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        "Voilà, 
		c'est fait ! J'ai placé l'annonce : « Cherche assistant pour convoyer 
		péniche, diplôme de plongée exigé »...
		Après moi, le déluge  
		Voilà, c'est fait ! J'ai placé 
		l'annonce : « Cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de 
		plongée exigé ». De fait, le temps presse car les esprits mauvais 
		ont envahi le monde et la justice divine ne va plus tarder à s’abattre 
		sur terre. Si je tiens à être grand-père et assurer ainsi la pérennité 
		de l’humanité, il va me falloir trouver rapidement un assistant. 
		 
		J’ai reçu des instructions très précises 
		du Grand Patron lui-même pour construire ma péniche. Elle doit être en 
		bois de cyprès avec une seule fenêtre et une porte sur le côté. Elle 
		aura des compartiments, elle sera enduite de bitume intérieur-extérieur 
		et elle fera 300 coudées de long, 50 coudées de large et 30 coudées de 
		haut. Une coudée de maintenant, ça fera dans les 50 centimètres dans le 
		monde futur, vraiment très lointain. Comment je le sais ? Tout 
		simplement parce que le Grand Patron est donneur d’ordres et maître 
		d’œuvre universel et que je suis dans ses petits parchemins. Ma péniche, 
		elle aura trois ponts et ce ne sera pas de trop, avec plein de 
		compartiments pour faire rentrer - tenez-vous bien - un couple de chaque 
		espèce vivante pour les conserver en vie avec moi : un mâle et une 
		femelle, oiseaux, bétail, reptiles, tous les animaux de la création… 
		Vous vous rendez compte de la responsabilité ? S’agit pas d’en oublier 
		ne serait-ce qu’un seul, si je veux respecter le cahier des charges. 
		J’ai demandé : « Un couple de serpents aussi, même après ce qu’ils ont 
		fait ? Et le patron a dit « Oui, oui… Les serpents aussi ». Et j’ai 
		ajouté « Pour les poissons, comment je fais ? ». Et le patron a dit : « 
		Pour les poissons, je m’en charge ». Je dois emmener également ma femme, 
		madame Noé (là non plus, je ne discute pas), et puis aussi ma fille, et 
		aussi de la nourriture pour tout le monde. Je suis bien prévenu qu’il 
		n’est pas question de taper dans le stock animal pour assurer la 
		subsistance, sous peine d’éteindre une race. Nous voilà condamnés à 
		manger des légumes jusqu’au retour du beau temps car, vous ne connaissez 
		pas la meilleure ? Le patron m’a prévenu qu’il allait faire tomber un 
		tel déluge que tout ce qui vit sur terre allait disparaître, sauf ma 
		péniche et son contenu…  
		J’ai fait construire ma péniche en haut 
		d’une montagne. Je ne vous dis pas la tête des ouvriers quand je leur ai 
		montré l’emplacement du chantier ! Il a fallu que j’insiste, et même que 
		je me fâche, pour qu’ils me la construisent le plus haut possible. Ils 
		me prenaient pour un fou. J’ai embauché des hommes à tour de bras pour 
		couper les arbres, monter les cloisons, faire les enrobés bitumineux. 
		Pour les salaires à verser, je ne me faisais pas de souci, puisque je 
		savais que le déluge allait emporter tous ces mécréants et qu’il 
		suffisait d’attendre les inondations pour supprimer tous mes engagements 
		financiers (il est à remarquer que ce même type de raisonnement sera 
		couramment utilisé dans les temps futurs en faisant travailler des 
		ouvriers qu’on n'a nullement l’intention de payer).  
		Donc, les ouvriers travaillaient avec les 
		outils du moment et il faut bien imaginer que ça n’était pas de la tarte 
		mais que c’était bien fait pour eux, puisqu’ils avaient de mauvaises 
		pensées dans leur tête bornée au lieu d’adorer leur seigneur et maître. 
		De toutes façons, quand le bâtiment va, tout va… On a eu aussi une 
		dérogation pour le travail dominical et seuls les volontaires venaient, 
		mais ceux qui ne voulaient pas venir étaient virés.  
		Donc un matin, je vais, tout guilleret, 
		voir les autres travailler et d’un coup je me dis : « Mais qui va me 
		faire grand-père si tout le monde meurt noyé ? » Il me faut trouver 
		rapidement un gendre capable de m’assister pour convoyer ma péniche, et 
		comme le déluge sera carabiné, autant prendre un assistant compétent 
		également dans le domaine de la plongée pour aller inspecter la coque de 
		la péniche, en cas d’avarie toujours possibles !  
		Si tôt dit si tôt fait, comme je le 
		disais au début de ma narration. Je place donc mon annonce et je trouve 
		aussi sec un robuste gaillard répondant aux deux critères précités et au 
		doux nom de Japéthé.  
		A la visite de réception du chantier, mon 
		patron m’a pris à part pour me dire que le départ était prévu pour dans 
		une petite semaine et qu’il fallait commencer le chargement de la 
		péniche. Un couple de chaque espèce animale, mâle et femelle, à rentrer 
		deux par deux dans la péniche... Cela a bien pris la semaine car il a 
		fallu vérifier qu’il n’y avait pas de confusion dans les genres masculin 
		et féminin et, parfois, ce n’était pas évident, comme pour les 
		scarabées, par exemple…  
		Le dernier jour, le patron a dit : « 
		Attention à la fermeture de la portière… », et puis il a ouvert les 
		grandes eaux. Par la fenêtre de ma péniche, j’ai vu disparaître le monde 
		environnant. Il faut reconnaître que c’était impressionnant, et ça a 
		duré quarante jours et quarante nuits… Le niveau de l’eau est monté 
		jusqu'à soulever ma péniche qui s’est mise à flotter plus haut que la 
		plus haute des montagnes… Madame Noé a dit : « Que d’eau, que d’eau ». 
		On avait du mal à respirer car la plus haute des montagnes touche 
		facilement les plus hauts des nuages… Madame Noé se plaignait qu’avec 
		toute cette humidité, ses lessives ne séchaient pas, mais qu’est-ce que 
		j’y pouvais, moi ? Le patron m’a dit plus tard que l’eau était montée 
		quinze coudées au dessus du point le plus haut de la terre. Comme cela, 
		il était sûr d’avoir fait le ménage complet et que tous les méchants aux 
		esprits et mœurs corrompus étaient tous morts et bien morts. De mes 
		yeux, j’ai vu se noyer tous les ouvriers qui avaient construit ma 
		péniche et toutes leurs familles qui habitaient à proximité pour éviter 
		les pertes de temps liées aux déplacements du personnel dans les rares 
		moments où il ne travaillait pas. Bien sûr, c’était un peu triste de 
		voir mourir toutes ces familles, avec tous ces petits enfants et leurs 
		parents tendant désespérément leurs mains implorantes vers ma péniche 
		insubmersible mais, d’un autre côté, les ordres sont les ordres et 
		l’obéissance fait la force des armées divines. L’avantage de la 
		situation, c’est que, d’un coup, je ne devais plus d’argent à qui que ce 
		soit et que je n’avais pas à culpabiliser puisque ce n’était quand même 
		pas moi qui avais ouvert en grand les robinets célestes. Des vagues 
		énormes roulaient des éléphants barrissant, des singes hurlant, des 
		hippopotames régurgitant, des taureaux mugissant. En bonne logique, ce 
		furent les girafes qui mirent le plus de temps à agoniser mais, comme 
		dit mon patron, « On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». Le 
		ciel était d’un noir d’encre, des éclairs le zébraient accompagnés de 
		détonations fulgurantes, d’explosions assourdissantes. Des arbres 
		déracinés roulaient sur les flots de boue rougeâtres et sanglants et 
		venaient heurter avec une force terrifiante la coque de ma péniche. 
		Japéthé colmatait les petites voies d’eau inévitables ; c’est là 
		l’intérêt d’avoir pris un assistant sachant bien nager, et plonger si 
		nécessaire en fond de cale. Comme quoi il vaut mieux être prévoyant, 
		bien réfléchir et être très précis quand on passe une annonce ! 
		 
		La péniche a tenu bon, elle flottait 
		maintenant sur la surface des eaux assagies. A bord, avec Japéthé, on ne 
		chômait pas. Il fallait donner à manger à notre cheptel. Pour le couple 
		de moustiques, c’était à chacun notre tour de nous faire piquer. A bord, 
		on manquait de distraction, alors on se racontait l’histoire de la 
		création du monde avec le paradis perdu, l’histoire récente de nos 
		grands-oncles, Caïn et Abel, qui étaient tout simplement les enfants 
		d’Adam et Eve, et la dispute familiale qui s’ensuivit. Bref, on occupait 
		le temps comme on pouvait. De temps en temps, un petit coup d’œil par la 
		fenêtre nous indiquait que la pluie continuait de tomber sans 
		discontinuer. Un peu de pluie, ça fait du bien aux cultures, mais trop 
		c’est trop, ça pourrit les racines et les légumes n’ont plus de goût…
		 
		Au bout de quarante jours, un fort vent 
		se leva qui chassa les nuages et on revit le soleil. On dira ce qu’on 
		voudra, mais le soleil, ça vous redonne le moral ! Les purges célestes 
		étaient maintenant fermées. Sur le livre de bord que tout capitaine de 
		bateau, fut-ce une péniche, se devait déjà de tenir, j’ai noté que les 
		eaux baissèrent après cent cinquante jours et qu’au bout de six mois et 
		demi, notre péniche s’échoua au sommet d’un mont. Il nous fallut 
		attendre le dixième mois après l’arrêt des pluies pour voir apparaître 
		le sommet de lointaines montagnes, et encore quarante jours de plus pour 
		oser ouvrir la fenêtre. Je ne vous dis pas l’odeur dans la péniche… plus 
		d’un an sans aérer, avec toute cette ménagerie, la limite du supportable 
		!… J’ai envoyé un corbeau faire un petit tour de reconnaissance météo, 
		mais il est revenu dare-dare car il n’avait pas trouvé d’endroit où se 
		poser. La semaine suivante, j’ai envoyé une colombe qui m’est revenue 
		avec dans son bec un frais rameau d’olivier. La situation s’améliorait 
		et la terre séchait : nous allions dans le bon sens ! Je suis sorti de 
		la péniche avec ma petite famille et mon troupeau. Tout ce temps passé 
		ensemble, ça avait créé des liens. On est tous tombé dans les bras et 
		les pattes des uns et des autres, on s’étreignait fraternellement, on 
		s’est tous promis de garder le contact... Même les renards et les poules 
		se congratulaient ; on se disait qu’on se reverrait au prochain déluge 
		et que ce serait dommage de se perdre de vue. Certains imaginaient aussi 
		de se retrouver tous ensemble régulièrement, à une période donnée, pour 
		évoquer le bon vieux temps. Mais les souvenirs communs, ça commence 
		toujours par des « Tu te rappelles le jour où… » et des « Si je m’en 
		souviens ?…, tu rigoles ou quoi… » et puis ça finit par des remarques 
		comme « Tu as vu la crinière du lion, elle a bien blanchi… et la 
		tigresse…, ah, il ne faudrait pas vieillir... et le lapin, il n’a pas pu 
		venir ? Ah, tu n’as pas su, mais il est mort… Oh, c’est bien triste !... 
		»  
		J’ai vite bâti un autel pour honorer le 
		patron et je lui ai offert en holocauste une grillade de quelques bêtes 
		en surnombre, puisque de nombreux animaux s’étaient reproduits durant 
		notre périple. Le patron a apprécié l’intention et il s’est engagé à ne 
		plus se mettre dans des colères aussi fortes. Il a garanti la succession 
		régulière des jours et des nuits, des saisons aussi, et quelques autres 
		promesses qui ont fait bien plaisir au monde entier puisque l’humanité, 
		c’était nous tout seuls… Vous vous rendez compte de la responsabilité 
		qui pesait sur les épaules de ma fille et de Japéthé ! Tout comme Adam 
		et Eve, mais sans faire l’erreur de la pomme. On repartait de zéro et, 
		sans me vanter, je ressentais une certaine fierté - justifiée - d’avoir 
		sauvé l’humanité, avec ma péniche.  
		Tout évènement devant être ratifié par un 
		acte officiel, le patron a fait les choses en grand. Il nous a dit que 
		chaque fois que nous verrions un arc en ciel, ce serait un signe 
		d’alliance miséricordieuse entre lui, tout en haut, et nous, tout en 
		bas, sur terre.  
		L’humanité démarrait plutôt bien. Il 
		fallait maintenant que Japéthé nous fasse grands parents, madame Noé et 
		moi. Comme assistant pour convoyer la péniche, le Japéthé avait été très 
		bien, mais pour assurer la descendance de l’humanité, là, il me fallait 
		reconnaître que ce n’était pas ça qui était ça… J’ai demandé à madame 
		Noé d’en discuter avec sa fille. Je vous épargnerai le détail de leur 
		conversation, mais la jeune épousée étant ignorante de la vie, elle 
		manquait cruellement de points de comparaison ou de référence 
		quelconque. Avec madame Noé, nous avons essayé, avec discrétion, de 
		mettre le sujet sur le tapis. Nous avons mis un couple de lapins en 
		action devant elle et, l’air de rien, nous lui avons demandé si cela 
		évoquait pour elle un moment particulier de sa vie intime. La réponse 
		fut négative. A nos questions de plus en plus précises, ses réponses se 
		firent de plus en plus évasives. Il apparut qu’en effet, avec les yeux 
		fermés, il était difficile de décrire ce qui semblait ne pas se passer. 
		Je pris mon courage à deux mains et je décidai d’aborder ce sujet 
		délicat avec Japéthé. Le couple de lapins appréciait beaucoup mes 
		réflexions sur ce thème et coopérait avec entrain. Je la jouais avec 
		finesse et, alors que je me promenais avec mon gendre, je fis semblant 
		d’être surpris par le couple de lapins en action « Mais, mon Dieu, que 
		font-ils donc ensemble, ces deux lapins ? ». Japéthé me regarda surpris 
		« Mais, beau-papa Noé, c’est tout simplement l’accouplement d’un mâle et 
		d’une femelle et, au terme de la gestation, la maman lapin aura des 
		bébés lapins. C’est la réalité de la vie, voila tout ! » Je me sentais 
		confus de passer pour un imbécile ignorant. Le sujet étant lancé, je ne 
		devais surtout pas laisser la conversation dévier et, tant qu’à avoir 
		l’air stupide, autant continuer dans cette voie. -« Ah bon… je me disais 
		bien, aussi, que cela me rappelait quelque chose… C’est donc ainsi que 
		ça se passait… Alors, si vous voulez avoir des enfants, vous devez 
		prendre exemple sur ces deux lapins… -« De ce côté-là, Beau-papa Noé, il 
		y a comme un problème, car je dois vous avouer que j’ai eu les oreillons 
		au moment de la puberté. Alors, pour la descendance, il va falloir faire 
		une croix dessus… »  
		Comment me sortir de cette situation, 
		pour le moins compliquée ? Je ne voyais plus comment assurer la 
		continuité de l’humanité et ce n’était pas ma péniche échouée en haut du 
		mont Ararat qui pouvait m’apporter la moindre solution. J’ai demandé de 
		l’aide au patron mais il était aux abonnés absents ; il devait avoir 
		mieux à faire que d’écouter mes jérémiades… J’ai refait le coup des 
		sacrifices d’animaux. D’habitude, il aime bien, mais cette fois-ci, je 
		suis resté comme un sot devant mon brasier…J’en étais là de mes 
		réflexions lorsque j’ai croisé le couple de lapins qui s’activait, et je 
		leur ai lancé un seau d’eau froide pour les calmer. Ils ont eu l’air 
		vraiment surpris de mon changement d’attitude à leur égard.  
		En conclusion, la race humaine s’est donc 
		éteinte. La race animale a, quant à elle, continué. Elle a évolué et 
		redonné, heureusement pour nous tous, petit à petit et au fil des 
		millénaires, des humains. Voici donc comment les partisans du 
		créationnisme et les partisans de la théorie de l’évolution des espèces 
		ont enfin une réponse précise et scientifique à leurs interrogations 
		légitimes. Je peux affirmer avec certitude que chaque camp a raison, et 
		tout cela parce que Japéthé a eu les oreillons au mauvais moment…
		 
		Texte de Françoise 
		Chatelain-Gaudron, 
		Fraignot-et-Vesvrottes 
		(21), 2009 
        
          
            
              
                
                 
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                Barman blues 
				Voilà, c’est fait ! J’ai placé 
				l’annonce : cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de 
				plongée exigé. Après tout, ça n’engage à rien… On verra bien 
				! De toutes façons, je ne peux plus continuer comme ça : je 
				craque. Un an maintenant que j’ai débarqué et que j’exerce ce 
				métier de con : faire risette, réciter la liste des cent 
				cinquante boissons disponibles, recommencer parce qu’ils ont 
				tout oublié, remplir des verres, refaire risette, participer 
				avec conviction à une conversation débile, ramasser les verres 
				(parfois par terre, en morceaux), les laver, et c’est reparti : 
				candidat suivant…Tiens, en voilà encore une bordée qui entre… Vu 
				comme ils sont déjà mûrs, ça ne va pas être triste de les mettre 
				dehors à la fermeture…  
				- B‘jour ! Qu’est-ce que vous 
				avez à boire… ? La question que je préfère… Je récite. Le 
				message peine manifestement à parvenir jusqu’au cerveau et, 
				comme d'habitude, je recommence... Dix minutes de palabres, et 
				je prépare enfin leurs consommations… Non, ce n'est vraiment 
				plus possible… Un an que j’ai dû quitter ma péniche : viré ! Une 
				péniche où j’ai grandi… Ma maison, quoi ! Quand mon père est 
				tombé malade, j’étais plongeur dans un pub à Londres : besoin 
				d'aventure. Comme il n'avait pas cotisé, il a dû vendre notre 
				péniche à un armateur de Strasbourg, pour payer ses soins… Ce 
				n'était pas la peine : il est mort à l’hôpital un mois plus 
				tard. Du coup, j’ai contacté l’armateur, passé le permis, et 
				c’est moi qui suis devenu marinier, seul maître à bord à vingt 
				ans, avec ma mère comme moussaillon pour les écluses, et un 
				petit héritage. J’étais salarié de l’armateur, puisqu’il avait 
				racheté la péniche à vil prix à mon père. J’avais aidé à la 
				manœuvre pendant des années, et le métier n’avait pas de secret 
				pour moi. Et j’ai aimé cette vie de lenteur rythmée par le 
				ronronnement du moteur, en harmonie avec le feulement de l’eau 
				brassée par l’étrave et le clapot contre les bords du canal… Et 
				la douceur du paysage qui défilait majestueusement, et dont les 
				couleurs jouaient avec les reflets de l’eau et changeaient avec 
				les saisons…  
				- Bonjour, une pinte de Guiness, 
				s’il vous plait… Tiens, ça fait un moment qu’on ne l'avait pas 
				vue ici, cette fille… Et encore un verre, et on remplit… En 
				fait, ça s’est bien passé pendant une dizaine d’années, et puis 
				on a dû rester à quai de plus en plus souvent, faute de fret à 
				transporter, jusqu’au jour où on a reçu la lettre de l’armateur 
				qui nous informait qu’il mettait en vente notre péniche, et 
				qu’on était débarqués, ma mère et moi…" - Voilà : ça fait cinq 
				euros quarante… J’aime bien cette nana ; elle est anglaise… Elle 
				reste toujours au comptoir et on a déjà discuté un peu… Je crois 
				qu’elle bosse dans l’aéronautique… Quand on a été débarqués, on 
				a eu un mois pour quitter la péniche, qui est restée à quai, 
				depuis, sur le canal. Elle est assez loin, mais j’y vais 
				souvent, et à chaque fois que je remonte à bord, je n’arrive 
				plus à la quitter… Ma mère est retournée chez sa sœur à 
				Tourcoing, et moi j’ai échoué lamentablement dans ce pub. Et 
				j’en ai marre. Et ma péniche est entrain de rouiller à quai… Et 
				malgré le panneau qui indique qu’elle est à vendre, avec le 
				numéro de téléphone de l’armateur, elle est toujours là. 
				Personne n’en veut…Ou bien personne ne la voit au bout de son 
				quai. Alors j’ai imaginé un plan pour reprendre la navigation 
				avec ma péniche qui n'est plus à moi. Un plan foireux, d'accord, 
				mais qui peut marcher et me sortir d’ici… Et pour commencer, 
				j'ai rentré le panneau "A vendre" dans la cabine, comme ça on ne 
				risque plus de me la piquer…  
				Tiens voilà Paulo…  
				- Salut, les jeunes !  
				- Salut, l'ancien ! Comme d'hab' ?  
				Et allez, un verre : je remplis, j'écarte la mousse… ces gestes 
				routiniers me pèsent de plus en plus… Mais Paulo, je l'aime bien 
				: c'est un des seuls que je vois entrer avec plaisir…  
				- Alors, tu l'as mise, ton annonce ? 
				- Ouais : ça y est…  
				- Et tu l'as rédigée comment, finalement ?  
				- "Cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de plongée 
				exigé".  
				- "Diplôme" de plongée ? T'es pas un peu exigeant, là ?...  
				- Si je mets pas ça, je vais avoir tous les bronzé des plages du 
				mois d'août qui vont débarquer avec leur masque, leurs palmes et 
				leur tuba… Pour buller au soleil sur la péniche jusqu'à 
				Bordeaux, ils vont être partants, mais pour le boulot, il n'y 
				aura plus personne ! Non, là il me faut vraiment un assistant 
				qui ait du métier en plongée pour préparer la péniche…  
				- Et une assistante, ça irait… ?  
				Tiens, c'est l'anglaise de tout à l'heure qui vient de parler ; 
				elle est restée au bar, comme toujours, et elle a entendu notre 
				conversation… Et là, il y a un blanc…  
				- …C'est que…  
				- Vous allez bien à Bordeaux ? Je fais de la plongée depuis dix 
				ans, et j'ai tout le matériel : combinaison, bouteilles… Et 
				puis, je suis anglaise, comme vous pouvez l'entendre, et je dois 
				retourner en Angleterre : plus de boulot pour moi ici… 
				"Licenciement économique", comme on dit en France. Alors si ça 
				peut attendre la fin de mon préavis, dans un mois, ça me 
				plairait bien de rejoindre la côte atlantique en péniche au 
				printemps…  
				- C'est que… plonger dans l'eau d'un canal… C'est pas les îles 
				d'Hyères ! Et puis le travail sous l'eau risque d'être un peu 
				physique…  
				- Il consiste en quoi, ce travail ?  
				- Eh bien… La péniche n'a pas navigué depuis deux ans, alors il 
				faut inspecter la coque et dégager les branchages qui se sont 
				accumulés à l'arrière, pour libérer l'hélice… Après c'est 
				vacances et récompense, sauf aux écluses, où il faut aider à la 
				manœuvre…  
				- Faut voir…  
				o - O - o 
				 
				- Bien dormi ?  
				- Bien, merci. C'est encore loin ?  
				- Non, c'est la dernière, après le parking, là-bas… Il y a 
				longtemps que vous êtes en France ?  
				- Non… Oui… Je ne sais pas : cinq ans…  
				- Et vous avez des projets, pour après ?  
				- Non, pas encore… Avec mon indemnité de licenciement, j'ai le 
				temps d'y penser… Et vous, qu'est-ce que vous voulez faire avec 
				votre péniche ?  
				- Je veux l'emmener en carénage à Bordeaux, chez un copain avec 
				qui on va l'aménager pour transporter des touristes : il n'y a 
				plus que ça pour naviguer, maintenant… Voilà, on y est !  
				- Ah ! Oui… On voit qu'elle n'a pas navigué depuis longtemps… 
				Mais elle est vraiment belle ! Depuis toute petite, je suis 
				fascinée par les péniches, et j'ai toujours rêvé de monter à 
				bord…  
				- Eh bien, votre rêve va être exaucé. Si Mademoiselle veut bien 
				se donner la peine…  
				o - O - o 
				 
				Elle a beaucoup aimé. Et moi 
				aussi, je dois dire... Et l'idée de passer un mois sur ma 
				péniche avec cette nana… Bon, déjà on se tutoie, mais il faut 
				que je me calme, on n'y est pas encore… Apparemment, elle n'a 
				pas froid aux yeux, et quand elle a vu l'enchevêtrement des 
				branches accumulées à l'arrière, ça ne lui a pas fait peur : 
				elle a simplement dit que le bois, dans l'eau, c'est léger… Je 
				me suis bien gardé de lui préciser qu'on allait circuler en 
				toute illégalité et que je comptais bien sur le fric qu'allaient 
				me laisser les touristes pour compléter mes économies et 
				racheter la péniche à son propriétaire… Si mon plan ne foire pas 
				! C'est-à-dire si le proprio persiste quelques mois à oublier sa 
				péniche, et si les autorités du canal ne sont pas trop 
				regardantes, et si les touristes se pressent pour que je les 
				promène, et si…et si… Bon, allez, faut y croire ! On doit se 
				retrouver tout à l'heure pour la plongée : déjà j'espère qu'elle 
				va arriver à dégager les branches… Sinon mon annonce court 
				toujours, mais ça me ferait bien râler de ne pas pouvoir faire 
				la suite avec elle… C’est sûr que, maintenant, je me vois mal 
				pendant un mois de navigation avec le genre maître nageur poilu. 
				Tiens, la voilà…  
				- Salut ! Tu viens m'aider ?  
				La bise… Elle sent bon…  
				- On va mettre la bouteille et le reste sur le pont arrière. 
				J'ai pris aussi une corde pour que tu m'aides d'en haut à 
				écarter les grosses branches… Tu te sens bien ? Tu as l'air tout 
				bizarre… 
				- Euh… Oui, oui, on y va…  
				Faut que je me ressaisisse…Eh bien, ça en fait, du bazar…  
				- Tu peux te changer dans la cabine… Bon, moi, pendant ce temps, 
				je vais mettre en place le matériel, et puis comme ça je 
				penserai à autre chose…La vache : elle est lourde, cette 
				bouteille…Là, ça devrait aller…  
				- Tu peux venir m'aider ?  
				Reste calme, mon pote… Ah, elle a déjà enfilé la combinaison…
				 
				- Tu peux fermer, derrière…  
				Moment de flottement... Bon, ça a beau ne pas être très sexy, 
				ces combinaisons de plongée, je suis un peu fébrile…  
				- Elle est à toi, cette péniche ?  
				- Euh… Oui…  
				- Je veux dire, tu l'as achetée ?  
				- Non, je l'ai toujours eue, pourquoi ?...  
				- C'est quoi, ce panneau "À vendre" ?  
				M…! Quel con ! J'ai oublié de le planquer, celui-là…  
				- Non, non, c'est rien : c'est un panneau qui flottait, que j'ai 
				récupéré…  
				Là, j'ai été lamentable, mais bon : ça a eu l'air de lui 
				suffire. Soulagement. On sort et je la suis sur le pont. Je 
				l'aide à s'équiper. Je suis frappé par la profondeur de son 
				regard, et sa gravité au moment d'enfiler les lunettes.  
				- Je vais descendre par les marches, là-bas. Tu m'enverras la 
				corde.  
				Elle est descendue sur le quai, a longé la péniche et est entrée 
				dans l'eau. Je suis tendu, inquiet…J'ai peur qu'elle n'y arrive 
				pas… et puis je me rends compte que j'ai surtout peur qu'elle se 
				blesse, qu'elle se noie, de la décevoir… Je nage aussi, mais 
				dans la confusion…  
				- Ho ! Tu te réveilles ! Passe moi la corde !  
				o - O - o 
				 
				J'avais tort d'avoir peur : cette 
				fille est géniale. Elle a dégagé chaque branche lentement, 
				tranquillement, avec méthode, et je n'ai presque rien eu à 
				faire. Après, elle a fait le tour de la coque pour vérifier que 
				rien ne s'opposerait à la navigation : à part les algues, il n'y 
				a aucun problème. Quand elle est revenue à bord, je l'ai aidée à 
				ôter son harnachement et la combinaison dans un silence trouble, 
				et elle m'a suggéré de mettre en route le moteur. En réalité, je 
				le faisais souvent, pour le plaisir nostalgique de le sentir 
				vibrer, et aussi pour l'entretenir. Mais je me suis exécuté, et 
				j'ai branché l'hélice au ralenti quelques secondes, pour voir. 
				Après, on a bu un coup pour arroser, et elle m'a dit qu'elle 
				serait en déplacement pendant deux semaines, et ça m'a mis le 
				moral dans les chaussettes.  
				 
				Je me suis rendu compte pendant ces deux semaines combien 
				j'étais accro, et je comptais les jours. J'ai essayé plusieurs 
				fois de l'appeler sur son portable, mais je n'ai eu que la 
				messagerie, et j'ai été exécrable avec les clients du pub…  
				 
				Et puis elle m'a appelé hier. Comme je ne bosse pas ce soir, je 
				l'ai invitée au resto et elle a accepté. Je ne marche pas vers 
				ce resto, je me précipite, et quand je l’aperçois à une table au 
				fond, j’accroche une chaise au passage, qui s’écroule dans un 
				fracas infernal. Je ramasse la chaise. Je dois être écarlate…
				 
				- Eh bien, dis donc, tu fais une entrée remarquée !  
				J’avais oublié comme elle est belle…Dire que je ne l’avais pas 
				remarquée avant cette annonce. J’étais tellement contrarié que 
				je ne voyais rien ni personne…Bise, et je m’assieds gauchement.
				 
				- C’était bien, ton déplacement ? C’était où ? 
				- Écoute, Max, il faut qu’on parle… En fait il y a un changement 
				de programme…  
				- Oh, mais ce soir, je suis entièrement libre. On fait ce que tu 
				veux !  
				- Il ne s’agit pas de ce soir… Max, j’ai appelé le numéro du 
				panneau, tu sais, celui que tu disais avoir repêché… et je suis 
				allée à Strasbourg...  
				…Un grand trou et je tombe dedans...  
				- Max, j’ai acheté ta péniche…  
				- Ah ?...  
				Je crois que plus aucun son ne sort de ma gorge… Je gargouille :
				 
				- Et pour Bordeaux, ça tient toujours ?  
				N'importe quoi ! Mais pourquoi je dis ça… J'étouffe !  
				- Non, la péniche reste ici : c'est assez isolé, avec un 
				parking, alors je vais la transformer en night-club. Mais si tu 
				veux, je vais avoir besoin d'un barman… 
				Texte de Xavier Leclerc, 
				Grenoble (38), 2009 
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                Peniche-val.com 
				Voilà, c’est fait ! J’ai placé 
				l’annonce : « cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme 
				de plongée exigé. », et bien sûr, indiqué mon adresse mail 
				pour me joindre.  
				Cette annonce, c’était mon plan. 
				Je voulais épater Sébastien, le moniteur de plongée rencontré 
				cet été, qui n’arrêtait pas de me dire : « Avec ton diplôme tout 
				neuf, tu pourrais nous aider à développer notre club de plongée 
				en trouvant un moyen de nous faire connaître. Ainsi nous aurions 
				plus de clients, cette année ».  
				J’avais obtenu mon DUT de 
				communication à l’IUT de Toulouse-Ponsan en juin et, dès 
				septembre, j’avais commencé à envoyer de nombreuses lettres de 
				candidature pour un emploi à plusieurs entreprises de la région. 
				Mais jusqu’à présent je n’avais reçu que des lettres de refus, 
				presque toujours le même texte : « Mademoiselle, nous avons bien 
				reçu votre candidature qui a retenu toute notre attention. Pour 
				l’instant nous n’avons pas prévu d’embauche dans le secteur 
				concerné, mais nous gardons votre demande en réserve et ne 
				manquerons pas de vous contacter au cas où une opportunité se 
				présenterait. Veuillez recevoir… »  
				J’avais donc du temps pour mettre 
				en route mon plan et je souhaitais qu’il réussisse pour me 
				venger de tous ces refus.  
				o - O - o 
				 
				Dans la semaine, une avalanche de 
				messages déferle dans ma boite de messagerie :  
				- des publicités diverses pour du matériel de plongée (clic : 
				supprime)  
				- des sollicitations d’arrêt pendant le convoyage de la part de 
				gîtes, d’offices de tourisme, de commerces (clic : supprime) 
				- une correspondante, furieuse par la rédaction prétendument 
				masculine de l’annonce (cherche assistant) menace même de 
				poursuites pour discrimination ! (clic : réponse : « 
				Effectivement le texte de l’annonce est maladroit, il a dû être 
				trop rapidement rédigé ; bien entendu, personne n’est exclu dans 
				l’annonce. Avec toutes nos excuses. »)  
				- heureusement un nombre très important de messages concerne le 
				projet. Manifestement cette idée de trajet en péniche attire 
				beaucoup. Mais la plupart des correspondant(e)s veulent des 
				précisions. Quand ? Combien de temps ? Pour aller où ? Et aussi 
				: Ce diplôme de plongée est-il indispensable ? Quel diplôme ? 
				Pour quoi faire ? Voilà, voilà, je tiens ma clientèle pour 
				Sébastien, mais ces candidats, il faut qu’ils passent à l’acte.
				(clic : réponse à tous : « Nous vous remercions de l’intérêt 
				manifesté 
				- le diplôme de plongée est exigé par les assurances qui 
				couvrent ce convoyage,  
				- ce diplôme - le niveau 1 suffit qui permet les plongées dans 
				la zone des 5 mètres de profondeur - se passe assez facilement 
				en s’adressant à une école de plongée agréée. Je peux, à titre 
				amical, vous en indiquer une 
				- pour plus de détails sur le projet, voir le site qui va être 
				ouvert prochainement : www.convoyageaumidi.net»)  
				Maintenant, j’étais prise au 
				piège ! Il fallait donc que je l’ouvre, ce site, et que j’y 
				mette un contenu qui accroche mes internautes. Pendant plusieurs 
				jours, je me penche sur une carte détaillée du Canal du Midi 
				éditée en 1996, lorsque ce Canal fut inscrit au Patrimoine 
				Mondial par l’UNESCO. Je rassemble plusieurs idées et je me 
				lance :  
				« La mission comprend plusieurs 
				étapes correspondant à des demandes diverses qui nécessitent 
				toutes de travailler en plongée au fond du canal.  
				- Un premier arrêt est prévu autour de 
				Villefranche-de-Lauragais, à la demande de l’association de 
				pêche locale. Depuis longtemps elle a constaté la présence d’une 
				forte colonie d’écrevisses américaines, à la suite certainement 
				de la chute d’un caisson d’une péniche de transport. Ces 
				écrevisses se sont tellement multipliées qu’elles ont fait 
				disparaître une grande partie des poissons habituels. Un 
				ramassage de ces écrevisses est prévu, ce qui devra entraîner de 
				nombreuses plongées sur toute l’étendue du bief.  
				- Ensuite, au seuil de Naurouze, là où se trouve le bief de 
				partage des eaux entre le versant atlantique et le versant 
				méditerranéen, une sombre histoire de calcul de cubage des eaux 
				oppose les agences de bassin concernées. Il faut faire des 
				relevés topographiques très précis du fond du canal pour 
				attribuer scientifiquement les volumes d’eau qui partent dans 
				chaque sens.  
				- Entre Castelnaudary et Carcassonne, depuis une dizaine 
				d’années, une maladie frappe les platanes qui bordent le canal. 
				Pour l’instant, on n’a trouvé comme solution que l’abattage des 
				arbres touchés par un champignon toxique. Mais comme il y a un 
				grand risque de propagation de cette contamination, ce sont 
				plusieurs kilomètres de berges qui vont perdre ces platanes 
				majestueux. Des scientifiques de l’INRA veulent tester un 
				nouveau procédé de traitement, en inoculant un pesticide 
				approprié dans la partie sous-marine des racines des arbres 
				malades. Il faut donc les dégager au fond du canal pour les 
				soigner.  
				- On arrive ensuite, en prenant le canal de la jonction qui 
				traverse Sallèles d’Aude, à une partie très originale de cette 
				voie d’eau puisque le canal va traverser la rivière Aude, pour 
				devenir ensuite le canal de la Robine. Mais les variations 
				climatiques contemporaines accroissent l’irrégularité très 
				méditerranéenne du débit de l’Aude. Un nouvel ouvrage d’art, une 
				sorte de chaussée de retenue, doit être envisagé. Des relevés 
				topographiques des fonds de toute cette zone sont donc 
				nécessaires.  
				- Enfin, juste avant Port-la-Nouvelle, le canal de la Robine 
				longe l’île Sainte Lucie. Cette île possède le plus ancien port 
				de la côte narbonnaise, fréquenté pendant plus d’un millénaire 
				par les navires grecs, phéniciens, phocéens et romains. Une 
				embarcation de l’époque a été repérée au fond de l’eau, près du 
				roc de St Antoine, et certains spécialistes pensent que des 
				pièces d’antiquité (amphores, monnaies, ..) pourraient être 
				récupérées.  
				Voilà les grandes lignes d’une mission complexe, dont la durée 
				ne peut être clairement définie, tellement les aléas sont 
				nombreux. »  
				Maintenant que le site est 
				renseigné, je reprends ma liste des candidats qui s’allonge tous 
				les jours et leur envoie ce bref message (clic : réponse à 
				tous : « le projet de mission peut être consulté sur le site 
				indiqué dans mon message précédent. Je le rappelle : 
				www.convoyageaumidi.net. »). Il me parait difficile d’en 
				faire plus pour les inciter à passer ce fameux diplôme de 
				plongée.  
				o - O - o 
				 
				Pour le week-end de la Toussaint, 
				je retrouve Sébastien et il me signale un afflux curieux 
				d’inscriptions au stage de plongée. Ce sont des débutants, me 
				dit-il, qui veulent passer assez vite le niveau 1. Mon sourire 
				narquois ne lui échappe pas et je ne peux résister au plaisir de 
				lui avouer mon plan.  
				- Génial, ça a marché, dit-il. Mais comment vas–tu faire 
				ensuite, quand tous ces candidats, qui auront passé le diplôme, 
				te relanceront ?  
				- Je sais, je n’ai pas le choix, mais je viens de recevoir 
				tellement de modèles de réponse qu’il me sera facile d’envoyer 
				le message suivant : (clic : Réponse : « Nous avons bien reçu 
				votre candidature qui a retenu toute notre attention. Mais 
				devant l’afflux des personnes intéressées, nous avons dû faire 
				un choix difficile. Nous sommes au regret de vous indiquer que 
				votre candidature n’a pas été retenue. Nous la gardons toutefois 
				en réserve sur une liste d’attente. Veuillez recevoir… »).  
				Sébastien hoche la tête :  
				- Je vois que tu as vite intégré l’esprit de ce monde 
				impitoyable du marché du travail mais, en ce qui concerne notre 
				club de plongée, je ne peux que te remercier. Peut-être que tu 
				pourras fournir cette initiative comme « expérience 
				professionnelle » dans tes prochaines démarches d’emploi !
				 
				Pour l’instant, j’étais très 
				occupée par ce plan. Toutes les semaines, informés maintenant 
				par le site qui avait été reconnu par des moteurs de recherche, 
				une foule de curieux se manifestait. Je pouvais constater que le 
				Canal du Midi jouissait d’une énorme notoriété, même dans 
				plusieurs pays étrangers.  
				Et un jour, au milieu de tous ces 
				messages, j’en repère un d’un peu spécial : « Nous avons pris 
				connaissance des missions prévues décrites sur le site, et en 
				tant qu’Association des communes riveraines du Canal des deux 
				mers, nous sommes particulièrement intéressés, d’autant plus que 
				nous avons depuis longtemps plusieurs demandes qui pourraient 
				s’insérer dans votre projet :  
				- surveillance des berges en plusieurs endroits menacées par la 
				présence destructrice de ragondins,  
				- déchets suspects échoués au fond du canal dans la traversée de 
				quelques zones urbanisées,  
				- étude demandée par une commune dynamique qui voudrait créer un 
				aquarium subaquatique au fond du canal,  
				- fuite suspecte d’eau dans un bief dont on veut trouver 
				l’origine,  
				- fondations de quelques ouvrages d’art (épanchoirs, déversoirs) 
				qu’il faudrait vérifier,  
				- recherche de canalisations clandestines qui déverseraient au 
				fond du canal des effluents pollués venant de diverses sources.
				 
				Il serait peut-être possible d’associer toutes ces missions. Nous sommes prêts à apporter notre contribution active à ce 
				projet. Tenez-nous au courant ».  
				Aïe ! Mon plan commence à me 
				créer des soucis. Que répondre ? J’essaye la fuite : (clic : 
				réponse « Merci de l’intérêt porté au projet. Malheureusement la 
				péniche qui avait été prévue pour cette mission vient d’être 
				heurtée dans son mouillage et sera difficilement réparée. Nous 
				devons suspendre tout le dispositif prévu. Désolé, car vos 
				nouvelles propositions auraient été très intéressantes à 
				réaliser. »)  
				La semaine suivante, nouveau 
				message de cette association : « Devant vos difficultés, nous 
				avons une proposition à vous faire : nous possédons une péniche 
				(la « Anne-Marie-Pierre ») habituellement utilisée pour des 
				sorties scolaires ou de loisirs sur le canal. Elle n’est plus 
				très jeune, mais encore vaillante. Avec une bonne révision de la 
				carène, à la cale sèche du Port Technique de Ramonville, et un 
				petit coup de peinture, elle pourrait faire l’affaire. Mais pour 
				le financement de ce projet, il nous faut des partenaires. 
				Puisque vous avez déjà des contacts, pouvez-vous nous aider à le 
				faire connaître ? »  
				Dans la foulée, sans trop 
				réfléchir : (Clic : réponse « Pas de problème. Pour faire 
				connaître largement ce projet, je vais écrire une nouvelle : 
				péniche-val.com » !).  
				Texte de Christian Clastres, 
				Ramonville-Saint-Agne (31), 
				2009  | 
             
            
              
                
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				Et en prime, 
				un 
				quatrième texte, celui  de  Hélène 
				Chachignon, 
				Eaubonne (95), 2009 - lauréate 
				lycéenne et également auteur de l'illustration. 
				Le Secret sous les Mèches 
				Bleues 
				 
   
				« Voilà, c’est fait, j’ai 
				placé l’annonce : cherche assistant pour convoyer péniche, 
				diplôme de plongée exigé. »  
				Je m’étirai, satisfaite, et jetai mes pieds sur le bureau, 
				faisant vaciller l’écran digital pendu au mur.  
				« Reste à savoir s’il y a encore des gens qui font de la plongée 
				de nos jours » grésilla une voix.  
				- Rapso…, soupirai-je. Comment se fait-il que tu sois si 
				pessimiste ? J’ai fait une fausse manip’ en te reprogrammant ce 
				matin, ou c’est ta puce qui grille ?  
				Le pauvre androïde en clignota d’indignation, et se mit à 
				cracher quelques bip-bip furieux. 
				Tout cela m’arracha un sourire. 
				J’avais fait l’acquisition de Rapso il y avait maintenant cinq 
				ans, et malgré cela, la même scène se répétait tous les jours. 
				Il faisait des remarques, je le contredisais, il se vexait. Le 
				pire étant que j’étais consciente de mon tort. Le malheureux ! 
				Je n’étais sûrement pas le genre de propriétaire qu’il aurait 
				voulu avoir. Mais bon, les choses étaient comme elles étaient, 
				il ne servait à rien de ressasser le passé. - D’accord, 
				d’accord, tu as raison, repris-je, tentant de désenvenimer la 
				situation. Avec les disques lumineux à vision aquatique dont ils 
				ont parsemé les canaux de la ville, je t’accorde qu’il n’y a 
				plus beaucoup de gens qui s’embêtent à passer un diplôme de 
				plongée. Rapso ne prit pas la peine de me répondre. Cependant, 
				je crus voir ses voyants se teinter très légèrement de bleu, ce 
				qui signifiait habituellement qu’il était heureux. Au moins, le 
				conflit était réglé.  
				Je me levai à mon tour, et 
				appuyai sur le bouton de rétrécissement de mon siège, afin de le 
				ranger sous la planche d’aluminium qui me servait de bureau. Je 
				promenai mon regard le long des murs recouverts d’inox. A 
				première vue, rien d’anormal. Seulement, je devais me méfier des 
				« premières vues ». Cette pièce était un deuxième moi, contenait 
				tous mes secrets. Mon secret. Ou plutôt les plans qui y 
				conduisaient, et toute la documentation le concernant. 
				J’enclenchai ma vision digitale et scannai minutieusement chaque 
				centimètre carré des murs. Rien. Pas la moindre caméra-espion, 
				pas le moindre micro dissimulé, pas de virus électronique prêt à 
				se jeter sur les précieux circuits de ma base de donnée. « Comme 
				d’habitude » murmurai-je, dans un souffle. Je quittai la pièce, 
				prenant bien soin de verrouiller la porte et d’enclencher le 
				système de sécurité. Si quelqu’un découvrait mon secret… Non. Ce 
				secret, je l’avais chéri, je l’avais cultivé, je l’avais vu 
				grandir en moi. Impossible. Personne ne mettrait la main dessus. 
				Je paramétrai un code d’accès supplémentaire, et doublai le 
				nombre de faisceaux-alarme balayant la zone. Je me devais d’être 
				prudente.  
				o - O - o  
				Isolé dans la bulle 
				auto-chauffante d’un banc public, un homme parcourait 
				distraitement la rubrique des petites annonces du journal 
				numérique de la ville. Avachi contre le dossier, il laissait 
				négligemment courir son index le long de l’écran holographique 
				qui grésillait devant lui, déroulant une multitude de petits 
				paragraphes vantant les mérites d’un quelconque appareil, 
				suppliant les lecteurs d’en vendre un autre... Il s’apprêtait à 
				laisser là sa lecture, quand un mot capta son attention. « 
				Péniche… » murmura-t-il tout bas. Alors comme ça, ces vieux 
				bateaux étaient encore utilisés ? Et, en plus de cela, 
				l’expéditeur de l’annonce exigeait un diplôme de plongée… 
				Intrigant !... Oui, c’était tout à fait ça. Intrigant… L’homme 
				esquissa un sourire, faisant perler du sang au coin de ses 
				lèvres gercées. Il se leva, dépliant son impressionnante 
				carcasse, et passa sa main dans ses cheveux striés de blanc. Il 
				n’était peut-être plus tout jeune, et certainement plus aussi 
				athlétique qu’autrefois, mais son intrépidité était restée 
				intacte. Son âme d’aventurier brûlait toujours au fond de lui. 
				Et puis il avait envie de s’amuser un peu. Tellement envie.
				 
				o - O - o  
				« Ça a marché, ça a marché ! » Je 
				souriais, triomphante. En toute honnêteté, j’étais presque 
				surprise qu’on m’ait répondu, et si vite, qui plus est. 
				Cependant, je ne devais pas être trop enthousiaste. L’individu 
				qui m’avait joint par visio-communication avait refusé de me 
				livrer les informations qui m’étaient nécessaires pour décider 
				de son embauche. Je ne connaissais ni son âge, ni son nom, ni 
				ses qualifications. Pas même son visage, qu’il avait dissimulé 
				sous le large bord d’un chapeau marron. Il – sa voix était trop 
				grave pour qu’il s’agisse d’une femme – avait insisté pour me 
				rencontrer le plus vite possible. On aurait presque cru que 
				c’était lui qui allait décider s’il me prenait comme employeur, 
				et non l’inverse. J’avais hâte de le rencontrer.  
				Il m’avait donné rendez vous sur 
				le Pont T72, dans la zone nord de la ville. Ce pont était récent 
				: il avait été construit au moment ou les disques lumineux à 
				vision aquatique avaient été disséminés dans la ville. 
				Entièrement taillé dans une nouvelle variété de plastique 
				translucide, certains le décrivaient comme une œuvre d’art. 
				Personnellement, je le trouvais simplement laid. Cependant, 
				c’était un lieu intéressant. Oui, un lieu intéressant, pour une 
				rencontre intéressante.  
				Par paresse, j’avais décidé de 
				m’offrir le luxe de la téléportation. Le sas de transport 
				m’avait mené au centre marchand de la zone nord, ne me laissant 
				qu’une centaine de mètres à parcourir pour arriver à notre point 
				de rendez vous. Une fois arrivée au pied du pont, j’enclenchai 
				ma vision infrarouge. Après tout, je ne connaissais rien de cet 
				homme. Et même s’il n’était pas censé en savoir plus sur moi que 
				moi sur lui, je voulais être sûre. Sure qu’il ne portait pas 
				d’armes, qu’il ne possédait pas d’émetteur, ou d’autres gadgets 
				localisables.  
				Il fut facile à repérer. Le vent 
				soufflait de toutes ses forces, secouant passants et arbres. Peu 
				de gens osaient s’aventurer sur un échafaudage aussi instable et 
				frêle que ce pont dans des conditions pareilles. Personnes sauf 
				lui. Je scannai sa silhouette plusieurs fois, mais rien n’attira 
				mon attention. Il ne portait aucune trace de métal sur lui, 
				excepté ce petit point au creux de sa bouche. Cela m’intrigua 
				quelques instants, avant que je réalise après zoom que c’était 
				simplement une fausse dent. Parfait.  
				La première réaction que je lus 
				dans son regard fut la surprise. Puis ce fut le doute qui 
				s’imprima dans les sillons de son visage. Je me retenais de 
				sourire. Comme toujours, ma petite taille, mon visage 
				parfaitement lisse, et mes folles mèches bleues rebutaient 
				légèrement mes interlocuteurs. Je sentis qu’il était sur le 
				point de m’interroger, mais ne lui en laissai pas le temps : « 
				Cellules de rajeunissement cutané. » Pieux mensonge. Cependant, 
				c’était nécessaire. Personne n’aurait accepté de se faire 
				embaucher par une pauvre gamine de quinze ans, après tout. Il 
				eut l’air perplexe un moment puis grommela quelque chose que je 
				ne réussis pas à entendre.  
				Quelques secondes s’écoulèrent 
				lentement. L’autre me jaugeait de ses yeux pâles. Je détournai 
				les yeux et coupai court à ce duel oculaire.  
				- Ecoutez, je vais être directe. J’ai…disons, un secret. 
				Cependant, j’ai décidé qu’il était temps de le révéler au grand 
				jour. Pour cela, j’ai besoin d’aide, vous le savez, et vous êtes 
				intéressé, puisque vous vous trouvez devant moi. Si vous êtes 
				réellement décidé à me suivre, nous partons tout de suite. 
				Sinon, passez votre chemin, je ferai de même, et nous effacerons 
				cette rencontre de notre mémoire. 
				Cette fois, bien campée sur mes jambes, je 
				n’essayai pas de me dérober à son regard inquisiteur. 
				 
				Je ne saurai dire combien de 
				temps nous sommes restés là, à nous dévisager mutuellement. Ses 
				yeux clairs dans le noir de mes pupilles. C’était une expérience 
				assez dérangeante. Finalement, alors que j’allais céder, il 
				baissa le regard, sourcils froncés, puis s’éloigna de quelques 
				pas. J’eus un pauvre sourire, et tournai les talons. Sa voix 
				rauque m’arrêta alors que je n’avais pas fait deux mètres :  
				- Où 
				est la péniche ?  
				Je me retournai, faisant valser dans le vent 
				ces longues mèches bleues qui rebutaient tant de monde.  
				- Dock 
				46, zone extrême-Est. Je vous offre la téléportation ? 
				 
				Nous avons marché, en silence 
				d’abord, puis il avait consenti à me livrer quelques 
				informations sur lui. Il s’appelait Beck. C’était un prénom 
				qu’il avait toujours aimé, avait-il dit, et c’est pour ça qu’il 
				l’avait choisi. Il ne connaissait ni sa famille, ni son nom. 
				Dans sa jeunesse, il était un chasseur de chimères renommé. 
				Aucune monstruosité de la nature ne lui avait jamais résisté. Ce 
				détail m’avait fait sourciller, mais je m’étais vite reprise.
				 
				Ses prunelles fatiguées s’étaient 
				illuminées quand il avait vu la péniche. Il avait caressé la 
				coque du bout des doigts, presque comme si c’était une femme. Je 
				ne pus m’empêcher de penser que nous formions un couple bien 
				étrange.  
				Il y avait très peu de courant, 
				ce soir là. Seul notre déplacement troublait la surface 
				étincelante de l’eau. J’avais laissé Beck à la barre, vu qu’il 
				avait visiblement beaucoup d’expérience dans ce domaine. 
				Accoudée à la rambarde, je regardais le soleil se refléter dans 
				l’eau. Des nuages gris et cotonneux se profilaient à l’Ouest. Un 
				sourire se dessina au creux de ma joue. Ils étaient nombreux à 
				fleurir, ces temps-ci. Je me détournai et allai voir mon nouvel 
				associé.  
				Je le trouvai debout, regardant 
				droit devant lui. Il me jeta un regard furtif, puis fixa de 
				nouveau l’horizon. Etrange façon de dire qu’il était disposé à 
				m’écouter. Je commençai donc mon récit :  
				- Mon histoire commence comme toutes les autres. Deux chercheurs 
				en architecture ont simplement fait leur travail, et sont tombés 
				par hasard sur un plan menant à des vestiges des Anciennes 
				Républiques. Vous savez, ce temps lointain où la technologie 
				était si peu développée. Jusque là, rien d’extraordinaire, il 
				est vrai. Cependant, ces recherches ont soudainement beaucoup 
				intéressé des agences gouvernementales et autres organisations 
				confidentielles. Au point qu’on envoie des agents leur retirer 
				leurs recherches. Chose qu’ils ont fait de manière quelque peu 
				violente… L’un des deux experts a été tué, et ce assez 
				sauvagement. L’autre s’est enfui, emportant les plans, et s’est 
				caché, pendant des années. 
				Il y eut un moment de silence. On 
				entendit seulement le souffle du vent, portant les nuages gris 
				que j’avais vus tout à l’heure.  
				- Vous êtes ce savant, non ?, 
				lâcha brutalement Beck.  
				C’était exactement ce qu’il devait dire. 
				Je répondis du tac au tac :  
				- Exact. C’est à cause de cette 
				histoire que je me suis fait implanter des cellules de 
				rajeunissement cutané, et que j’ai teint mes cheveux. Seulement, 
				maintenant, je pense qu’il est temps de découvrir ce que ces 
				chiens du gouvernement se sont minutieusement affairés à cacher 
				pendant tant d’années. Il se peut que cela amène à des 
				conséquences politiques monumentales, mais j’ai fait trop de 
				sacrifices pour m’arrêter là. Mon… mon ami a perdu la vie pour 
				cela.  
				Je laissai couler une larme le long de ma joue. Cela ne 
				serait que plus convaincant. Le silence s’installa de nouveau.
				 
				Beck stoppa les moteurs. Je 
				frissonnai. Ça y est, nous étions arrivés. Le canal nous avait 
				mené jusqu’à une sorte d’étang, coincé entre deux falaises de 
				calcaire abruptes, mais peu hautes, le long desquelles coulaient 
				du lierre et des lianes entremêlées. L’eau était claire, mais 
				pas assez pour permettre d'apercevoir le fond.  
				Je retirai ma jupe et dégrafai 
				mon bustier. Beck arriva à ce moment là, et jeta un regard 
				sceptique à la micro-combinaison de néoprène gris que je portais 
				sous mes vêtements.  
				- L’eau est à moins douze degrés, 
				grogna-t-il d’un ton bourru. Ce n’est pas ce genre de maillot 
				qui te protégera de l’hypothermie.  
				J’éclatai de rire. Ce n’était 
				pas vraiment drôle, et surtout, ce n’était pas le moment, mais 
				je ne pus m’en empêcher. Les falaises se mirent à chanter, 
				répercutant ce son à l’infini. Je me mis à regretter. Juste un 
				peu.  
				Nous avions enfilé de fines 
				combinaisons noires en fibres dermo-chauffantes, et chaussé des 
				chaussures aquatiques munies de minuscules hélices. Beck fixa ma 
				bouteille d’oxygène à forme modulable sur mon dos, et entreprit 
				de la rendre la plus plate et la moins gênante possible. Pendant 
				ce temps, je paramétrai nos casques à oxygène, et branchai les 
				tuyaux respiratoires.  
				Nous étions prêts. Je 
				ré-expliquai le plan à Beck un énième fois : il suffisait de 
				descendre, et de descendre encore, jusqu’à arriver au fond. 
				Alors, il nous faudrait longer la falaise et en écarter racines 
				pourries et algues jusqu’à trouver une cavité creusée 
				profondément dans la roche. Alors nous aurions atteint les 
				Ruines.  
				Même si Beck m’avait prévenue, la 
				température de l’eau me fit un choc. Je sentis le froid attaquer 
				violemment tout mon corps, me paralysant presque. Je réagis 
				quand il atteignit ma tête : mon cerveau, qui semblait s’être 
				arrêté, se mit à fonctionner à plein régime. Je baissai les yeux 
				vers mon poignet, et tapotai sur les touches imperméables 
				permettant de régler la température de ma combinaison, rajoutant 
				généreusement une dizaine de degrés. Il était l’heure. 
				 
				o - O - o  
				Beck se trouvait derrière la 
				fille quand cela arriva. Ils étaient arrivés au fond, et elle 
				avait déjà commencé à dégager les parois de calcaire, tandis que 
				lui contemplait silencieusement le paysage sous-marin. Il y eut 
				soudain un souffle d’air titanesque, et l’adolescente – il 
				n’arrivait pas à se faire au fait qu’elle était adulte – fut 
				aspirée en avant, percutant la roche. Sa tête roula sur son 
				épaule.  
				Ne surtout pas paniquer. Beck 
				s’avança doucement, propulsé par les hélices fixées à ses 
				talons. Il était tout proche, et tendait les bras pour saisir 
				ses épaules, quand une violente lumière l’aveugla. Juste une 
				seconde. Une seconde de trop ! La jeune fille disparut dans la 
				gueule d’un énorme monstre.  
				Beck s’immobilisa, pétrifié. Ce 
				qui se tenait devant lui, flottant indolemment dans l’eau 
				claire, ses écailles noires étincelant dans le soleil, 
				ressemblait fort à un Antigon, ce légendaire dragon aquatique. 
				Seulement, c’était impossible. Cette espèce était éteinte depuis 
				bien trop longtemps. Comment… La bête ne le laissa pas réfléchir 
				plus longtemps. Ondulant à toute vitesse, elle se précipita sur 
				lui, griffes en avant.  
				Sa tête était lourde, et son 
				flanc ouvert. Beck ouvrit tout de même les yeux. Malgré sa 
				détermination, il n’avait pu éviter l’Antigon. Stupides réflexes 
				rouillés. Beck n’avait pas vraiment peur de la mort. Il était 
				arrivé à son terme, et il le savait. Cependant, la facilité avec 
				laquelle la vie de la fille aux cheveux bleus s’était évaporée 
				lui avait retourné l’estomac. Seulement il n’avait rien pu 
				faire, et ne le pourrait plus.  
				L’eau était rouge autour de lui. 
				Il leva les yeux une dernière fois, pour voir la lumière, pour 
				voir la mort en face. L’Antigon était là, au dessus. Sur sa 
				large tête aux yeux jaunes, la fille aux cheveux bleus souriait. 
				Stupéfaction. Incompréhension. Il aurait voulu crier, mais 
				c’était trop tard, la gueule du monstre s’était déjà refermée 
				sur lui.  
				o - O - o  
				Je caressai doucement le large 
				front de mon majestueux Antigon. Encore une fois, un malheureux 
				était tombé dans mes filets, encore une fois mon mensonge 
				stupide avait ému. Et encore une fois, un idiot avait nourri mon 
				Miré, aux écailles brillantes et aux crocs acérés. Je murmurai 
				doucement, me laissant bercer par les courants. « Miré… Mon 
				secret..."  | 
             
            
              
                
                 
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