. Sa chambre était rangée, le petit-déjeuner préparé la veille intact. C'était la première fois depuis cinq mois que Claude n'était pas là à son réveil… Elle le chercha encore dans la maison, jeta un coup d'œil dans le jardin. Nathalie se sentit démunie. Elle ne comprenait pas. Elle resta ainsi sans rien faire pendant quelques minutes et se décida enfin à déjeuner. La journée passa et toujours aucune trace de Claude. Elle se surprit elle-même à ne penser qu'à lui, à se poser des questions, à culpabiliser.

Ce que Claude ne lui expliqua pas avant de la quitter, c'est qu'il rentrait chez lui parce qu'il avait échoué. Son voyage avait en fait été décidé à l'occasion d'une partie de kploodo, un jeu de société très proche du monopoly. Claude avait été surpris entrain de tricher et avait reçu un gage. Le gage, c'était elle ! Les amis de Kplodtieu avaient recherché un être humain maussade et dont la particularité était l'absence totale de rire. Certains étaient bien connus de leur service de renseignements - hommes politiques, hommes d'affaires, sportifs de haut niveau - mais leurs cas étaient en général trop désespérés et la faute de Kplodtieu ne méritait pas une telle sanction. Aussi ses amis avaient-ils opté pour Nathalie en se disant que les pitreries de Kplodtieu les feraient bien rire via leur télépatho-projecteurs et ne pourraient que faire du bien à la Terrienne sélectionnée. Il avait une journée Kploguienne pour parvenir à faire rire la Terrienne en question. Il n'avait le droit ni de lui révéler la véritable raison de sa venue sur Terre, ni d'avoir recours à des artifices télépatho-tropiques pour arriver à ses fins. Il pouvait utiliser ses pouvoirs mais elle devait rire hors de tout contrôle sub-consciencieux. Kplogtieu avait échoué, il avait contacté ses amis le soir où Nathalie l'avait surpris en pleine communication. Il avait dû faire amende honorable, s'engager à leur offrir un repas bien arrosé au Kplogggpn, le dernier restaurant chic et en vogue de la capitale de Kplogui et avait été autorisé à rentrer par télé-portation.

Les journées suivantes furent douloureuses pour Nathalie qui se rendit compte à quel point elle s'était attachée à Claude et à quel point ses frasques lui manquaient désormais. Elle trouvait les heures à son bureau bien longues et mornes sans les extravagances de son ami extra-terrestre. Ses collègues de bureau les plus proches s'aperçurent de sa morosité et voulurent s'enquérir de son moral, mais comment leur expliquer ? Qui l'aurait crue ? Et puis, avait-elle réellement envie de parler de Claude, à qui que ce soit… Elle récupéra ses enfants, partit en week-end et oublia son vague à l'âme pendant deux jours mais le lundi suivant fut plus difficile encore. Nathalie croulait sous le travail et ne s'en sortait pas, tous semblaient s'être ligués contre elle : ses collaborateurs, ses supérieurs, le père de ses enfants...

Elle passa deux semaines au cours desquelles elle accumula les retards, les oublis et les prises de bec. Elle avait changé. Elle-même se trouvait moins patiente que ce qu'elle n'était avant de rencontrer Claude, moins docile peut-être. Il lui semblait qu'il était toujours là, auprès d'elle. Il l'accompagnait et rien ne pouvait lui arriver. Elle en tirait une grande légèreté, un bien-être qu'elle n'avait pas ressenti depuis des années. En fait, sans vraiment se l'avouer, elle commençait à véritablement se fiche de son travail, des bilans d'activité, des évaluations d'impact et de son chef de département. Elle commença également à se faire à l'idée que Claude ne reviendrait pas.

Cependant, un soir, alors qu'elle était censée reprendre ses enfants à 19h chez son ex-mari, elle arriva avec une heure de retard. Elle sonna et immédiatement, son ex, en tenue de soirée, ouvrit grand la porte d'entrée et se mit à aboyer :
- "Tu es systématiquement en retard ! J'ai une soirée à l'opéra et…"
Lui qui détestait l'opéra quand ils étaient mariés !
- "Comment puis-je programmer quoi que ce soit le vendredi soir si tu ne récupères pas les enfants ou si tu ne me les confies jamais à l'heure ?"
Lui qui ne sortait jamais lorsqu'ils étaient mariés !
Le ton monta rapidement.
- "Es tu à ce point pressé de te débarrasser de tes enfants ?"
- "Es tu si peu pressée de les retrouver ?"
- "Ne peux tu pas les considérer autrement que comme une charge, ou alors il faut que tu renonces à la garde alternée ?"
- "Est-ce que tu te permettrais d'arriver avec une heure de retard à la sortie de l'école, non, alors ?"

Son mari n'avait jamais vraiment accepté qu'elle put se débrouiller seule, trouver du travail, gérer la maison… après qu'ils aient divorcé. Il en était à la menacer d'en parler au juge qui suivait leur dossier lorsqu'une rafale de vent l'entoura subitement, comme une mini-tornade, démantelant son smoking, le laissant en lambeaux, les manches décousues au niveau des épaules, la chemise débraillée et froissée comme si elle sortait de la machine, le nœud papillon entortillé autour de sa mâchoire, coupant court à toute discussion. Sa soirée était compromise. Le cheveu hirsute et l'air hagard, son ex-mari devint tout rouge, de peur et de rage. Il essayait de parler mais ses balbutiements étaient incompréhensibles. Les enfants, habitués à des évènements plus surprenants encore, éclatèrent de rire et Nathalie ne put s'empêcher d'en faire autant. Leurs rires devinrent fou-rires puis ce fut l'hystérie communicative. Nathalie ne se reconnaissait plus. Elle se lâchait, elle se laissait enfin aller, totalement. Elle riait et riait encore. Elle en pleurait, elle en tapait des pieds sur le palier, elle en avait mal aux mâchoires et aux abdominaux. Ni elle ni ses enfants ne pouvaient plus s'arrêter. Même son mari finit par sourire puis céder au rire de toute la famille reconstituée pour un moment.

Nathalie poussa une espèce de long cri de victoire, moitié hurlement, moitié rire. Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou rire…

Texte de Benoît Severac, Montlaur, 2002

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