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"Voilà,
c'est fait ! J'ai placé l'annonce : « Cherche assistant pour convoyer
péniche, diplôme de plongée exigé »...
Après moi, le déluge
Voilà, c'est fait ! J'ai placé
l'annonce : « Cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de
plongée exigé ». De fait, le temps presse car les esprits mauvais
ont envahi le monde et la justice divine ne va plus tarder à s’abattre
sur terre. Si je tiens à être grand-père et assurer ainsi la pérennité
de l’humanité, il va me falloir trouver rapidement un assistant.
J’ai reçu des instructions très précises
du Grand Patron lui-même pour construire ma péniche. Elle doit être en
bois de cyprès avec une seule fenêtre et une porte sur le côté. Elle
aura des compartiments, elle sera enduite de bitume intérieur-extérieur
et elle fera 300 coudées de long, 50 coudées de large et 30 coudées de
haut. Une coudée de maintenant, ça fera dans les 50 centimètres dans le
monde futur, vraiment très lointain. Comment je le sais ? Tout
simplement parce que le Grand Patron est donneur d’ordres et maître
d’œuvre universel et que je suis dans ses petits parchemins. Ma péniche,
elle aura trois ponts et ce ne sera pas de trop, avec plein de
compartiments pour faire rentrer - tenez-vous bien - un couple de chaque
espèce vivante pour les conserver en vie avec moi : un mâle et une
femelle, oiseaux, bétail, reptiles, tous les animaux de la création…
Vous vous rendez compte de la responsabilité ? S’agit pas d’en oublier
ne serait-ce qu’un seul, si je veux respecter le cahier des charges.
J’ai demandé : « Un couple de serpents aussi, même après ce qu’ils ont
fait ? Et le patron a dit « Oui, oui… Les serpents aussi ». Et j’ai
ajouté « Pour les poissons, comment je fais ? ». Et le patron a dit : «
Pour les poissons, je m’en charge ». Je dois emmener également ma femme,
madame Noé (là non plus, je ne discute pas), et puis aussi ma fille, et
aussi de la nourriture pour tout le monde. Je suis bien prévenu qu’il
n’est pas question de taper dans le stock animal pour assurer la
subsistance, sous peine d’éteindre une race. Nous voilà condamnés à
manger des légumes jusqu’au retour du beau temps car, vous ne connaissez
pas la meilleure ? Le patron m’a prévenu qu’il allait faire tomber un
tel déluge que tout ce qui vit sur terre allait disparaître, sauf ma
péniche et son contenu…
J’ai fait construire ma péniche en haut
d’une montagne. Je ne vous dis pas la tête des ouvriers quand je leur ai
montré l’emplacement du chantier ! Il a fallu que j’insiste, et même que
je me fâche, pour qu’ils me la construisent le plus haut possible. Ils
me prenaient pour un fou. J’ai embauché des hommes à tour de bras pour
couper les arbres, monter les cloisons, faire les enrobés bitumineux.
Pour les salaires à verser, je ne me faisais pas de souci, puisque je
savais que le déluge allait emporter tous ces mécréants et qu’il
suffisait d’attendre les inondations pour supprimer tous mes engagements
financiers (il est à remarquer que ce même type de raisonnement sera
couramment utilisé dans les temps futurs en faisant travailler des
ouvriers qu’on n'a nullement l’intention de payer).
Donc, les ouvriers travaillaient avec les
outils du moment et il faut bien imaginer que ça n’était pas de la tarte
mais que c’était bien fait pour eux, puisqu’ils avaient de mauvaises
pensées dans leur tête bornée au lieu d’adorer leur seigneur et maître.
De toutes façons, quand le bâtiment va, tout va… On a eu aussi une
dérogation pour le travail dominical et seuls les volontaires venaient,
mais ceux qui ne voulaient pas venir étaient virés.
Donc un matin, je vais, tout guilleret,
voir les autres travailler et d’un coup je me dis : « Mais qui va me
faire grand-père si tout le monde meurt noyé ? » Il me faut trouver
rapidement un gendre capable de m’assister pour convoyer ma péniche, et
comme le déluge sera carabiné, autant prendre un assistant compétent
également dans le domaine de la plongée pour aller inspecter la coque de
la péniche, en cas d’avarie toujours possibles !
Si tôt dit si tôt fait, comme je le
disais au début de ma narration. Je place donc mon annonce et je trouve
aussi sec un robuste gaillard répondant aux deux critères précités et au
doux nom de Japéthé.
A la visite de réception du chantier, mon
patron m’a pris à part pour me dire que le départ était prévu pour dans
une petite semaine et qu’il fallait commencer le chargement de la
péniche. Un couple de chaque espèce animale, mâle et femelle, à rentrer
deux par deux dans la péniche... Cela a bien pris la semaine car il a
fallu vérifier qu’il n’y avait pas de confusion dans les genres masculin
et féminin et, parfois, ce n’était pas évident, comme pour les
scarabées, par exemple…
Le dernier jour, le patron a dit : «
Attention à la fermeture de la portière… », et puis il a ouvert les
grandes eaux. Par la fenêtre de ma péniche, j’ai vu disparaître le monde
environnant. Il faut reconnaître que c’était impressionnant, et ça a
duré quarante jours et quarante nuits… Le niveau de l’eau est monté
jusqu'à soulever ma péniche qui s’est mise à flotter plus haut que la
plus haute des montagnes… Madame Noé a dit : « Que d’eau, que d’eau ».
On avait du mal à respirer car la plus haute des montagnes touche
facilement les plus hauts des nuages… Madame Noé se plaignait qu’avec
toute cette humidité, ses lessives ne séchaient pas, mais qu’est-ce que
j’y pouvais, moi ? Le patron m’a dit plus tard que l’eau était montée
quinze coudées au dessus du point le plus haut de la terre. Comme cela,
il était sûr d’avoir fait le ménage complet et que tous les méchants aux
esprits et mœurs corrompus étaient tous morts et bien morts. De mes
yeux, j’ai vu se noyer tous les ouvriers qui avaient construit ma
péniche et toutes leurs familles qui habitaient à proximité pour éviter
les pertes de temps liées aux déplacements du personnel dans les rares
moments où il ne travaillait pas. Bien sûr, c’était un peu triste de
voir mourir toutes ces familles, avec tous ces petits enfants et leurs
parents tendant désespérément leurs mains implorantes vers ma péniche
insubmersible mais, d’un autre côté, les ordres sont les ordres et
l’obéissance fait la force des armées divines. L’avantage de la
situation, c’est que, d’un coup, je ne devais plus d’argent à qui que ce
soit et que je n’avais pas à culpabiliser puisque ce n’était quand même
pas moi qui avais ouvert en grand les robinets célestes. Des vagues
énormes roulaient des éléphants barrissant, des singes hurlant, des
hippopotames régurgitant, des taureaux mugissant. En bonne logique, ce
furent les girafes qui mirent le plus de temps à agoniser mais, comme
dit mon patron, « On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». Le
ciel était d’un noir d’encre, des éclairs le zébraient accompagnés de
détonations fulgurantes, d’explosions assourdissantes. Des arbres
déracinés roulaient sur les flots de boue rougeâtres et sanglants et
venaient heurter avec une force terrifiante la coque de ma péniche.
Japéthé colmatait les petites voies d’eau inévitables ; c’est là
l’intérêt d’avoir pris un assistant sachant bien nager, et plonger si
nécessaire en fond de cale. Comme quoi il vaut mieux être prévoyant,
bien réfléchir et être très précis quand on passe une annonce !
La péniche a tenu bon, elle flottait
maintenant sur la surface des eaux assagies. A bord, avec Japéthé, on ne
chômait pas. Il fallait donner à manger à notre cheptel. Pour le couple
de moustiques, c’était à chacun notre tour de nous faire piquer. A bord,
on manquait de distraction, alors on se racontait l’histoire de la
création du monde avec le paradis perdu, l’histoire récente de nos
grands-oncles, Caïn et Abel, qui étaient tout simplement les enfants
d’Adam et Eve, et la dispute familiale qui s’ensuivit. Bref, on occupait
le temps comme on pouvait. De temps en temps, un petit coup d’œil par la
fenêtre nous indiquait que la pluie continuait de tomber sans
discontinuer. Un peu de pluie, ça fait du bien aux cultures, mais trop
c’est trop, ça pourrit les racines et les légumes n’ont plus de goût…
Au bout de quarante jours, un fort vent
se leva qui chassa les nuages et on revit le soleil. On dira ce qu’on
voudra, mais le soleil, ça vous redonne le moral ! Les purges célestes
étaient maintenant fermées. Sur le livre de bord que tout capitaine de
bateau, fut-ce une péniche, se devait déjà de tenir, j’ai noté que les
eaux baissèrent après cent cinquante jours et qu’au bout de six mois et
demi, notre péniche s’échoua au sommet d’un mont. Il nous fallut
attendre le dixième mois après l’arrêt des pluies pour voir apparaître
le sommet de lointaines montagnes, et encore quarante jours de plus pour
oser ouvrir la fenêtre. Je ne vous dis pas l’odeur dans la péniche… plus
d’un an sans aérer, avec toute cette ménagerie, la limite du supportable
!… J’ai envoyé un corbeau faire un petit tour de reconnaissance météo,
mais il est revenu dare-dare car il n’avait pas trouvé d’endroit où se
poser. La semaine suivante, j’ai envoyé une colombe qui m’est revenue
avec dans son bec un frais rameau d’olivier. La situation s’améliorait
et la terre séchait : nous allions dans le bon sens ! Je suis sorti de
la péniche avec ma petite famille et mon troupeau. Tout ce temps passé
ensemble, ça avait créé des liens. On est tous tombé dans les bras et
les pattes des uns et des autres, on s’étreignait fraternellement, on
s’est tous promis de garder le contact... Même les renards et les poules
se congratulaient ; on se disait qu’on se reverrait au prochain déluge
et que ce serait dommage de se perdre de vue. Certains imaginaient aussi
de se retrouver tous ensemble régulièrement, à une période donnée, pour
évoquer le bon vieux temps. Mais les souvenirs communs, ça commence
toujours par des « Tu te rappelles le jour où… » et des « Si je m’en
souviens ?…, tu rigoles ou quoi… » et puis ça finit par des remarques
comme « Tu as vu la crinière du lion, elle a bien blanchi… et la
tigresse…, ah, il ne faudrait pas vieillir... et le lapin, il n’a pas pu
venir ? Ah, tu n’as pas su, mais il est mort… Oh, c’est bien triste !...
»
J’ai vite bâti un autel pour honorer le
patron et je lui ai offert en holocauste une grillade de quelques bêtes
en surnombre, puisque de nombreux animaux s’étaient reproduits durant
notre périple. Le patron a apprécié l’intention et il s’est engagé à ne
plus se mettre dans des colères aussi fortes. Il a garanti la succession
régulière des jours et des nuits, des saisons aussi, et quelques autres
promesses qui ont fait bien plaisir au monde entier puisque l’humanité,
c’était nous tout seuls… Vous vous rendez compte de la responsabilité
qui pesait sur les épaules de ma fille et de Japéthé ! Tout comme Adam
et Eve, mais sans faire l’erreur de la pomme. On repartait de zéro et,
sans me vanter, je ressentais une certaine fierté - justifiée - d’avoir
sauvé l’humanité, avec ma péniche.
Tout évènement devant être ratifié par un
acte officiel, le patron a fait les choses en grand. Il nous a dit que
chaque fois que nous verrions un arc en ciel, ce serait un signe
d’alliance miséricordieuse entre lui, tout en haut, et nous, tout en
bas, sur terre.
L’humanité démarrait plutôt bien. Il
fallait maintenant que Japéthé nous fasse grands parents, madame Noé et
moi. Comme assistant pour convoyer la péniche, le Japéthé avait été très
bien, mais pour assurer la descendance de l’humanité, là, il me fallait
reconnaître que ce n’était pas ça qui était ça… J’ai demandé à madame
Noé d’en discuter avec sa fille. Je vous épargnerai le détail de leur
conversation, mais la jeune épousée étant ignorante de la vie, elle
manquait cruellement de points de comparaison ou de référence
quelconque. Avec madame Noé, nous avons essayé, avec discrétion, de
mettre le sujet sur le tapis. Nous avons mis un couple de lapins en
action devant elle et, l’air de rien, nous lui avons demandé si cela
évoquait pour elle un moment particulier de sa vie intime. La réponse
fut négative. A nos questions de plus en plus précises, ses réponses se
firent de plus en plus évasives. Il apparut qu’en effet, avec les yeux
fermés, il était difficile de décrire ce qui semblait ne pas se passer.
Je pris mon courage à deux mains et je décidai d’aborder ce sujet
délicat avec Japéthé. Le couple de lapins appréciait beaucoup mes
réflexions sur ce thème et coopérait avec entrain. Je la jouais avec
finesse et, alors que je me promenais avec mon gendre, je fis semblant
d’être surpris par le couple de lapins en action « Mais, mon Dieu, que
font-ils donc ensemble, ces deux lapins ? ». Japéthé me regarda surpris
« Mais, beau-papa Noé, c’est tout simplement l’accouplement d’un mâle et
d’une femelle et, au terme de la gestation, la maman lapin aura des
bébés lapins. C’est la réalité de la vie, voila tout ! » Je me sentais
confus de passer pour un imbécile ignorant. Le sujet étant lancé, je ne
devais surtout pas laisser la conversation dévier et, tant qu’à avoir
l’air stupide, autant continuer dans cette voie. -« Ah bon… je me disais
bien, aussi, que cela me rappelait quelque chose… C’est donc ainsi que
ça se passait… Alors, si vous voulez avoir des enfants, vous devez
prendre exemple sur ces deux lapins… -« De ce côté-là, Beau-papa Noé, il
y a comme un problème, car je dois vous avouer que j’ai eu les oreillons
au moment de la puberté. Alors, pour la descendance, il va falloir faire
une croix dessus… »
Comment me sortir de cette situation,
pour le moins compliquée ? Je ne voyais plus comment assurer la
continuité de l’humanité et ce n’était pas ma péniche échouée en haut du
mont Ararat qui pouvait m’apporter la moindre solution. J’ai demandé de
l’aide au patron mais il était aux abonnés absents ; il devait avoir
mieux à faire que d’écouter mes jérémiades… J’ai refait le coup des
sacrifices d’animaux. D’habitude, il aime bien, mais cette fois-ci, je
suis resté comme un sot devant mon brasier…J’en étais là de mes
réflexions lorsque j’ai croisé le couple de lapins qui s’activait, et je
leur ai lancé un seau d’eau froide pour les calmer. Ils ont eu l’air
vraiment surpris de mon changement d’attitude à leur égard.
En conclusion, la race humaine s’est donc
éteinte. La race animale a, quant à elle, continué. Elle a évolué et
redonné, heureusement pour nous tous, petit à petit et au fil des
millénaires, des humains. Voici donc comment les partisans du
créationnisme et les partisans de la théorie de l’évolution des espèces
ont enfin une réponse précise et scientifique à leurs interrogations
légitimes. Je peux affirmer avec certitude que chaque camp a raison, et
tout cela parce que Japéthé a eu les oreillons au mauvais moment…
Texte de Françoise
Chatelain-Gaudron,
Fraignot-et-Vesvrottes
(21), 2009
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Barman blues
Voilà, c’est fait ! J’ai placé
l’annonce : cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de
plongée exigé. Après tout, ça n’engage à rien… On verra bien
! De toutes façons, je ne peux plus continuer comme ça : je
craque. Un an maintenant que j’ai débarqué et que j’exerce ce
métier de con : faire risette, réciter la liste des cent
cinquante boissons disponibles, recommencer parce qu’ils ont
tout oublié, remplir des verres, refaire risette, participer
avec conviction à une conversation débile, ramasser les verres
(parfois par terre, en morceaux), les laver, et c’est reparti :
candidat suivant…Tiens, en voilà encore une bordée qui entre… Vu
comme ils sont déjà mûrs, ça ne va pas être triste de les mettre
dehors à la fermeture…
- B‘jour ! Qu’est-ce que vous
avez à boire… ? La question que je préfère… Je récite. Le
message peine manifestement à parvenir jusqu’au cerveau et,
comme d'habitude, je recommence... Dix minutes de palabres, et
je prépare enfin leurs consommations… Non, ce n'est vraiment
plus possible… Un an que j’ai dû quitter ma péniche : viré ! Une
péniche où j’ai grandi… Ma maison, quoi ! Quand mon père est
tombé malade, j’étais plongeur dans un pub à Londres : besoin
d'aventure. Comme il n'avait pas cotisé, il a dû vendre notre
péniche à un armateur de Strasbourg, pour payer ses soins… Ce
n'était pas la peine : il est mort à l’hôpital un mois plus
tard. Du coup, j’ai contacté l’armateur, passé le permis, et
c’est moi qui suis devenu marinier, seul maître à bord à vingt
ans, avec ma mère comme moussaillon pour les écluses, et un
petit héritage. J’étais salarié de l’armateur, puisqu’il avait
racheté la péniche à vil prix à mon père. J’avais aidé à la
manœuvre pendant des années, et le métier n’avait pas de secret
pour moi. Et j’ai aimé cette vie de lenteur rythmée par le
ronronnement du moteur, en harmonie avec le feulement de l’eau
brassée par l’étrave et le clapot contre les bords du canal… Et
la douceur du paysage qui défilait majestueusement, et dont les
couleurs jouaient avec les reflets de l’eau et changeaient avec
les saisons…
- Bonjour, une pinte de Guiness,
s’il vous plait… Tiens, ça fait un moment qu’on ne l'avait pas
vue ici, cette fille… Et encore un verre, et on remplit… En
fait, ça s’est bien passé pendant une dizaine d’années, et puis
on a dû rester à quai de plus en plus souvent, faute de fret à
transporter, jusqu’au jour où on a reçu la lettre de l’armateur
qui nous informait qu’il mettait en vente notre péniche, et
qu’on était débarqués, ma mère et moi…" - Voilà : ça fait cinq
euros quarante… J’aime bien cette nana ; elle est anglaise… Elle
reste toujours au comptoir et on a déjà discuté un peu… Je crois
qu’elle bosse dans l’aéronautique… Quand on a été débarqués, on
a eu un mois pour quitter la péniche, qui est restée à quai,
depuis, sur le canal. Elle est assez loin, mais j’y vais
souvent, et à chaque fois que je remonte à bord, je n’arrive
plus à la quitter… Ma mère est retournée chez sa sœur à
Tourcoing, et moi j’ai échoué lamentablement dans ce pub. Et
j’en ai marre. Et ma péniche est entrain de rouiller à quai… Et
malgré le panneau qui indique qu’elle est à vendre, avec le
numéro de téléphone de l’armateur, elle est toujours là.
Personne n’en veut…Ou bien personne ne la voit au bout de son
quai. Alors j’ai imaginé un plan pour reprendre la navigation
avec ma péniche qui n'est plus à moi. Un plan foireux, d'accord,
mais qui peut marcher et me sortir d’ici… Et pour commencer,
j'ai rentré le panneau "A vendre" dans la cabine, comme ça on ne
risque plus de me la piquer…
Tiens voilà Paulo…
- Salut, les jeunes !
- Salut, l'ancien ! Comme d'hab' ?
Et allez, un verre : je remplis, j'écarte la mousse… ces gestes
routiniers me pèsent de plus en plus… Mais Paulo, je l'aime bien
: c'est un des seuls que je vois entrer avec plaisir…
- Alors, tu l'as mise, ton annonce ?
- Ouais : ça y est…
- Et tu l'as rédigée comment, finalement ?
- "Cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de plongée
exigé".
- "Diplôme" de plongée ? T'es pas un peu exigeant, là ?...
- Si je mets pas ça, je vais avoir tous les bronzé des plages du
mois d'août qui vont débarquer avec leur masque, leurs palmes et
leur tuba… Pour buller au soleil sur la péniche jusqu'à
Bordeaux, ils vont être partants, mais pour le boulot, il n'y
aura plus personne ! Non, là il me faut vraiment un assistant
qui ait du métier en plongée pour préparer la péniche…
- Et une assistante, ça irait… ?
Tiens, c'est l'anglaise de tout à l'heure qui vient de parler ;
elle est restée au bar, comme toujours, et elle a entendu notre
conversation… Et là, il y a un blanc…
- …C'est que…
- Vous allez bien à Bordeaux ? Je fais de la plongée depuis dix
ans, et j'ai tout le matériel : combinaison, bouteilles… Et
puis, je suis anglaise, comme vous pouvez l'entendre, et je dois
retourner en Angleterre : plus de boulot pour moi ici…
"Licenciement économique", comme on dit en France. Alors si ça
peut attendre la fin de mon préavis, dans un mois, ça me
plairait bien de rejoindre la côte atlantique en péniche au
printemps…
- C'est que… plonger dans l'eau d'un canal… C'est pas les îles
d'Hyères ! Et puis le travail sous l'eau risque d'être un peu
physique…
- Il consiste en quoi, ce travail ?
- Eh bien… La péniche n'a pas navigué depuis deux ans, alors il
faut inspecter la coque et dégager les branchages qui se sont
accumulés à l'arrière, pour libérer l'hélice… Après c'est
vacances et récompense, sauf aux écluses, où il faut aider à la
manœuvre…
- Faut voir…
o - O - o
- Bien dormi ?
- Bien, merci. C'est encore loin ?
- Non, c'est la dernière, après le parking, là-bas… Il y a
longtemps que vous êtes en France ?
- Non… Oui… Je ne sais pas : cinq ans…
- Et vous avez des projets, pour après ?
- Non, pas encore… Avec mon indemnité de licenciement, j'ai le
temps d'y penser… Et vous, qu'est-ce que vous voulez faire avec
votre péniche ?
- Je veux l'emmener en carénage à Bordeaux, chez un copain avec
qui on va l'aménager pour transporter des touristes : il n'y a
plus que ça pour naviguer, maintenant… Voilà, on y est !
- Ah ! Oui… On voit qu'elle n'a pas navigué depuis longtemps…
Mais elle est vraiment belle ! Depuis toute petite, je suis
fascinée par les péniches, et j'ai toujours rêvé de monter à
bord…
- Eh bien, votre rêve va être exaucé. Si Mademoiselle veut bien
se donner la peine…
o - O - o
Elle a beaucoup aimé. Et moi
aussi, je dois dire... Et l'idée de passer un mois sur ma
péniche avec cette nana… Bon, déjà on se tutoie, mais il faut
que je me calme, on n'y est pas encore… Apparemment, elle n'a
pas froid aux yeux, et quand elle a vu l'enchevêtrement des
branches accumulées à l'arrière, ça ne lui a pas fait peur :
elle a simplement dit que le bois, dans l'eau, c'est léger… Je
me suis bien gardé de lui préciser qu'on allait circuler en
toute illégalité et que je comptais bien sur le fric qu'allaient
me laisser les touristes pour compléter mes économies et
racheter la péniche à son propriétaire… Si mon plan ne foire pas
! C'est-à-dire si le proprio persiste quelques mois à oublier sa
péniche, et si les autorités du canal ne sont pas trop
regardantes, et si les touristes se pressent pour que je les
promène, et si…et si… Bon, allez, faut y croire ! On doit se
retrouver tout à l'heure pour la plongée : déjà j'espère qu'elle
va arriver à dégager les branches… Sinon mon annonce court
toujours, mais ça me ferait bien râler de ne pas pouvoir faire
la suite avec elle… C’est sûr que, maintenant, je me vois mal
pendant un mois de navigation avec le genre maître nageur poilu.
Tiens, la voilà…
- Salut ! Tu viens m'aider ?
La bise… Elle sent bon…
- On va mettre la bouteille et le reste sur le pont arrière.
J'ai pris aussi une corde pour que tu m'aides d'en haut à
écarter les grosses branches… Tu te sens bien ? Tu as l'air tout
bizarre…
- Euh… Oui, oui, on y va…
Faut que je me ressaisisse…Eh bien, ça en fait, du bazar…
- Tu peux te changer dans la cabine… Bon, moi, pendant ce temps,
je vais mettre en place le matériel, et puis comme ça je
penserai à autre chose…La vache : elle est lourde, cette
bouteille…Là, ça devrait aller…
- Tu peux venir m'aider ?
Reste calme, mon pote… Ah, elle a déjà enfilé la combinaison…
- Tu peux fermer, derrière…
Moment de flottement... Bon, ça a beau ne pas être très sexy,
ces combinaisons de plongée, je suis un peu fébrile…
- Elle est à toi, cette péniche ?
- Euh… Oui…
- Je veux dire, tu l'as achetée ?
- Non, je l'ai toujours eue, pourquoi ?...
- C'est quoi, ce panneau "À vendre" ?
M…! Quel con ! J'ai oublié de le planquer, celui-là…
- Non, non, c'est rien : c'est un panneau qui flottait, que j'ai
récupéré…
Là, j'ai été lamentable, mais bon : ça a eu l'air de lui
suffire. Soulagement. On sort et je la suis sur le pont. Je
l'aide à s'équiper. Je suis frappé par la profondeur de son
regard, et sa gravité au moment d'enfiler les lunettes.
- Je vais descendre par les marches, là-bas. Tu m'enverras la
corde.
Elle est descendue sur le quai, a longé la péniche et est entrée
dans l'eau. Je suis tendu, inquiet…J'ai peur qu'elle n'y arrive
pas… et puis je me rends compte que j'ai surtout peur qu'elle se
blesse, qu'elle se noie, de la décevoir… Je nage aussi, mais
dans la confusion…
- Ho ! Tu te réveilles ! Passe moi la corde !
o - O - o
J'avais tort d'avoir peur : cette
fille est géniale. Elle a dégagé chaque branche lentement,
tranquillement, avec méthode, et je n'ai presque rien eu à
faire. Après, elle a fait le tour de la coque pour vérifier que
rien ne s'opposerait à la navigation : à part les algues, il n'y
a aucun problème. Quand elle est revenue à bord, je l'ai aidée à
ôter son harnachement et la combinaison dans un silence trouble,
et elle m'a suggéré de mettre en route le moteur. En réalité, je
le faisais souvent, pour le plaisir nostalgique de le sentir
vibrer, et aussi pour l'entretenir. Mais je me suis exécuté, et
j'ai branché l'hélice au ralenti quelques secondes, pour voir.
Après, on a bu un coup pour arroser, et elle m'a dit qu'elle
serait en déplacement pendant deux semaines, et ça m'a mis le
moral dans les chaussettes.
Je me suis rendu compte pendant ces deux semaines combien
j'étais accro, et je comptais les jours. J'ai essayé plusieurs
fois de l'appeler sur son portable, mais je n'ai eu que la
messagerie, et j'ai été exécrable avec les clients du pub…
Et puis elle m'a appelé hier. Comme je ne bosse pas ce soir, je
l'ai invitée au resto et elle a accepté. Je ne marche pas vers
ce resto, je me précipite, et quand je l’aperçois à une table au
fond, j’accroche une chaise au passage, qui s’écroule dans un
fracas infernal. Je ramasse la chaise. Je dois être écarlate…
- Eh bien, dis donc, tu fais une entrée remarquée !
J’avais oublié comme elle est belle…Dire que je ne l’avais pas
remarquée avant cette annonce. J’étais tellement contrarié que
je ne voyais rien ni personne…Bise, et je m’assieds gauchement.
- C’était bien, ton déplacement ? C’était où ?
- Écoute, Max, il faut qu’on parle… En fait il y a un changement
de programme…
- Oh, mais ce soir, je suis entièrement libre. On fait ce que tu
veux !
- Il ne s’agit pas de ce soir… Max, j’ai appelé le numéro du
panneau, tu sais, celui que tu disais avoir repêché… et je suis
allée à Strasbourg...
…Un grand trou et je tombe dedans...
- Max, j’ai acheté ta péniche…
- Ah ?...
Je crois que plus aucun son ne sort de ma gorge… Je gargouille :
- Et pour Bordeaux, ça tient toujours ?
N'importe quoi ! Mais pourquoi je dis ça… J'étouffe !
- Non, la péniche reste ici : c'est assez isolé, avec un
parking, alors je vais la transformer en night-club. Mais si tu
veux, je vais avoir besoin d'un barman…
Texte de Xavier Leclerc,
Grenoble (38), 2009
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Peniche-val.com
Voilà, c’est fait ! J’ai placé
l’annonce : « cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme
de plongée exigé. », et bien sûr, indiqué mon adresse mail
pour me joindre.
Cette annonce, c’était mon plan.
Je voulais épater Sébastien, le moniteur de plongée rencontré
cet été, qui n’arrêtait pas de me dire : « Avec ton diplôme tout
neuf, tu pourrais nous aider à développer notre club de plongée
en trouvant un moyen de nous faire connaître. Ainsi nous aurions
plus de clients, cette année ».
J’avais obtenu mon DUT de
communication à l’IUT de Toulouse-Ponsan en juin et, dès
septembre, j’avais commencé à envoyer de nombreuses lettres de
candidature pour un emploi à plusieurs entreprises de la région.
Mais jusqu’à présent je n’avais reçu que des lettres de refus,
presque toujours le même texte : « Mademoiselle, nous avons bien
reçu votre candidature qui a retenu toute notre attention. Pour
l’instant nous n’avons pas prévu d’embauche dans le secteur
concerné, mais nous gardons votre demande en réserve et ne
manquerons pas de vous contacter au cas où une opportunité se
présenterait. Veuillez recevoir… »
J’avais donc du temps pour mettre
en route mon plan et je souhaitais qu’il réussisse pour me
venger de tous ces refus.
o - O - o
Dans la semaine, une avalanche de
messages déferle dans ma boite de messagerie :
- des publicités diverses pour du matériel de plongée (clic :
supprime)
- des sollicitations d’arrêt pendant le convoyage de la part de
gîtes, d’offices de tourisme, de commerces (clic : supprime)
- une correspondante, furieuse par la rédaction prétendument
masculine de l’annonce (cherche assistant) menace même de
poursuites pour discrimination ! (clic : réponse : «
Effectivement le texte de l’annonce est maladroit, il a dû être
trop rapidement rédigé ; bien entendu, personne n’est exclu dans
l’annonce. Avec toutes nos excuses. »)
- heureusement un nombre très important de messages concerne le
projet. Manifestement cette idée de trajet en péniche attire
beaucoup. Mais la plupart des correspondant(e)s veulent des
précisions. Quand ? Combien de temps ? Pour aller où ? Et aussi
: Ce diplôme de plongée est-il indispensable ? Quel diplôme ?
Pour quoi faire ? Voilà, voilà, je tiens ma clientèle pour
Sébastien, mais ces candidats, il faut qu’ils passent à l’acte.
(clic : réponse à tous : « Nous vous remercions de l’intérêt
manifesté
- le diplôme de plongée est exigé par les assurances qui
couvrent ce convoyage,
- ce diplôme - le niveau 1 suffit qui permet les plongées dans
la zone des 5 mètres de profondeur - se passe assez facilement
en s’adressant à une école de plongée agréée. Je peux, à titre
amical, vous en indiquer une
- pour plus de détails sur le projet, voir le site qui va être
ouvert prochainement : www.convoyageaumidi.net»)
Maintenant, j’étais prise au
piège ! Il fallait donc que je l’ouvre, ce site, et que j’y
mette un contenu qui accroche mes internautes. Pendant plusieurs
jours, je me penche sur une carte détaillée du Canal du Midi
éditée en 1996, lorsque ce Canal fut inscrit au Patrimoine
Mondial par l’UNESCO. Je rassemble plusieurs idées et je me
lance :
« La mission comprend plusieurs
étapes correspondant à des demandes diverses qui nécessitent
toutes de travailler en plongée au fond du canal.
- Un premier arrêt est prévu autour de
Villefranche-de-Lauragais, à la demande de l’association de
pêche locale. Depuis longtemps elle a constaté la présence d’une
forte colonie d’écrevisses américaines, à la suite certainement
de la chute d’un caisson d’une péniche de transport. Ces
écrevisses se sont tellement multipliées qu’elles ont fait
disparaître une grande partie des poissons habituels. Un
ramassage de ces écrevisses est prévu, ce qui devra entraîner de
nombreuses plongées sur toute l’étendue du bief.
- Ensuite, au seuil de Naurouze, là où se trouve le bief de
partage des eaux entre le versant atlantique et le versant
méditerranéen, une sombre histoire de calcul de cubage des eaux
oppose les agences de bassin concernées. Il faut faire des
relevés topographiques très précis du fond du canal pour
attribuer scientifiquement les volumes d’eau qui partent dans
chaque sens.
- Entre Castelnaudary et Carcassonne, depuis une dizaine
d’années, une maladie frappe les platanes qui bordent le canal.
Pour l’instant, on n’a trouvé comme solution que l’abattage des
arbres touchés par un champignon toxique. Mais comme il y a un
grand risque de propagation de cette contamination, ce sont
plusieurs kilomètres de berges qui vont perdre ces platanes
majestueux. Des scientifiques de l’INRA veulent tester un
nouveau procédé de traitement, en inoculant un pesticide
approprié dans la partie sous-marine des racines des arbres
malades. Il faut donc les dégager au fond du canal pour les
soigner.
- On arrive ensuite, en prenant le canal de la jonction qui
traverse Sallèles d’Aude, à une partie très originale de cette
voie d’eau puisque le canal va traverser la rivière Aude, pour
devenir ensuite le canal de la Robine. Mais les variations
climatiques contemporaines accroissent l’irrégularité très
méditerranéenne du débit de l’Aude. Un nouvel ouvrage d’art, une
sorte de chaussée de retenue, doit être envisagé. Des relevés
topographiques des fonds de toute cette zone sont donc
nécessaires.
- Enfin, juste avant Port-la-Nouvelle, le canal de la Robine
longe l’île Sainte Lucie. Cette île possède le plus ancien port
de la côte narbonnaise, fréquenté pendant plus d’un millénaire
par les navires grecs, phéniciens, phocéens et romains. Une
embarcation de l’époque a été repérée au fond de l’eau, près du
roc de St Antoine, et certains spécialistes pensent que des
pièces d’antiquité (amphores, monnaies, ..) pourraient être
récupérées.
Voilà les grandes lignes d’une mission complexe, dont la durée
ne peut être clairement définie, tellement les aléas sont
nombreux. »
Maintenant que le site est
renseigné, je reprends ma liste des candidats qui s’allonge tous
les jours et leur envoie ce bref message (clic : réponse à
tous : « le projet de mission peut être consulté sur le site
indiqué dans mon message précédent. Je le rappelle :
www.convoyageaumidi.net. »). Il me parait difficile d’en
faire plus pour les inciter à passer ce fameux diplôme de
plongée.
o - O - o
Pour le week-end de la Toussaint,
je retrouve Sébastien et il me signale un afflux curieux
d’inscriptions au stage de plongée. Ce sont des débutants, me
dit-il, qui veulent passer assez vite le niveau 1. Mon sourire
narquois ne lui échappe pas et je ne peux résister au plaisir de
lui avouer mon plan.
- Génial, ça a marché, dit-il. Mais comment vas–tu faire
ensuite, quand tous ces candidats, qui auront passé le diplôme,
te relanceront ?
- Je sais, je n’ai pas le choix, mais je viens de recevoir
tellement de modèles de réponse qu’il me sera facile d’envoyer
le message suivant : (clic : Réponse : « Nous avons bien reçu
votre candidature qui a retenu toute notre attention. Mais
devant l’afflux des personnes intéressées, nous avons dû faire
un choix difficile. Nous sommes au regret de vous indiquer que
votre candidature n’a pas été retenue. Nous la gardons toutefois
en réserve sur une liste d’attente. Veuillez recevoir… »).
Sébastien hoche la tête :
- Je vois que tu as vite intégré l’esprit de ce monde
impitoyable du marché du travail mais, en ce qui concerne notre
club de plongée, je ne peux que te remercier. Peut-être que tu
pourras fournir cette initiative comme « expérience
professionnelle » dans tes prochaines démarches d’emploi !
Pour l’instant, j’étais très
occupée par ce plan. Toutes les semaines, informés maintenant
par le site qui avait été reconnu par des moteurs de recherche,
une foule de curieux se manifestait. Je pouvais constater que le
Canal du Midi jouissait d’une énorme notoriété, même dans
plusieurs pays étrangers.
Et un jour, au milieu de tous ces
messages, j’en repère un d’un peu spécial : « Nous avons pris
connaissance des missions prévues décrites sur le site, et en
tant qu’Association des communes riveraines du Canal des deux
mers, nous sommes particulièrement intéressés, d’autant plus que
nous avons depuis longtemps plusieurs demandes qui pourraient
s’insérer dans votre projet :
- surveillance des berges en plusieurs endroits menacées par la
présence destructrice de ragondins,
- déchets suspects échoués au fond du canal dans la traversée de
quelques zones urbanisées,
- étude demandée par une commune dynamique qui voudrait créer un
aquarium subaquatique au fond du canal,
- fuite suspecte d’eau dans un bief dont on veut trouver
l’origine,
- fondations de quelques ouvrages d’art (épanchoirs, déversoirs)
qu’il faudrait vérifier,
- recherche de canalisations clandestines qui déverseraient au
fond du canal des effluents pollués venant de diverses sources.
Il serait peut-être possible d’associer toutes ces missions. Nous sommes prêts à apporter notre contribution active à ce
projet. Tenez-nous au courant ».
Aïe ! Mon plan commence à me
créer des soucis. Que répondre ? J’essaye la fuite : (clic :
réponse « Merci de l’intérêt porté au projet. Malheureusement la
péniche qui avait été prévue pour cette mission vient d’être
heurtée dans son mouillage et sera difficilement réparée. Nous
devons suspendre tout le dispositif prévu. Désolé, car vos
nouvelles propositions auraient été très intéressantes à
réaliser. »)
La semaine suivante, nouveau
message de cette association : « Devant vos difficultés, nous
avons une proposition à vous faire : nous possédons une péniche
(la « Anne-Marie-Pierre ») habituellement utilisée pour des
sorties scolaires ou de loisirs sur le canal. Elle n’est plus
très jeune, mais encore vaillante. Avec une bonne révision de la
carène, à la cale sèche du Port Technique de Ramonville, et un
petit coup de peinture, elle pourrait faire l’affaire. Mais pour
le financement de ce projet, il nous faut des partenaires.
Puisque vous avez déjà des contacts, pouvez-vous nous aider à le
faire connaître ? »
Dans la foulée, sans trop
réfléchir : (Clic : réponse « Pas de problème. Pour faire
connaître largement ce projet, je vais écrire une nouvelle :
péniche-val.com » !).
Texte de Christian Clastres,
Ramonville-Saint-Agne (31),
2009 |
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Et en prime,
un
quatrième texte, celui de Hélène
Chachignon,
Eaubonne (95), 2009 - lauréate
lycéenne et également auteur de l'illustration.
Le Secret sous les Mèches
Bleues

« Voilà, c’est fait, j’ai
placé l’annonce : cherche assistant pour convoyer péniche,
diplôme de plongée exigé. »
Je m’étirai, satisfaite, et jetai mes pieds sur le bureau,
faisant vaciller l’écran digital pendu au mur.
« Reste à savoir s’il y a encore des gens qui font de la plongée
de nos jours » grésilla une voix.
- Rapso…, soupirai-je. Comment se fait-il que tu sois si
pessimiste ? J’ai fait une fausse manip’ en te reprogrammant ce
matin, ou c’est ta puce qui grille ?
Le pauvre androïde en clignota d’indignation, et se mit à
cracher quelques bip-bip furieux.
Tout cela m’arracha un sourire.
J’avais fait l’acquisition de Rapso il y avait maintenant cinq
ans, et malgré cela, la même scène se répétait tous les jours.
Il faisait des remarques, je le contredisais, il se vexait. Le
pire étant que j’étais consciente de mon tort. Le malheureux !
Je n’étais sûrement pas le genre de propriétaire qu’il aurait
voulu avoir. Mais bon, les choses étaient comme elles étaient,
il ne servait à rien de ressasser le passé. - D’accord,
d’accord, tu as raison, repris-je, tentant de désenvenimer la
situation. Avec les disques lumineux à vision aquatique dont ils
ont parsemé les canaux de la ville, je t’accorde qu’il n’y a
plus beaucoup de gens qui s’embêtent à passer un diplôme de
plongée. Rapso ne prit pas la peine de me répondre. Cependant,
je crus voir ses voyants se teinter très légèrement de bleu, ce
qui signifiait habituellement qu’il était heureux. Au moins, le
conflit était réglé.
Je me levai à mon tour, et
appuyai sur le bouton de rétrécissement de mon siège, afin de le
ranger sous la planche d’aluminium qui me servait de bureau. Je
promenai mon regard le long des murs recouverts d’inox. A
première vue, rien d’anormal. Seulement, je devais me méfier des
« premières vues ». Cette pièce était un deuxième moi, contenait
tous mes secrets. Mon secret. Ou plutôt les plans qui y
conduisaient, et toute la documentation le concernant.
J’enclenchai ma vision digitale et scannai minutieusement chaque
centimètre carré des murs. Rien. Pas la moindre caméra-espion,
pas le moindre micro dissimulé, pas de virus électronique prêt à
se jeter sur les précieux circuits de ma base de donnée. « Comme
d’habitude » murmurai-je, dans un souffle. Je quittai la pièce,
prenant bien soin de verrouiller la porte et d’enclencher le
système de sécurité. Si quelqu’un découvrait mon secret… Non. Ce
secret, je l’avais chéri, je l’avais cultivé, je l’avais vu
grandir en moi. Impossible. Personne ne mettrait la main dessus.
Je paramétrai un code d’accès supplémentaire, et doublai le
nombre de faisceaux-alarme balayant la zone. Je me devais d’être
prudente.
o - O - o
Isolé dans la bulle
auto-chauffante d’un banc public, un homme parcourait
distraitement la rubrique des petites annonces du journal
numérique de la ville. Avachi contre le dossier, il laissait
négligemment courir son index le long de l’écran holographique
qui grésillait devant lui, déroulant une multitude de petits
paragraphes vantant les mérites d’un quelconque appareil,
suppliant les lecteurs d’en vendre un autre... Il s’apprêtait à
laisser là sa lecture, quand un mot capta son attention. «
Péniche… » murmura-t-il tout bas. Alors comme ça, ces vieux
bateaux étaient encore utilisés ? Et, en plus de cela,
l’expéditeur de l’annonce exigeait un diplôme de plongée…
Intrigant !... Oui, c’était tout à fait ça. Intrigant… L’homme
esquissa un sourire, faisant perler du sang au coin de ses
lèvres gercées. Il se leva, dépliant son impressionnante
carcasse, et passa sa main dans ses cheveux striés de blanc. Il
n’était peut-être plus tout jeune, et certainement plus aussi
athlétique qu’autrefois, mais son intrépidité était restée
intacte. Son âme d’aventurier brûlait toujours au fond de lui.
Et puis il avait envie de s’amuser un peu. Tellement envie.
o - O - o
« Ça a marché, ça a marché ! » Je
souriais, triomphante. En toute honnêteté, j’étais presque
surprise qu’on m’ait répondu, et si vite, qui plus est.
Cependant, je ne devais pas être trop enthousiaste. L’individu
qui m’avait joint par visio-communication avait refusé de me
livrer les informations qui m’étaient nécessaires pour décider
de son embauche. Je ne connaissais ni son âge, ni son nom, ni
ses qualifications. Pas même son visage, qu’il avait dissimulé
sous le large bord d’un chapeau marron. Il – sa voix était trop
grave pour qu’il s’agisse d’une femme – avait insisté pour me
rencontrer le plus vite possible. On aurait presque cru que
c’était lui qui allait décider s’il me prenait comme employeur,
et non l’inverse. J’avais hâte de le rencontrer.
Il m’avait donné rendez vous sur
le Pont T72, dans la zone nord de la ville. Ce pont était récent
: il avait été construit au moment ou les disques lumineux à
vision aquatique avaient été disséminés dans la ville.
Entièrement taillé dans une nouvelle variété de plastique
translucide, certains le décrivaient comme une œuvre d’art.
Personnellement, je le trouvais simplement laid. Cependant,
c’était un lieu intéressant. Oui, un lieu intéressant, pour une
rencontre intéressante.
Par paresse, j’avais décidé de
m’offrir le luxe de la téléportation. Le sas de transport
m’avait mené au centre marchand de la zone nord, ne me laissant
qu’une centaine de mètres à parcourir pour arriver à notre point
de rendez vous. Une fois arrivée au pied du pont, j’enclenchai
ma vision infrarouge. Après tout, je ne connaissais rien de cet
homme. Et même s’il n’était pas censé en savoir plus sur moi que
moi sur lui, je voulais être sûre. Sure qu’il ne portait pas
d’armes, qu’il ne possédait pas d’émetteur, ou d’autres gadgets
localisables.
Il fut facile à repérer. Le vent
soufflait de toutes ses forces, secouant passants et arbres. Peu
de gens osaient s’aventurer sur un échafaudage aussi instable et
frêle que ce pont dans des conditions pareilles. Personnes sauf
lui. Je scannai sa silhouette plusieurs fois, mais rien n’attira
mon attention. Il ne portait aucune trace de métal sur lui,
excepté ce petit point au creux de sa bouche. Cela m’intrigua
quelques instants, avant que je réalise après zoom que c’était
simplement une fausse dent. Parfait.
La première réaction que je lus
dans son regard fut la surprise. Puis ce fut le doute qui
s’imprima dans les sillons de son visage. Je me retenais de
sourire. Comme toujours, ma petite taille, mon visage
parfaitement lisse, et mes folles mèches bleues rebutaient
légèrement mes interlocuteurs. Je sentis qu’il était sur le
point de m’interroger, mais ne lui en laissai pas le temps : «
Cellules de rajeunissement cutané. » Pieux mensonge. Cependant,
c’était nécessaire. Personne n’aurait accepté de se faire
embaucher par une pauvre gamine de quinze ans, après tout. Il
eut l’air perplexe un moment puis grommela quelque chose que je
ne réussis pas à entendre.
Quelques secondes s’écoulèrent
lentement. L’autre me jaugeait de ses yeux pâles. Je détournai
les yeux et coupai court à ce duel oculaire.
- Ecoutez, je vais être directe. J’ai…disons, un secret.
Cependant, j’ai décidé qu’il était temps de le révéler au grand
jour. Pour cela, j’ai besoin d’aide, vous le savez, et vous êtes
intéressé, puisque vous vous trouvez devant moi. Si vous êtes
réellement décidé à me suivre, nous partons tout de suite.
Sinon, passez votre chemin, je ferai de même, et nous effacerons
cette rencontre de notre mémoire.
Cette fois, bien campée sur mes jambes, je
n’essayai pas de me dérober à son regard inquisiteur.
Je ne saurai dire combien de
temps nous sommes restés là, à nous dévisager mutuellement. Ses
yeux clairs dans le noir de mes pupilles. C’était une expérience
assez dérangeante. Finalement, alors que j’allais céder, il
baissa le regard, sourcils froncés, puis s’éloigna de quelques
pas. J’eus un pauvre sourire, et tournai les talons. Sa voix
rauque m’arrêta alors que je n’avais pas fait deux mètres :
- Où
est la péniche ?
Je me retournai, faisant valser dans le vent
ces longues mèches bleues qui rebutaient tant de monde.
- Dock
46, zone extrême-Est. Je vous offre la téléportation ?
Nous avons marché, en silence
d’abord, puis il avait consenti à me livrer quelques
informations sur lui. Il s’appelait Beck. C’était un prénom
qu’il avait toujours aimé, avait-il dit, et c’est pour ça qu’il
l’avait choisi. Il ne connaissait ni sa famille, ni son nom.
Dans sa jeunesse, il était un chasseur de chimères renommé.
Aucune monstruosité de la nature ne lui avait jamais résisté. Ce
détail m’avait fait sourciller, mais je m’étais vite reprise.
Ses prunelles fatiguées s’étaient
illuminées quand il avait vu la péniche. Il avait caressé la
coque du bout des doigts, presque comme si c’était une femme. Je
ne pus m’empêcher de penser que nous formions un couple bien
étrange.
Il y avait très peu de courant,
ce soir là. Seul notre déplacement troublait la surface
étincelante de l’eau. J’avais laissé Beck à la barre, vu qu’il
avait visiblement beaucoup d’expérience dans ce domaine.
Accoudée à la rambarde, je regardais le soleil se refléter dans
l’eau. Des nuages gris et cotonneux se profilaient à l’Ouest. Un
sourire se dessina au creux de ma joue. Ils étaient nombreux à
fleurir, ces temps-ci. Je me détournai et allai voir mon nouvel
associé.
Je le trouvai debout, regardant
droit devant lui. Il me jeta un regard furtif, puis fixa de
nouveau l’horizon. Etrange façon de dire qu’il était disposé à
m’écouter. Je commençai donc mon récit :
- Mon histoire commence comme toutes les autres. Deux chercheurs
en architecture ont simplement fait leur travail, et sont tombés
par hasard sur un plan menant à des vestiges des Anciennes
Républiques. Vous savez, ce temps lointain où la technologie
était si peu développée. Jusque là, rien d’extraordinaire, il
est vrai. Cependant, ces recherches ont soudainement beaucoup
intéressé des agences gouvernementales et autres organisations
confidentielles. Au point qu’on envoie des agents leur retirer
leurs recherches. Chose qu’ils ont fait de manière quelque peu
violente… L’un des deux experts a été tué, et ce assez
sauvagement. L’autre s’est enfui, emportant les plans, et s’est
caché, pendant des années.
Il y eut un moment de silence. On
entendit seulement le souffle du vent, portant les nuages gris
que j’avais vus tout à l’heure.
- Vous êtes ce savant, non ?,
lâcha brutalement Beck.
C’était exactement ce qu’il devait dire.
Je répondis du tac au tac :
- Exact. C’est à cause de cette
histoire que je me suis fait implanter des cellules de
rajeunissement cutané, et que j’ai teint mes cheveux. Seulement,
maintenant, je pense qu’il est temps de découvrir ce que ces
chiens du gouvernement se sont minutieusement affairés à cacher
pendant tant d’années. Il se peut que cela amène à des
conséquences politiques monumentales, mais j’ai fait trop de
sacrifices pour m’arrêter là. Mon… mon ami a perdu la vie pour
cela.
Je laissai couler une larme le long de ma joue. Cela ne
serait que plus convaincant. Le silence s’installa de nouveau.
Beck stoppa les moteurs. Je
frissonnai. Ça y est, nous étions arrivés. Le canal nous avait
mené jusqu’à une sorte d’étang, coincé entre deux falaises de
calcaire abruptes, mais peu hautes, le long desquelles coulaient
du lierre et des lianes entremêlées. L’eau était claire, mais
pas assez pour permettre d'apercevoir le fond.
Je retirai ma jupe et dégrafai
mon bustier. Beck arriva à ce moment là, et jeta un regard
sceptique à la micro-combinaison de néoprène gris que je portais
sous mes vêtements.
- L’eau est à moins douze degrés,
grogna-t-il d’un ton bourru. Ce n’est pas ce genre de maillot
qui te protégera de l’hypothermie.
J’éclatai de rire. Ce n’était
pas vraiment drôle, et surtout, ce n’était pas le moment, mais
je ne pus m’en empêcher. Les falaises se mirent à chanter,
répercutant ce son à l’infini. Je me mis à regretter. Juste un
peu.
Nous avions enfilé de fines
combinaisons noires en fibres dermo-chauffantes, et chaussé des
chaussures aquatiques munies de minuscules hélices. Beck fixa ma
bouteille d’oxygène à forme modulable sur mon dos, et entreprit
de la rendre la plus plate et la moins gênante possible. Pendant
ce temps, je paramétrai nos casques à oxygène, et branchai les
tuyaux respiratoires.
Nous étions prêts. Je
ré-expliquai le plan à Beck un énième fois : il suffisait de
descendre, et de descendre encore, jusqu’à arriver au fond.
Alors, il nous faudrait longer la falaise et en écarter racines
pourries et algues jusqu’à trouver une cavité creusée
profondément dans la roche. Alors nous aurions atteint les
Ruines.
Même si Beck m’avait prévenue, la
température de l’eau me fit un choc. Je sentis le froid attaquer
violemment tout mon corps, me paralysant presque. Je réagis
quand il atteignit ma tête : mon cerveau, qui semblait s’être
arrêté, se mit à fonctionner à plein régime. Je baissai les yeux
vers mon poignet, et tapotai sur les touches imperméables
permettant de régler la température de ma combinaison, rajoutant
généreusement une dizaine de degrés. Il était l’heure.
o - O - o
Beck se trouvait derrière la
fille quand cela arriva. Ils étaient arrivés au fond, et elle
avait déjà commencé à dégager les parois de calcaire, tandis que
lui contemplait silencieusement le paysage sous-marin. Il y eut
soudain un souffle d’air titanesque, et l’adolescente – il
n’arrivait pas à se faire au fait qu’elle était adulte – fut
aspirée en avant, percutant la roche. Sa tête roula sur son
épaule.
Ne surtout pas paniquer. Beck
s’avança doucement, propulsé par les hélices fixées à ses
talons. Il était tout proche, et tendait les bras pour saisir
ses épaules, quand une violente lumière l’aveugla. Juste une
seconde. Une seconde de trop ! La jeune fille disparut dans la
gueule d’un énorme monstre.
Beck s’immobilisa, pétrifié. Ce
qui se tenait devant lui, flottant indolemment dans l’eau
claire, ses écailles noires étincelant dans le soleil,
ressemblait fort à un Antigon, ce légendaire dragon aquatique.
Seulement, c’était impossible. Cette espèce était éteinte depuis
bien trop longtemps. Comment… La bête ne le laissa pas réfléchir
plus longtemps. Ondulant à toute vitesse, elle se précipita sur
lui, griffes en avant.
Sa tête était lourde, et son
flanc ouvert. Beck ouvrit tout de même les yeux. Malgré sa
détermination, il n’avait pu éviter l’Antigon. Stupides réflexes
rouillés. Beck n’avait pas vraiment peur de la mort. Il était
arrivé à son terme, et il le savait. Cependant, la facilité avec
laquelle la vie de la fille aux cheveux bleus s’était évaporée
lui avait retourné l’estomac. Seulement il n’avait rien pu
faire, et ne le pourrait plus.
L’eau était rouge autour de lui.
Il leva les yeux une dernière fois, pour voir la lumière, pour
voir la mort en face. L’Antigon était là, au dessus. Sur sa
large tête aux yeux jaunes, la fille aux cheveux bleus souriait.
Stupéfaction. Incompréhension. Il aurait voulu crier, mais
c’était trop tard, la gueule du monstre s’était déjà refermée
sur lui.
o - O - o
Je caressai doucement le large
front de mon majestueux Antigon. Encore une fois, un malheureux
était tombé dans mes filets, encore une fois mon mensonge
stupide avait ému. Et encore une fois, un idiot avait nourri mon
Miré, aux écailles brillantes et aux crocs acérés. Je murmurai
doucement, me laissant bercer par les courants. « Miré… Mon
secret..." |
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