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"Elle n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire
partager son fou rire..."
Héros en grève
Elle n'avait plus qu'une idée,
retrouver Claude et lui faire partager son fou-rire… Il lui avait
raconté une drôle d'histoire, la veille au soir, dans cette gargote du
bord de plage. Elle comprenait maintenant que c'était une blague
monstrueuse… Elle avait marché à fond dans la combine mais elle
avait le sens de l'humour, elle ne lui en voulait pas.
Pêcheur de héros de romans, voilà ce
qu'il avait prétendu être. Comme ses ancêtres, pêcheurs de héros de
père en fils depuis d'immémoriales générations. Aussi sérieux qu'un
pape, Claude avait expliqué que c'était ici, dans ce havre perdu au
bout de l'Atlantique, que les choses accostaient de temps à autre,
sorties tout droit du cerveau des écrivains… Les pêcheurs
s'emparaient de ces grossières ébauches et les remettaient contre
espèces sonnantes et trébuchantes à leur géniteur, qui pouvait alors
commencer son travail. De quoi se taper le cul par terre, non ?
Il n'y avait pas de période réservée
pour ce genre de pêche. Pas d'ouverture, de fermeture, pas de taille
minimum du fretin. Il s'agissait simplement d'être là, au bon moment,
et de les reconnaître avant qu'il soit trop tard. Il fallait avoir le
coup d'œil, aucune hésitation n'était permise. Ils arrivaient
généralement peu avant l'aube, à l'heure où le ciel, le sable et
l'océan ont la même couleur ; il fait froid, le ressac caresse d'une
lèvre lugubre la grève abandonnée, et soudain ils sont là, rejetés
par une vague finissante, et ils restent quelques secondes échoués,
incapables du moindre geste, tremblants comme des spectres frigorifiés.
C'est à cet instant précis qu'il faut les cueillir, juste au moment
où leur structure gélatineuse commence à se solidifier, prenant une
couleur verdâtre et légèrement phosphorescente.
Ça n'est pas forcément simple. Ils
n'abordent pas toujours au même endroit, précisait Claude, n'annoncent
jamais leur venue. Ils arrivent parfois en grappes, auquel cas il faut
rameuter les amis, la famille, pour ne pas laisser perdre une partie du
butin. Il faut agir vite, - dès que la luminosité verte a commencé à
briller, - car en moins d'une minute la texture du héros se durcit, et
là, de deux choses l'une : ou bien il retourne à la mer, d'un
mouvement ondulatoire du plus élégant effet, et aucun chalutier,
aucune embarcation humaine n'est capable de le pourchasser ; ou bien il
demeure sur la grève, à frissonner comme un chaton nouveau-né, puis
lentement s'immobilise à la première clarté du matin. Alors le héros
est perdu - englouti pour toujours dans les limbes des héros mort-nés,
ou transformé en une carcasse froide dénuée de toute vibration. Dans
les deux cas l'écrivain voit disparaître le produit de sa pensée,
reste sec devant sa feuille blanche, et le pêcheur ne touche pas un
cent.
Jusque tard dans la nuit, devant une
impressionnante collection de chopes vides, Claude avait revécu
l'épopée de son père, du père de son père, et de la cohorte
claironnante de ses aïeux. Son récit était truffé de faits d'armes
héroïques : la capture de Gargantua, de Gargamelle, de Pantagruel, de
Micromégas, le voyageur de Saturne... Imaginez l'audace,
l'ingéniosité dont les anciens durent faire preuve pour arraisonner
ces géants dans les délais impartis ? Imaginez ces corps immenses,
enveloppés dans des filets, halés en un tournemain sur le sable humide
! Avec Bram Stoker, père de Dracula et de sa clique, ç'avait été
plus dur encore… Il avait fallu viser juste pour capturer ces
gaillards-là. Une hésitation de trop, et les premiers rayons de
soleil, émergeant derrière les vagues, transformaient le corps
naissant des vampires en volutes de fumée.
Dans la hiérarchie des cas difficiles,
H.G. Wells occupe une place de choix. Ce talentueux créateur posa à
ses pourvoyeurs le plus ardu des casse-tête, la nuit où lui vint
l'idée de l'Homme Invisible. Imaginez quinze pêcheurs galopant sur la
plage, fouettant le vide de leurs gourdins, à la poursuite d'un courant
d'air déguisé en grand brûlé ou en momie aztèque… La pêche au
héros se confond parfois avec la pêche traditionnelle ; la capture de
Moby Dick, la baleine blanche, reste l'illustration la plus frappante de
cette conjonction.
L'apprentissage de la pêche aux héros
n'est pas une chose simple. A la base, le novice doit posséder quelques
dons, avoir l'œil vif, la comprenette rapide. Ensuite, il doit s'entraîner
avec abnégation. Il est cocasse, cependant, de constater que certains
héros de la littérature mondiale doivent leurs plus célèbres
caractéristiques à l'inexpérience de celui qui les a capturés.
Claude citait des exemples fameux de ces balbutiements géniaux :
Quasimodo des bords de Seine, la créature de Frankenstein et de Mary
Shelley… Estropiés, défigurés par des pêcheurs débutants
incapables d'assurer proprement leur prise !
Une fois qu'on savait à quel moment
exact de leur transformation il fallait bondir sur les héros, on
arrivait à les capturer avec un taux de réussite supérieur à 90%, et
c'était une satisfaction immense de penser qu'on contribuait à
construire, pierre après pierre, le patrimoine culturel de l'humanité.
Dès que la chose flasque échouée comme un lamantin malade dans le
scintillement de l'aube commençait à virer au vert, il fallait la
sortir de l'eau au plus vite et l'immobiliser. Alors c'était gagné, et
le pêcheur, fier de lui, pouvait livrer à son client le produit
tangible de sa Pensée, le substrat concret de son Rêve.
Et puis, et puis… après des siècles
de littérature étincelante - Chrétien de Troyes, Victor Hugo,
conteurs de chair et de sang, de rire et de larmes, de joies et de
douleurs - était venu le temps des concepts. La pêche avait changé de
caractéristiques. Le père de Claude avait fait les frais de cette
évolution : il avait perdu beaucoup d'argent à traquer l'Être et le
Néant pour le compte de Sartre. Comment distinguer l'Être, entre une
algue et un poisson mort ? Et le Néant, sait-on sous quelle forme il se
baguenaude ? Il s'était trouvé devant des difficultés semblables
lorsque Jean-Paul avait entrepris d'écrire le Diable et le Bon Dieu.
Mais, l'un dans l'autre, Sartre était un bon client, bien qu'il bût et
fumât un peu trop, et consommât des quantités excessives
d'amphétamines.
Après le temps des concepts vint celui
de l'industrialisation. Le règne de l'économie, la toute-puissance des
actionnaires, l'empire des centrales d'achat. Parlons-en, des centrales
d'achat ! Inaugurées au XIXème par Alexandre Dumas père et Ponson du
Terrail (qui achetaient en vrac des cohortes de personnages, de
Rocambole au comte de Monte-Cristo, pour les refourguer à des nègres
qui les animaient à leur place), elles avaient trouvé leur
épanouissement dans la seconde moitié du XXème avec monseigneur
Paul-Loup Sulitzer. Le problème, c'est que ces achats massifs, pour le
compte d'équipes sans visage, avaient fait dramatiquement chuter les
prix, et Claude n'arrivait plus à entretenir la grande demeure que ses
aïeux avaient si patiemment construite. Il fallait compenser les prix
unitaires par la quantité. Capturer plus, plus vite. Se grouper pour
faire face, et fournir, fournir toujours plus de matière pour fabriquer
plus de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre et de scénarios
de films… Plus un instant de répit dans le village du bout de
l'Atlantique… Cinq cents romans pour la prochaine rentrée littéraire
: il faut assurer !
C'est à ce point d'explications que
Claude s'était arrêté, la veille au soir, un peu parce qu'il se
faisait tard, et surtout parce qu'il était saoul, de la tête aux pieds
- aux alentours d'une heure trente, il n'était plus capable de mettre
ni une phrase, ni un pied devant l'autre -. Erwan, le patron, l'avait
obligeamment ramené chez lui : Claude était un excellent client, il
lui devait bien quelques gracieusetés en matière d'après-vente.
Arlette était rentrée à son hôtel et maintenant, sept heures du
soir, elle était de nouveau attablée au Port Qui Pique, à cinquante
mètres de l'océan.
Claude arriva un peu plus tard. Visage
chiffonné, le teint blême. Prêt à redémarrer cependant, à
convaincre Arlette qui l'accueillait par un éclat de rire.
- Tu t'es bien fichu de moi, Claude. Maintenant que tu es à jeun, je
voudrais savoir pour de bon ce que font les gens de ce village… Pas la
moindre usine dans un rayon de 80 kilomètres ! Pas de chalutier, de
bateau de pêche dans le petit port ! Quelques rares voitures… Comment
les gens gagnent-ils leur vie, ici ? ! ?
Claude s'était gratté la tête, avait
commandé une bière et poussé un profond soupir… Elle remettait ça,
Sainte-Thomette !
- Je ne me suis pas fichu de toi. C'est de ça qu'on vit, nom de Dieu.
La pêche au héros. Ici, on est au confluent de la réalité et du
rêve. A l'endroit où les idées deviennent palpables… Ici, de temps
à autre, l'être surgit du néant. Arlette fit une moue
dubitative.
- C'est ridicule. Personne ne peut croire une chose pareille. Qu'une
idée donne naissance à une carcasse nimbée de lumière verte, c'est
de la mauvaise science-fiction.
Claude avala sa bière et secoua la
tête. Sa gueule de bois semblait sévère, mais il prenait
courageusement sur lui.
- Ecoute, on ne va pas discuter cent sept ans, on n'arrivera à rien. Si
je t'ai fait venir hier, c'est que j'ai des informations… Il est
possible qu'il y ait un arrivage, ce soir. Nous irons sur la plage à la
tombée du jour. Tu décideras par toi-même.
Arlette s'était préparée à argumenter pendant des heures, comme la
veille, et cette proposition lui coupait l'herbe sous les
pieds.
- Des informations ?… fit-elle, incrédule. Quelle sorte
d'informations ?
- Les journalistes et les flics ne donnent jamais leurs sources,
répondit Claude en commandant une nouvelle chope et une assiette
anglaise. Dépêche-toi plutôt, le soleil sera couché dans 40 minutes.
C'est à l'aube et au crépuscule qu'ils montrent le bout du nez.
Arlette commanda une pizza. Pendant que
Claude allumait une cigarette, elle l'observa du coin de l'œil. Etrange
bonhomme… Petit enfant vieilli trop vite, membre d'un quarteron de désœuvrés,
rêvant d'alimenter les récits immortels avec un pauvre filet de pêche
! Il était schizophrène, le brave Claude, et en même temps, si
fragile et si attachant… Elle soupira. Les assiettes arrivaient, avec
de la bière en quantité.
Ils se dirigèrent vers la mer, dans le
soleil couchant qui caressait la crête des vagues. Prisonniers d'un
dialogue absurde, ils traversaient le crépuscule, et de temps en temps
leurs épaules se frôlaient. Essoufflés, ils s'arrêtèrent sur le
sable gris, alors qu'un vent glacé se levait. Les petits crabes
rougeâtres qui parsemaient la grève s'enfuirent à leur approche, de
leur curieuse démarche d'alcooliques, à la fois sournoise et
désespérée.
- Eh bien, Claude, elle est finie ta comédie ? Regarde, la marée
monte, et la mer reste vide… Pas un héros, pas un bateau, pas la
moindre sardine…
Il l'écoutait à peine et guettait la disparition du soleil derrière
les vagues, les yeux braqués sur l'horizon, à l'affût du héros
verdâtre généré par quelque écrivain génial. Mais il n'y avait
RIEN à la surface grise et moutonnante.
Puis vint le moment où le soleil sombra,
et Claude avança vers l'océan.
- Hé ! s'alarma Arlette. Où vas-tu ? ça suffit, maintenant…
Elle tenta de le retenir, mais il se dégagea et pénétra dans
l'eau.
- Ils sont là. Je les sens ! "
- Ça suffit, répéta-t-elle, il n'y a rien, reviens ! Il
continua.
L'eau lui arrivait aux chevilles.
- Les écrivains sont des dieux ! cria-t-il. Ils créent à partir de
rien, construisent des créatures à leur image. Comme les dieux !
Arlette ajusta son sac sur son épaule et
courut le rejoindre. Le vent soufflait avec force ; dans le lointain,
les vagues prenaient de l'amplitude. Elle avait peur
maintenant.
- Claude, reviens, on a assez joué. La tempête se lève…
Il n'écoutait pas ! Scrutait l'horizon à la recherche du héros
annoncé ! Elle lui agrippa le bras. Il se débattit et, d'un mouvement
brusque, la jeta dans l'eau froide. Le sac s'ouvrit et une liasse de
papiers s'en échappa. Des papiers couverts d'écritures.
- Excuse-moi… fit-il, brusquement calmé. Tiens, reprends tes feuilles…
Elle se redressa, claquant des dents. Son
chandail dégoulinant lui moulait la poitrine, c'était du plus bel
effet, mais ils n'avaient pas la tête à la gaudriole. Il rassembla les
feuilles qui commençaient à dériver comme autant de radeaux
minuscules et les lui tendit. Ce faisant, son regard se posa sur une
page, et il déchiffra une ligne ou deux.
- Arlette ! gémit-il, le visage soudain décomposé. Tu n'as pas…
Il rejeta la feuille à la mer, se tourna vers le large et se mit à
courir.
- ELLE L'A FAIT ! ELLE L'A FAIT ! hurla-t-il.
Ses pas faisaient jaillir des gerbes d'eau salée. Les bourrasques de
vent soulevaient des lames de deux mètres qui venaient s'écraser sur
le rivage avec des barrissements d'éléphants.
- J'AURAIS DÛ M'EN DOUTER, SALOPE ! lança-t-il encore dans la nuit, le
poing tendu.
Une vague plus haute que les autres le renversa. Il se releva, tomba
encore, et finalement le vent, la mer et la nuit l'engloutirent.
Arlette l'appela, mais elle savait que
c'était fini. Les larmes se mirent à couler sur son visage tandis
qu'elle récupérait ce qu'elle pouvait du contenu de son sac et de la
nouvelle qu'elle avait commencé à écrire… dont Claude était le
héros.
Trois jours plus tard, la mer rejeta le
corps du jeune homme sur la plage. Il dégageait une étrange
phosphorescence verte, que le médecin attribua à son séjour dans
l'eau et à l'effet d'une certaine catégorie de varechs. Quant à moi…
depuis que j'ai inscrit le mot fin au terme de cette histoire,
j'épluche chaque jour la rubrique nécrologique, guettant le nom
d'Arlette avec appréhension. Je ne crois pas un mot de toutes ces
légendes, bien sûr, mais, au cas où…
Texte de Bernard Jacquot, Blagnac,
2002
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Je
t'en remets au vent
Elle n'avait plus qu'une
idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou rire,
avant que le vent ne l'emporte d'une rafale singulière.
Alors Jeanne ne suivit pas les
autres et préféra se diriger vers l'ascenseur. Bien sûr elle
savait qu'elle ne pouvait pas le prendre seule, c'était
interdit, l'article 8 ou 9 du règlement qu'elle avait signé il
y a déjà quelque temps. Mais elle n'était pas folle et elle
savait parfaitement prendre l'ascenseur. Elle monta au
troisième étage, ne croisa personne, c'était l'heure de la
relève. Avant de partir, le personnel du matin prenait le café
avec le personnel de l'après-midi qui arrivait et les couloirs
étaient déserts. Elle s'arrêta devant la chambre de Claude,
le numéro 18, ou plutôt le 318, car on était au troisième
étage et les numéros des chambres commençaient forcément par
le chiffre de l'étage, le chiffre 3. C'était bien la preuve,
elle ne s'était pas trompée dans l'ascenseur et elle en fut
fière. Jeanne poussa la porte de toutes ses forces car elle la
savait lourde.
Claude était couché sur son
lit, et comme d'habitude, il ne bougeait pas vraiment. Elle
n'entendait que le bruit, les battements d'une horloge,
l'horloge de son cœur, peut-être, oui sans doute. Elle
s'approcha du lit, lui prit la main, comme jadis, comme
lorsqu'ils avaient vingt ans. Mais cette main était froide,
presque glacée, alors elle lui prit les deux mains et les
réchauffa tant qu'elle put en les serrant contre elle, en
soufflant sur elles. L'horloge continuait inexorablement, et
Jeanne lui parla doucement, à Claude, son seul amour, elle
savait, elle ne voulait pas oublier qu'elle était venue lui
raconter, mais quoi déjà, elle ne savait plus, et il avait
trop froid aux mains pour qu'elle se souvienne… Alors elle lui
parla d'autre chose, du vent qui avait soufflé toute la nuit,
de volets qu'elle avait entendu battre sans pouvoir aller les
fermer. Elle lui parla de cet endroit de Bretagne où ils
étaient allés en vacances, c'était en 65 ou en 67, pas en 66,
car ils n'étaient pas partis en vacances cette année-là,
c'était l'année où ils avaient déménagé, à moins que ce
ne soit en 64, mais Lili n'était pas aussi petite, donc
c'était bien en 67, peut-être 65, il y avait eu une tempête
et les volets de leur location s'étaient arrachés durant la
nuit. Ils avaient eu très peur tous les trois et Lili s'était
réfugiée dans leur lit. Au matin, c'était la désolation tout
autour de leur maison de location et ils n'avaient pas voulu
rester plus longtemps, ils n'étaient jamais revenus en
Bretagne, on n'est jamais aussi bien que chez soi, c'est ce
qu'on dit et on a bien raison.
Un peu plus tard, Jeanne s'était
assoupie dans le fauteuil qui jouxtait le lit, un des gentils
aides-soignants lui demanda de regagner sa chambre en lui
rappelant qu'elle ne devait pas venir seule, il l'accompagna
jusqu'à l'ascenseur et appuya sur le chiffre 0 avant que les
portes ne se referment. Elle réalisa qu'elle n'avait pas
touché les mains de Claude avant de partir, s'étaient-elles un
peu réchauffées ? Elle remonterait après le dîner, lorsque
l'équipe de nuit relève l'équipe d'après-midi. Les portes de
l'ascenseur s'ouvrirent, elle distingua les bruits du salon où
se disputaient quelques pensionnaires pour pouvoir regarder
"Les feux de l'amour" ou "L'inspecteur
Derrick". Elle avait une préférence pour ce dernier qui
était assez bel homme et découvrait les meurtriers sans
violence ni coup de feu et toujours avant la fin de l'épisode.
Elle prit au passage son tricot dans le casier marqué de sa
photo et alla s'installer entre Simone et Louise. Petit-Jean lui
fit un clin d'œil au passage mais elle l'ignora et soupira même
bruyamment.
Plus tard, devant la collation de
l'après-midi qui aurait tout aussi bien pu être appelée le
goûter, Simone commença à lui raconter que Petit-Jean allait
être convoqué à la direction pour ce qui s'était passé ce
midi, et qu'il risquait un renvoi de 3 jours au moins, sinon
plus. Jeanne ne demanda pas quel événement avait bien pu venir
troubler leurs habitudes, elle tenta de se souvenir ce qu'il y
avait au déjeuner ce midi, mais peut-être finalement
n'était-elle pas venue déjeuner, elle était sous doute partie
voir Claude directement et cette sotte de Simone ne s'en était
même pas aperçue. Pour ne pas froisser la susceptibilité de
Simone, et cependant curieuse de savoir ce qui avait bien pu se
produire lors du déjeuner, elle surenchérit sur les
conséquences possibles d'un renvoi de Petit-Jean. Mais Simone
s'en tint au fou rire qui lui avait laissé quelques gouttes de
"vous savez quoi, ma chère" au fond de la culotte.
Simone aurait presque recommencé
à se faire pipi dessus si elle n'avait pas eu la visite de sa
fille aînée qui venait la voir tous les jeudis. Donc, on
était jeudi. Il n'empêche, c'était rageant de ne rien savoir,
et Jeanne aurait volontiers interrogé l'intéressé lui-même,
Petit-Jean, mais elle n'aimait pas son air goguenard et son
regard presque lubrique. Elle évitait toujours de lui demander
quoi que ce soit, alors forcément, quelque chose d'aussi
personnel, c'était impossible. Tant pis, elle finirait bien par
le savoir, et puis c'était de sa faute, elle n'avait qu'à ne
pas rater le déjeuner.
L'après-midi s'écoula avec une
maille à l'endroit et une maille à l'envers, quelquefois une
maille de travers, ses yeux n'étaient plus aussi bons
qu'autrefois et elle ne pouvait tricoter qu'à la lumière du
jour. Le vent ne faiblit pas lorsque la nuit tomba, au contraire
sembla-t-il se renforcer pour mieux faire vaciller les néons.
Jeanne n'est pas montée voir
Claude hier soir. Non qu'elle ait oublié bien sûr, mais une
grande fatigue l'a envahie après le dîner, sans doute le vent
qui a réussi à pénétrer au plus profond de ses chairs pour
mieux jouer du violon sur des cordes trop sensibles. Le médecin
de garde, un petit jeune qui avait les mains moites et la
poignée de main fuyante, lui a donné des comprimés roses pour
que la nuit s'efface au plus vite, mais Jeanne n'a rien oublié
au réveil : elle n'a pas dit bonsoir à Claude, son époux
devant Dieu depuis tant d'années, 40 ou 50, elle ne savait plus
vraiment, mais leur mariage a eu lieu le 10 août 1955, elle
s'en souvient comme si elle arrivait encore à l'église, le
plus beau jour de sa vie.
C'est au moment où l'inspecteur
Derrick invitait au restaurant la suspecte idéale qu'ils sont
venus chercher Jeanne pour l'emmener à la chambre 318. Ils
l'ont laissée dans le silence d'une horloge arrêtée. Les
mains de Claude ne se sont pas réchauffées, ses doigts sont si
fins et elle caresse ses ongles qui sont déjà teintés de la
mort. Son visage est serein, elle comprend que le livre se
ferme, pourtant il restait quelques pages à écrire, ils
auraient pu encore conjuguer ensemble quelques verbes d'amour.
Elle caresse ses rides et des larmes tombent sur le drap, elle
ne veut rien oublier de ce visage qui ne sera bientôt plus que
photographie sur sa table de chevet, alors elle embrasse ses
lèvres fermées, un dernier baiser aussi chaste que le premier.
Bientôt, elle n'est plus seule
avec Claude, il y a entre eux la mort et le cortège des parents
et connaissances qui s'occupent peu à peu des questions
administratives, alors Jeanne se réfugie dans les méandres d'Alzheimer
pour ne plus les subir et vivre encore quelques souvenirs avec
son Claude.
Te souviens-tu de cette promenade
sur le marais poitevin d'où tu es rentré trempé car tu avais
fait le grand écart au débarcadère ? Nous avions bien ri de
ta déconvenue, la petite surtout, elle riait aux éclats de
voir son papy tout dégoulinant… Et ces parties de pêche à
tous les deux, tu m'avais appris à pêcher, il y avait encore
des goujons dans notre rivière et même si je n'attrapais que
des petites brèmes immangeables, tu étais toujours fier de moi…
Et ton chat, tu t'en souviens ? Il est sorti un jour de nulle
part et il est resté, toujours près de toi. Et puis un jour il
est parti, comme s'il avait senti la fin, tu venais de tomber
malade mon Claude.
Aujourd'hui, en rentrant du
cimetière, le vent cesse enfin son manège. Jeanne sourit, puis
rit toute seule et le fou rire n'est pas loin, qu'il est drôle
le souvenir de l'intendante et de sa tête lorsqu'elle a goûté
le vinaigre dont Petit Jean avait rempli la carafe de vin, juste
avant de crier au scandale devant l'horrible piquette qu'on leur
servait. C'était quand déjà, hier, la semaine dernière ? Il
faudra qu'elle demande à Claude, peut-être s'en
souviendra-t-il. Elle lui dira aussi qu'on voit les crêtes des
Pyrénées et qu'il pleuvra dans trois jours, c'est sûr.
Texte de Fanny Lambollez,
Escalquens, 2002 |
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Le gage
Elle n'avait plus qu'une
idée, retrouver Claude et lui faire partager son fou-rire.
Ce fou-rire tant espéré… elle ne pouvait plus l'arrêter
maintenant. Il lui faisait mal au ventre, à la mâchoire,
jusque dans sa poitrine mais il n'était pas là pour
l'entendre, à moins que...
- "Mince alors !"
s'écria t-elle avant d'être reprise par ses spasmes. Entendre
sa propre voix, ce gloussement ridicule, ces cris dont elle
s'était crue si longtemps incapable… Quelle indécence et
quel bonheur à la fois. Elle était heureuse et si peinée à
la fois en pensant à Claude.
Elle n'avait pas ri, pas
décroché le moindre éclat, pas émis la moindre sonorité
depuis des années. Elle n'était pas malade. Elle avait
simplement oublié. A l'instar d'un naufragé qui oublie peu à
peu les rudiments de toilette, de savoir-vivre et de langage,
Nathalie, elle, avait perdu tout sens du rire.
Elle s'était mariée, avait eu
deux enfants, puis divorcé, abandonnée par un époux qu'elle
avait délaissé pour un travail prenant. Et puis la vie… La
vie, qui ne propose rien de bien hilarant, il est vrai. Ce
n'était pas le métro-boulot-dodo parce qu'à Fronton, au
milieu du vignoble, à quelques dizaines de kilomètres de
Toulouse, la ville rose, il n'y a pas de métro et plein de
bonnes raisons pour ne pas faire dodo. Mais bon, sus aux
clichés ! En province aussi on déprime, on fonce, on s'oublie
et on oublie de vivre. Le malheur aussi est dans le pré ! Elle
avait 36 ans, un poste à responsabilités et un salaire tout à
fait honorable. Son travail lui plaisait, vraiment, mais depuis
longtemps tout cela ne suffisait pas. Malgré tout, elle faisait
comme tout le monde : chaque matin, elle se levait, préparait
le déjeuner de ses enfants, supervisait la lecture du plus
grand qui était en CP pendant que la seconde finissait son
chocolat chaud. Elle les déposait à l'école et fonçait à
son bureau. Elle n'était pas triste, elle ne se plaignait pas
de son sort… C'est juste qu'elle ne riait plus. Elle ne
demandait rien, elle n'en était même pas consciente. Jusqu'au
jour au Claude a débarqué.
Elle avait été obligée de
l'admettre… il était là, devant elle ! Pas un petit bonhomme
vert mais presque. Sa peau était plutôt brune et il était de
taille moyenne mais il n'avait rien d'humain. C'était une
évidence, ce truc ou ce type était bel et bien un
extra-terrestre. Certes, il n'avait pas garé sa soucoupe
volante clignotante et sifflante dans la pelouse de son jardin
qui aurait brûlé en un cercle sous l'effet de la chaleur
dégagée par les réacteurs. Non, rien de tout cela. Son
arrivée fut beaucoup plus discrète et ordinaire. Un simple
coup de sonnette à la porte un soir vers 20h alors qu'elle
s'apprêtait à enfoncer une cassette vidéo dans son
magnétoscope. Ses enfants étaient chez leur père cette
semaine là et elle n'attendait personne. Elle alla ouvrir et
Claude était là. Claude…
C'est ainsi qu'elle l'avait
prénommé. Il s'appelait en fait "Kplodtieu" même
s'il ne s'agit évidemment que d'une retranscription
phonétique. Mais elle avait eu du mal à le comprendre au cours
des premiers jours et l'avait baptisé Claude. Et puis, étant
donné qu'elle n'avait jamais vraiment pu savoir s'il était un
garçon ou une fille - si tant est que la distinction existât
sur sa planète - elle avait pensé que Claude convenait
parfaitement.
Il avait pénétré dans son
appartement en lui expliquant qu'il venait de Kplogui et qu'il
allait s'installer chez elle pour "un séjour dont la
durée n'est pas déterminée". Elle était restée sans
voix et sans réaction.
Claude parlait le Français,
bizarrement. Mais tout était bizarre chez lui et aussi
surprenant que cela puisse paraître, Nathalie trouva sa
présence rassurante et apaisante et elle accepta Claude contre
tout le bon sens rationnel dont elle faisait habituellement
preuve. Pas d'affolement ni de questions du genre "d'où ?
comment ? quand ?" ; il était là, elle ne ressentait pas
de menace, elle le trouvait doux et gentil, cela lui suffisait.
Il s'installa dans la chambre d'amis et ce fut le début d'une
relation unique qui dura plusieurs mois… Une amitié
interplanétaire en quelque sorte.
Le lendemain, Nathalie se leva et
dévala l'escalier. Elle avait rêvé. Ce n'était pas possible.
Un extra-terrestre ! C'était n'importe quoi !.. Claude était
pourtant bien là, assis à table, autour d'un bol de café
froid. Il fit une grimace de dégoût en tendant le breuvage
vers elle :
- "Ceci heurte mes récepteurs gustatifs. Mauvais. Comment
ingurgitez vous ce liquide sans troubles digestifs ultérieurs
?"
Nathalie poussa un cri d'effroi et remonta en courant dans sa
chambre. Claude fixa le liquide noir et le repoussa. Elle ne
réapparut qu'une demi-heure plus tard, toujours en pyjama et le
cheveu hirsute. Claude n'avait pas bougé. Elle sanglotait et
parvint difficilement à parler.
- "Mais qui êtes vous ? Que me voulez vous ?"
Claude se gratta ce qui lui servait de tête et se dit que ça
n'allait pas être aussi simple qu'il l'avait pensé la veille.
- "Rien. Ne créez pas de tourments inutiles dans votre
système cérébral. Je ne suis pas nocif. Vous êtes l'objet
d'une étude éthologique non invasive. Mes observations ne
devraient pas durer plus d'une journée Kploguienne."
La voix de Claude était tendre
et apaisante. Nathalie ressentit à nouveau ce bien-être. A
nouveau il l'apprivoisait, elle s'approcha, s'assit à ses
côtés, et jeta un coup d'œil sur le café de Claude. La
cafetière était propre et sèche, le marc flottait dans le
bol. Elle sourit et se dit qu'elle devrait lui apprendre à
faire du café.
- "Votre visage vient de faire un rictus indiquant le
plaisir ?!" dit-il.
- "Oui… enfin, je souriais, oui, pourquoi ?"
- "Non, rien… C'est un état intermédiaire
satisfaisant."
Elle le dévisagea. Son visiteur était décidément bien
étrange.
- "Bon, c'est pas tout ça mais je vais être en retard au
boulot moi."
Elle fila se préparer et vingt
minutes plus tard, elle était au volant de sa voiture. Elle
démarra en trombe, son nouvel ami sanglé sur la banquette
arrière.
- "Au fait Claude, ça correspond à quoi, une journée
Kploguienne "
- "Six de vos mois terrestres environ, mais cela est
assujetti au cycle solaire qui diffère considérablement de
celui observé dans le vôtre."
- "Six mois ? Mais je ne peux pas vous héberger pendant
six mois ! J'ai des enfants, des amis… ils… non, vraiment,
ce n'est pas possible."
- "Ne créez pas de tensions inutiles dans votre système
vasculaire. Vous mise à part, aucun sujet humain ne sera
conscient de ma présence parmi la population étudiée. Mon
image n'est pas de nature à insoler la rétine des yeux autres
que les vôtres et les vibrations produites par mon système de
communication sonore ne sont pas perceptibles par vos
contemporains."
- "Est-ce que ça veut dire qu'à part moi, personne ne
peut vous voir ou vous entendre ?"
- "Votre réponse indique votre compréhension
correcte."
Nathalie se dit que si c'était
un rêve, c'était un sacré bon rêve. Elle était encore
perdue dans ses pensées lorsque le feu passa au rouge. La
voiture qui la précédait pila et ce fut le choc… peu
violent, un simple accrochage. Le type devant n'avait pas l'air
d'apprécier la situation de la même façon. Pour lui, c'était
un drame, un crime de lèse majesté, un affront à sa conduite.
Lorsqu'il réalisa que c'était une femme qui avait osé tordre
le pare-choc de sa Laguna, il eut un moment de grâce mêlée de
condescendance. Il la tenait, sa preuve irréfutable de la
supériorité masculine. Il allait pouvoir se délecter de
l'événement, il le partagerait avec ses collègues à la pause
café, le brandirait lorsque sa femme lui ferait une réflexion
sur sa conduite trop sportive. Inutile de chercher plus loin.
Nathalie regarda dans le
rétroviseur afin de s'assurer que Claude n'avait rien. Il
était émerveillé.
- "Une collision fortuite !" criait-il. "Nous
venons de subir une authentique collision fortuite. Wouaa, ah,
aaahhh… Mon âme est remplie de joie à l'idée de vivre un
événement si pittoresque. Les évènements imprévus ont été
éradiqués sur Kplogui. Aucun n'a été enregistré au cours
des dix-neuf derniers siècles !!!"
Le conducteur de la Laguna
s'approchait de la vitre de Nathalie, l'air triomphant du
redresseur de tort qui vient de prendre un fauteur de trouble la
main dans le sac. Il jeta un coup d'œil expert sur son
pare-choc, secoua la tête de gauche à droite en prenant les
badauds à partie, d'un air de dire que vraiment, les femmes…
Nathalie sortit de sa voiture.
- "Je suis désolée, vraiment. Je ne vous ai pas vu
freiner et…"
- "Elle est désolée, non mais sans blague, vous m'avez
pas vu freiner, non mais, et les feux stops alors, c'est fait
pour les chiens !"
Il beuglait plus qu'il ne criait. Nathalie le fixait, atterrée
et un peu effrayée.
- "Mais monsieur, je me suis excusée, vous n'êtes pas
obligé de me parler sur ce ton, après tout, personne n'a été
blessé, ce n'est que de la tôle froissée, ce n'est pas grave…
- "Je te parle comme je veux, qu'est ce que j'en ai à
foutre de tes excuses, c'est pas ça qui va me rendre mon
pare-chocs, et puis qu'est ce qui te dit que ce n'est pas grave,
qu'est ce que t'y connais en mécanique toi ? Autant mon
châssis est mort et on ne le voit même pas…"
C'est à ce moment qu'un énorme
fracas de tôle se fit entendre, comme ça, sans qu'aucune
voiture ne fût en mouvement. La Laguna se plia sur elle-même
et se retrouva en accordéon, comme prise d'un soudain mal de
ventre ! Le braillard se tut immédiatement. Ses bras pendaient
pathétiquement le long de son corps tout entier saisi
d'incompréhension. Son univers s'écroulait, ses certitudes,
ses valeurs, sa voiture. Il resta ainsi bouche bée, les yeux
exorbités. Les passants, eux aussi, furent saisis de stupeur.
La vie s'était arrêtée autour de la scène. Un deuxième
crissement et les badauds, jusque là interdits, eurent un
mouvement de recul puis s'enfuirent en courant : la carcasse de
ce qui avait été une voiture venait de s'aplatir comme une
crêpe sur la chaussée. Elle ne faisait plus qu'un centimètre
d'épaisseur maintenant, impossible de reconnaître l'objet
ainsi exposé.
- "Nous pouvons reprendre
notre mouvement giratoire à présent Nathalie." dit Claude
calmement, comme si rien ne s'était passé.
Nathalie elle-même était médusée. Elle était toujours
immobile, debout dans l'entrebâillement de sa portière
ouverte.
- "Nous pouvons reprendre notre mouvement giratoire à
présent Nathalie." répéta Claude.
Elle monta, claqua la portière et redémarra en roulant sur la
dépouille de l'automobile… Elle venait de comprendre
l'effrayante responsabilité de Claude dans le ratatinage de la
Laguna. Elle avait un sentiment partagé de peur et de
jubilation. Ce pouvoir était entre les mains d'un
extra-terrestre qu'elle ne connaissait pas la veille et qui
semblait hors de tout contrôle, ça c'était la partie
effrayante ! Mais après tout, personne n'avait été blessé et
ce sale type l'avait bien cherché. Elle n'osa pas questionner
Claude sur ce point, de peur d'en apprendre plus qu'elle ne
l'aurait souhaité. C'est en silence qu'ils finirent le trajet
jusqu'à son bureau.
Ainsi commença une cascade
délirante de gags et d'évènements inexpliqués autour de
Nathalie, plus farfelus les uns que les autres, souvent anodins
et sans conséquences, mais parfois très embarrassants pour
elle. Claude se mit à la suivre partout, à lui parler tout le
temps. Il se mêlait de toutes les conversations - sans jamais
être entendu de quiconque d'autre que Nathalie bien évidemment
-, donnait son avis sur tout et semait une panique folle partout
où ils passaient : les gens trébuchaient sans raison apparente
dans la rue s'ils avaient le malheur de bousculer Nathalie sans
s'en excuser ; ou encore les toboggans du jardin public
devenaient collants lorsque sa fille de trois ans et demi se
faisait doubler par une grosse brute de sept ans dans
l'ascension de l'échelle.
Les Kploguiens connaissaient
notre civilisation depuis très longtemps. Ils avaient des
pouvoirs surprenants et ne les utilisaient qu'à des fins
pacifiques ou comiques. Son peuple avait d'ailleurs un grand
sens de l'humour ; les Kploguiens passaient le plus clair de
leur temps à s'amuser et à se jouer des tours les uns les
autres. Claude se souvenait des blagues glorieuses de ses
ancêtres qui lui avaient été contées par ses parents ou ses
maîtres. Ainsi, c'était eux qui avaient fait apparaître un
monstre dans le lac du Loch Ness au début du siècle dernier.
C'était eux également, au cours d'une partie de Kploji - tous
les mots dans leur langage, verbes ou noms commençaient par les
quatre lettres KPLO - qui avaient éliminé les dinosaures sur
Terre : ils avaient simplement voulu leur faire une farce en
gelant une partie de la planète en plein été mais ça avait
mal tourné. Roswell ? Encore eux. Le triangle des Bermudes ?
Toujours eux. L'un d'entre eux, amateurs d'art égyptien, aurait
même, paraît-il, offert le nez du Sphinx à sa fiancée pour
leur mariage.
Claude semblait bien s'amuser
mais plus ça allait, plus Nathalie lui reprochait d'intervenir
dans ses affaires. A vrai dire, elle n'arrivait pas à rire de
tout ceci. Trop occupée… le boulot, les courses, le bain, le
repas, les devoirs et puis encore le boulot, le soir, devant son
ordinateur "grâce" à internet.
Nathalie ne voulait pas être
plus chaleureuse. Elle voyait uniquement en Claude un élément
qui venait perturber l'organisation de sa vie et de son travail.
Elle aurait dû faire un effort ; n'importe qui aurait vécu
cette rencontre du troisième type comme une expérience unique,
incroyable, inespérée. N'importe qui en aurait profité pour
changer de vie, utiliser les pouvoirs de Claude, mais pas elle !
Tout ce que souhaitait Nathalie, c'était qu'on lui fiche la
paix. Claude l'agaçait… d'autant plus qu'il sentait sa gêne
et se moquait beaucoup de son incapacité à s'amuser et à
prendre du bon temps, son excès de sérieux et ses petites
manies quotidiennes. Il appuyait là où ça faisait mal et
Nathalie se bloquait d'autant plus. Elle devint de moins en
moins patiente à son égard et montra de plus en plus son
irritation.
Nathalie se sentait mise à nu
sans retour : elle lui avait ouvert sa porte, bon gré mal gré,
l'avait reçu et l'hébergeait depuis plus de cinq mois, elle
s'était livrée à lui, il savait tout ou presque d'elle…
mais elle, que savait-elle de lui ? Qu'obtenait-elle en retour ?
Quelle emprise avait-elle sur lui ? Elle supportait chaque jour
un peu moins la présence de cet étranger même très exotique.
Un soir, alors qu'elle était
allée se coucher plus tôt que d'habitude et était redescendue
à la cuisine une heure plus tard pour se servir un verre de
lait, elle entendit des voix dans la chambre de Claude. Elle
savait qu'il ne dormait jamais, son lit n'était jamais défait
mais elle ne s'était jamais posé la question de savoir ce
qu'il faisait de ses nuits. Elle entrouvrit la porte de la
chambre des amis. Claude se tenait debout au centre de la
pièce. Il ne la voyait pas. Il était comme saisi de transe, sa
tête renversée et les bras ballants. Les voix se mélangeaient
en sortant de sa bouche. Elle ne comprenait évidemment rien aux
mots mais elle comprit que Claude était en communication avec
les siens. Les voix et les tonalités étaient bien distinctes
les unes des autres et elle croyait en avoir perçu trois ou
quatre autres que celle de Claude.
Le lendemain, au réveil, elle
décida de ne pas lui parler de ce qu'elle avait vu et entendu…
probablement parce qu'elle avait honte d'avoir écouté à sa
porte. Elle se leva donc et descendit mais elle ne trouva Claude
nulle part. Sa chambre était rangée, le petit-déjeuner
préparé la veille intact. C'était la première fois depuis
cinq mois que Claude n'était pas là à son réveil… Elle le
chercha encore dans la maison, jeta un coup d'œil dans le
jardin. Nathalie se sentit démunie. Elle ne comprenait pas.
Elle resta ainsi sans rien faire pendant quelques minutes et se
décida enfin à déjeuner. La journée passa et toujours aucune
trace de Claude. Elle se surprit elle-même à ne penser qu'à
lui, à se poser des questions, à culpabiliser.
Ce que Claude ne lui expliqua pas
avant de la quitter, c'est qu'il rentrait chez lui parce qu'il
avait échoué. Son voyage avait en fait été décidé à
l'occasion d'une partie de kploodo, un jeu de société très
proche du monopoly. Claude avait été surpris entrain de
tricher et avait reçu un gage. Le gage, c'était elle ! Les
amis de Kplodtieu avaient recherché un être humain maussade et
dont la particularité était l'absence totale de rire. Certains
étaient bien connus de leur service de renseignements - hommes
politiques, hommes d'affaires, sportifs de haut niveau - mais
leurs cas étaient en général trop désespérés et la faute
de Kplodtieu ne méritait pas une telle sanction. Aussi ses amis
avaient-ils opté pour Nathalie en se disant que les pitreries
de Kplodtieu les feraient bien rire via leur
télépatho-projecteurs et ne pourraient que faire du bien à la
Terrienne sélectionnée. Il avait une journée Kploguienne pour
parvenir à faire rire la Terrienne en question. Il n'avait le
droit ni de lui révéler la véritable raison de sa venue sur
Terre, ni d'avoir recours à des artifices télépatho-tropiques
pour arriver à ses fins. Il pouvait utiliser ses pouvoirs mais
elle devait rire hors de tout contrôle sub-consciencieux.
Kplogtieu avait échoué, il avait contacté ses amis le soir
où Nathalie l'avait surpris en pleine communication. Il avait
dû faire amende honorable, s'engager à leur offrir un repas
bien arrosé au Kplogggpn, le dernier restaurant chic et en
vogue de la capitale de Kplogui et avait été autorisé à
rentrer par télé-portation.
Les journées suivantes furent
douloureuses pour Nathalie qui se rendit compte à quel point
elle s'était attachée à Claude et à quel point ses frasques
lui manquaient désormais. Elle trouvait les heures à son
bureau bien longues et mornes sans les extravagances de son ami
extra-terrestre. Ses collègues de bureau les plus proches
s'aperçurent de sa morosité et voulurent s'enquérir de son
moral, mais comment leur expliquer ? Qui l'aurait crue ? Et
puis, avait-elle réellement envie de parler de Claude, à qui
que ce soit… Elle récupéra ses enfants, partit en week-end
et oublia son vague à l'âme pendant deux jours mais le lundi
suivant fut plus difficile encore. Nathalie croulait sous le
travail et ne s'en sortait pas, tous semblaient s'être ligués
contre elle : ses collaborateurs, ses supérieurs, le père de
ses enfants...
Elle passa deux semaines au cours
desquelles elle accumula les retards, les oublis et les prises
de bec. Elle avait changé. Elle-même se trouvait moins
patiente que ce qu'elle n'était avant de rencontrer Claude,
moins docile peut-être. Il lui semblait qu'il était toujours
là, auprès d'elle. Il l'accompagnait et rien ne pouvait lui
arriver. Elle en tirait une grande légèreté, un bien-être
qu'elle n'avait pas ressenti depuis des années. En fait, sans
vraiment se l'avouer, elle commençait à véritablement se
fiche de son travail, des bilans d'activité, des évaluations
d'impact et de son chef de département. Elle commença
également à se faire à l'idée que Claude ne reviendrait pas.
Cependant, un soir, alors qu'elle
était censée reprendre ses enfants à 19h chez son ex-mari,
elle arriva avec une heure de retard. Elle sonna et
immédiatement, son ex, en tenue de soirée, ouvrit grand la
porte d'entrée et se mit à aboyer :
- "Tu es systématiquement en retard ! J'ai une soirée à
l'opéra et…"
Lui qui détestait l'opéra quand ils étaient mariés !
- "Comment puis-je programmer quoi que ce soit le vendredi
soir si tu ne récupères pas les enfants ou si tu ne me les
confies jamais à l'heure ?"
Lui qui ne sortait jamais lorsqu'ils étaient mariés !
Le ton monta rapidement.
- "Es tu à ce point pressé de te débarrasser de tes
enfants ?"
- "Es tu si peu pressée de les retrouver ?"
- "Ne peux tu pas les considérer autrement que comme une
charge, ou alors il faut que tu renonces à la garde alternée
?"
- "Est-ce que tu te permettrais d'arriver avec une heure de
retard à la sortie de l'école, non, alors ?"
Son mari n'avait jamais vraiment
accepté qu'elle put se débrouiller seule, trouver du travail,
gérer la maison… après qu'ils aient divorcé. Il en était
à la menacer d'en parler au juge qui suivait leur dossier
lorsqu'une rafale de vent l'entoura subitement, comme une
mini-tornade, démantelant son smoking, le laissant en lambeaux,
les manches décousues au niveau des épaules, la chemise
débraillée et froissée comme si elle sortait de la machine,
le nœud papillon entortillé autour de sa mâchoire, coupant
court à toute discussion. Sa soirée était compromise. Le
cheveu hirsute et l'air hagard, son ex-mari devint tout rouge,
de peur et de rage. Il essayait de parler mais ses balbutiements
étaient incompréhensibles. Les enfants, habitués à des
évènements plus surprenants encore, éclatèrent de rire et
Nathalie ne put s'empêcher d'en faire autant. Leurs rires
devinrent fou-rires puis ce fut l'hystérie communicative.
Nathalie ne se reconnaissait plus. Elle se lâchait, elle se
laissait enfin aller, totalement. Elle riait et riait encore.
Elle en pleurait, elle en tapait des pieds sur le palier, elle
en avait mal aux mâchoires et aux abdominaux. Ni elle ni ses
enfants ne pouvaient plus s'arrêter. Même son mari finit par
sourire puis céder au rire de toute la famille reconstituée
pour un moment.
Nathalie poussa une espèce de
long cri de victoire, moitié hurlement, moitié rire. Elle
n'avait plus qu'une idée, retrouver Claude et lui faire
partager son fou rire…
Texte de Benoît Severac,
Montlaur, 2002
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