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  Association des bibliothèques du Sicoval

Le Lecteur du Val - 1, route de Pompertuzat - 31450 DEYME - Tél. 05.61.00.51.16
Nouvelles à lire : concours 2010


"L'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique..."

Cheftaine en colère

L’objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique. Il aurait pu y rester longtemps, sans perturber les filles de notre petite colonie mais, bien entendu, il a fallu que la pimbêche passe par là et le découvre. Parfois je me demande ce qu’on a bien pu faire au bon Dieu pour mériter ça. Avec n’importe qui d’autre, on s’en serait sorti avec un gloussement, un commentaire désabusé, une boutade. Avec elle, l’ineffable, celle qui d’un incident fait une affaire d’état, on a droit au drame, au scandale, à l’émeute. Au cirque. C’est exaspérant. Comment voulez-vous tenir une équipe avec des éléments pareils ? Solidariser un groupe, éduquer ? Elle sape jusqu’à mon autorité de cheftaine. Et ma patience.

Et voilà que je m’avance, que je penche la tête, que je regarde d’un œil, le gauche, ça me donne l’air intelligent. Puis je me recule soudain, comme si l’objet menaçait de me sauter dessus. Je glousse et piaille bien sûr, afin que tout le monde sache qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire et que j’en suis le centre. En d’autres termes, en criant « venez voir ! ». Venez me voir dans mon show. Voilà que je fais front à nouveau, toute seule encore et brave comme on ne l’est pas, avec un courage que tout le monde se doit de remarquer. Et je regarde toujours, de l’œil droit cette fois. Comme si, en changeant d’angle, j’allais découvrir la nature de l’objet, la raison de sa présence, sa dangerosité ou son caractère inoffensif. Et je m’ébroue, je sautille, je lève la tête au ciel. Ah ! vite, venez tous autour de moi, je me donne en spectacle, que ce ne soit pas pour rien !

Je la tuerais, cette écervelée, cette dinde ! On dirait vraiment une poule qui a trouvé un couteau. Et qui serait fière de ce rôle d’idiote, en plus. C’est à désespérer de la race. Comment voulez-vous que quelque chose change un jour, qu’on évolue, avec des spécimens pareils ?

Bien entendu ce qui doit arriver arrive, adieu la tranquillité ! La belle journée d’été campagnard est foutue. Toute la colonie est en émoi. On se précipite en foule, à commencer par Victor, notre « homme à tout faire », notre coq du village, que dis-je du village ? du pays tout entier, oui. Ah ! celui-là, il n’en rate pas une non plus. Et puis, la pimbêche qui l’appelle, ce n’est pas tous les jours. Elle fait plutôt sa fière d’habitude, le snobant. L’étoile et le bouseux… Mais là, elle crie, « venez voir ! ». C’est une sorte d’appel au secours, non ? Et c’est quand même lui, le mâle par excellence. Celui qui a besoin de trois accents circonflexes au moins pour qu’on n’en doute pas, en plus du roulement des mécaniques. Le mâââle ! Je dois dire qu’il n’a pas à se forcer pour arriver en tête : il est le seul ici. Le rôle est facile et beau, mais ça ne l’empêche pas de porter ses glandes à la place du cerveau et d’avancer comme s’il avait terrassé une armée de rivaux. Lui aussi, il me fait désespérer de la race. L’exact opposé de la pimbêche mais tout aussi à tuer qu’elle. Je m’en veux de ces idées de meurtre, mais je n’en peux plus de prendre sur moi.

L’occasion est trop belle, il en profite. La ravissante idiote qui l’appelle et les filles qui accourent. Tout son monde est là. C’est idéal. Il parade. Un paon qui fait la roue. Poussez vous que j’arrive, laissez-moi faire, je m’occupe de tout ! Ecartez-vous, c’est peut-être dangereux. Si quelqu’un doit être blessé, c’est moi. Pas la peine que vous preniez des risques. Je maîtrise…

Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux que je sois morte plutôt que d’entendre de pareilles inepties. Elles m’appellent la mère poule ou la ronchon, la sage aussi, à cause de mon expérience. Mais je crois que toute ma sagesse se change en désespoir quand je vois ça. J’ai de moins en moins envie d’être la caution morale du groupe, la référence. La responsable. Qu’on me laisse en paix ! Qu’on se débrouille sans moi !

Mais non, le cirque continue. Les deux vedettes sont en place, qui se disputent le beau rôle. Et toute la cour est là, qui compte les points. Pas une pour sauver l’autre ! Pas une qui passerait son chemin après avoir jeté un regard à la chose qui n’en mérite pas davantage. Des moutons ! Des dindes ! Des écervelées. Quand je serai partie, je me demande qui leur évitera de foncer systématiquement tête première dans le mur. Remarquez… pour ce qu’elles valent… Pourquoi diable ne puis-je me contenter du bon temps présent ? Pourquoi faut-il toujours que j’espère ? Que je porte le poids du monde sur le dos ? Je suis lasse, si lasse…

Voilà notre Victor qui chante victoire. Je me demande quelle explication il peut bien donner. Une stupidité bien enrobée, comme toujours. Qui n’a pas l’air de convaincre, à ce que je vois. On continue à étudier la chose et la pimbêche ne lâche pas le morceau. Et vas-y que je caquette, que je glousse, que je me hausse du col et que je pérore ! Comme si on pouvait croire un mot de ce qui fuit de ce cerveau vide ! Tiens ! la petite rousse qui lui répond. Qui la contre, manifestement. Ça ne va pas plaire à la reine du monde ! Elle me plaît bien, cette petite. C’est loin d’être une tête de linotte. Dommage qu’elle se laisse trop influencer. Ah ! La voilà qui vient me chercher pour que je donne mon avis. Que je règle la question, encore une fois. C’est gentil de penser à moi mais je m’en passerais, de leurs idioties. Allez ! Jouons encore notre rôle d’ancêtre pleine de sagesse. Allons voir, allons calmer le jeu. Et clouer quelques becs.

Je me hâte avec une lenteur étudiée pour traverser le pré et descendre dans le chemin qui contourne les bâtiments. Il est bon de rappeler, de quelque façon que ce soit et le comportement en est une, qui est la tête pensante ici. Et il n’est pas mauvais non plus de se faire attendre et de jouer à la star qui descend le grand escalier. Tout le monde me regarde, c’est agréable à constater. - Alors, que se passe-t-il qui vous met dans ces états ? Les réponses fusent de tous côtés. Je fais taire. Victor continue quand même. Et la pimbêche. Ni l’un ni l’autre ne veut céder la première place. Ce qu’ils peuvent m’agacer, avec leur prétention ! Et leurs explications crétines. Un seul coup d’œil et j’ai compris de quoi il s’agissait. Je n’ai pas de mérite, l’ancienneté me vaut une expérience que tous ces jeunes ne peuvent avoir. Mais la modestie quand même, ce n’est pas une question d’âge ! L’humilité. La simplicité. Reconnaître qu’on ne sait pas. Demander. Apprendre. S’élever, ou essayer. Mais non… Au lieu de ça, ils inventent. Ils se glorifient. La jeunesse n’explique pas tout. Et ne justifie pas l’arrogance. Voilà que la pimbêche veut m’en remontrer ! Alors là, ma petite, tu vas trouver à qui parler ! Elle me croit ramollie. Je vais te la clouer au sol, la Sainte-nitouche !
- Arrête d’aligner les idioties comme d’autres les perles !
Stupéfaction générale. Silence. Je savoure et fais durer le suspense. Mon plaisir aussi.
- Ce que tu vois là, pauvre ignare, c’est un couteau. Le couteau pointu de la fermière. Et sais-tu à quoi il sert, ce couteau qui brille ? Sais-tu où tu le reverras un jour ?
Je m’enflamme. J’ai haussé le ton. Je me dresse sur mes ergots.
- C’est planté dans ton cou, que tu le verras, pauvre écervelée ! Et ce que tu prends pour du jus de fraise sur la lame, c’est le sang de ta copine qu’on est venue chercher tout à l’heure et qui a tant crié. Ah ! tu étais bien contente que ça tombe sur elle, que ce soit elle et non toi que la fermière emporte. Mais ton tour viendra, ne crois pas le contraire. Tes belles plumes ne te sauveront pas.
J’assène. Je martèle.
- Tu n’y échapperas pas. Aucune n’y échappera. On est là pour ça. Pour engraisser et être mangées. Oui, même celles qu’on garde, comme moi, pour les œufs. Un jour vient où on préfère les remplacer par des jeunes qui produisent davantage. Vous êtes toutes condamnées et c’est ce couteau qui vous tuera. La fermière l’a jeté par mégarde en même temps que les déchets de votre sœur que vous vous êtes disputés. Dont vous vous êtes régalées ! Cannibales !
Je hurle à leurs têtes médusées ces vérités qu’elles font tout pour occulter. Je me régale de les terrasser de peur, d’effroi. La mort en face, je leur fais regarder ! Tout le monde s’égaille vite. Si elles étaient autruches elles fourreraient la tête dans le sol afin d’effacer tout en ne voyant plus rien. Elles ne sont que poules, elles la glissent sous l’aile.
- Vous y passerez toutes. Vous n’êtes là que pour ça. Et vous ne savez même pas reconnaître l’instrument qui vous saignera ! Bande d’idiotes bonnes à tuer. Poules mouillées ! On va vous farcir et ce sera bien fait.

Ah ! Mon dieu, que c’est bon de se défouler. J’ai de la place tout à coup. Tout le monde a fui. Même le Victor. Il n’a pas supporté que je le traite de coq au vin en puissance. Et encore moins que je lui apprenne comment seront cuisinés ses précieux rognons blancs ! Le pauvre, j’ai honte, il va en faire une maladie. Mais aussi, elles n’ont qu’à réagir ! Il n’y a pas de clôture chez nous. Il suffit de quitter la cour, de traverser le pré, de s’enfoncer dans le bois et à nous la liberté ! Ah ! oui… Le renard... Eh bien oui, le renard. Mais je crois bien que je préfère les canines du renard à la lame de ce couteau.
- Ciao les filles ! Ciao Victor ! Je me tire. Pour les quelques jours, ou les quelques heures, qui me restent, je vais me promener. Je dirai bonjour au renard pour vous.

Tout le monde me regarde de loin, médusé. Telle une reine qui abdique, drapée de dignité fatale, je traverse lentement le pré et monte vers le bois dans lequel aucune patte ne s’aventure jamais. Sauf les miennes. J’ai souvenir que, jeune mère en puissance, j’avais préféré couver mes œufs dans le creux des racines d’un arbre et revenir à la ferme une fois mes poussins éclos. La fermière en avait poussé des cris de surprise et de joie. Je crois bien que cet exploit m’a valu de vivre plus longtemps que mes sœurs de promotion.

Je me paie une promenade en pays de nostalgie, juste pour faire réfléchir la troupe soumise. Leur faire peur. Et peut-être prendre conscience. Mais je ne rêve pas. La révolution aviaire n’est pas pour demain. Et je sais bien qu’avant la nuit je reviendrai me mettre à l’abri des dents du renard dans le poulailler où, un jour, pas très lointain maintenant, la fermière me saisira par les pattes et les ailes et m’emportera dans le hangar où elle me plantera le couteau dans le cou. Le couteau… cet objet gisant au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique… 

Texte de Serge Calmels, Argelès-sur-Mer (66), 2010


Une symphonie pastorale

L'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... En fait, c'est son chant que j'avais d'abord perçu. Quelques mesures de la symphonie pastorale qui se répétaient en boucle… Comme un chant d'oiseau et d'espérance dans le paysage encore intact, mais muet. Et, d'un coup, ce téléphone portable, en plein centre du chemin, et que le soleil faisait étinceler. Et cette mélodie qui s'arrêta net dès que je le saisis... Je le considérai attentivement, le retournai dans ma main avant de déclencher la touche rappel. Cet objet familier voilà encore quelques jours, placé à mes pieds aujourd’hui, semblait comme un signal. Pourtant, répondre me parut une indiscrétion. "Sans doute les premiers effets d'une déshydratation, pensai-je, se font-ils sentir : je délire." La phrase qui avait traversé mon esprit en apercevant le téléphone me revint : "l'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique". .. En tant qu'aspirant-écrivain, j'étais accoutumé à voir ainsi surgir des formules faciles et souvent trompeuses quant à leur intérêt, et je m'attardai un instant sur ce terme d'"objet gisant", parfaitement grotesque. Sans doute m'avait-il été inspiré par tous ces cadavres étendus, hommes et animaux unis dans le silence et les odeurs de mort avancée, où même les respirations légères du vent n'étaient plus qu' haleines putrides. Images de gisants pétrifiés, mais recroquevillés, tordus sur eux-mêmes, qui se multipliaient sur mon chemin.

Je m'assis sur le talus voisin afin de boire un peu. Ma provision de jus de fruits s'épuisait. Je devais rejoindre un lieu où trouver à boire. Le virus avait été essaimé dans toutes les installations d'épuration d'eau accessibles rendant les villes inhabitables, et manifestement les gens ne savaient comment répondre à cette attaque. Pour l'instant, les eaux embouteillées avaient été réquisitionnées pour les personnalités "légitimes".

Il fallait entendre par là les "responsables de la chose publique" : politiques, techniciens d’agences et d’équipements dédiés, pompes funèbres et apparentés, tous ceux qui avaient un rôle dans le combat contre l'empoisonnement, qui prétendaient concourir à des solutions possibles, ou qui informaient, traitaient ou faisaient semblant ...

Les autres, les humbles comme moi, les démunis, nous errions à la recherche de ruisseaux épargnés, issus de nappes ou de glaciers, et les sentiers allant vers les montagnes se retrouvaient progressivement l'objet d'une fréquentation intense de gens épuisés, mais continuant d'engager toutes leurs forces dans des courses éperdues, plus ou moins bien équipés, en chasse de ressources éventuelles, au hasard, y compris de magasins vite dévalisés.

Mais voilà que le téléphone se remettait à m’adresser cette mélodie qui avait évoqué si longtemps et pour autant de gens un paysage « bucolique »…Il fallait rompre le charme.

Je « décrochai ».
« Allo ? dit une voix féminine, quasi inaudible, vous avez retrouvé mon téléphone, où est-il ? Où êtes-vous ?"
J’aurais dû m’en douter ! Rien que de très banal. Voilà quelques jours, je n’aurais pas été étonné d'un tel enchaînement. Aujourd’hui, tout me surprenait, même d'avoir quelqu'un "en ligne".
"Bonjour, dis-je. Je m’appelle Abel.
Il y eut un silence.
- Ah, oui, pardon reprit la voix, toujours mal assurée. Je m’appelle Marie. J’ai tous les numéros de téléphone de mes amis et de ma famille sur mon portable. Je l’ai perdu en sortant de chez moi, ou presque… Je voudrais savoir s’ils sont vivants, où ils vont, où ils sont. Je vous en prie ou puis-je vous rejoindre ?
- Je suis à l’Aldret, sur le sentier dit des chardons, et je vais vers le Mont des Ayguïs.
- Je suis à trois kilomètres à peu près en amont de vous. Je vous attends si vous voulez bien."

Si je le voulais ! Echanger avec quelqu’un me paraissait presque aussi indispensable à présent que boire.

Je croisais bien des inconnus, certains me doublaient, seuls ou en groupes, pressés, comme persuadés qu’il n’y aurait pas assez d’eau pour tous. J'avais même l'impression qu'ils m'évitaient. Nous serions concurrents, me disais-je ? Peut-être avaient-ils raison. Moi, je hâtai le pas pour rejoindre mon interlocutrice. Je me mis à les dépasser.

Moins d’une demi-heure après, je la devinai. Son regard cherchait celui qui allait lui permettre de retrouver rapidement ceux qu’elle aimait, de savoir ce qu’ils devenaient, de n’être plus seule pour affronter ce qui n’avait pas encore de nom …

Je lui tendis le téléphone que je n’avais pas lâché. Elle le saisit vivement, chercha dans son répertoire, et lança un appel. Je comptais les sonneries, je suppliais intérieurement cet homme ou cette femme au loin, de répondre, vite.

Je voyais le visage fatigué se creuser de plus en plus, avant qu’elle n’abandonne.
« Personne » dit-elle.
Elle recommença, trois, quatre fois peut-être. Je ne savais pas si c’étaient des personnes différentes ou toujours la même qu’elle interpellait ainsi. Quel amour, quelle affection les liait. Ce que j'entendais, c’est la fêlure dans la voix. Ce que j’ai vu c’est le regard qui vacillait légèrement. « Personne, a t’elle répété ». J’ai dit : « ça ne prouve rien ». Elle a dit « non, bien sûr ».

Ni l’un ni l’autre nous ne croyions ce que nous disions. Nous ne croyions pas non plus le contraire. Tout était en suspens, nous aussi.

Moi, je savais que j’étais seul. J’étudiais en ville depuis huit jours à peine. Rien ni personne ne me retenait plus dans mon pays, alors j’avais décidé de venir me perfectionner en français, d'écrire un roman peut-être, avec un poste de serveur trouvé sur internet pour gagner ma vie. Je n’avais pas eu le temps de nouer des relations.

La veille, je m’étais couché vers deux heures du matin, et levé vers midi. En me réveillant, j'avais tout pris d'un coup en plein visage en ouvrant les volets et en mettant la télévision. Cela ne demandait aucune réflexion : le temps de faire un sac à dos, d’y charger les jus de fruits qui traînaient dans le frigo, et de prendre un anorak bien chaud, et j’étais parti.

C’est seulement sur la route que je découvris peu à peu la réalité. Le silence et les pleurs, les pleurs dans le silence ; les morts, les gens qui fuient la ville, funèbre exode, en groupes, en famille, en voitures, en vélo, à pied.

Des morts, des morts, des morts. Pendant des heures, pendant que je dormais. Et tout de suite, l’eau en accusation, et la ville qui se vide des vivants, sans savoir où ils vont vraiment. Etre les premiers dans un lieu ou l’eau potable est assurée. Se protéger, protéger les leurs, leurs enfants. Occuper des lieux, des chambres d’hôtels, des gîtes, des maisons, des étables, des églises. Puis voir. Plus tard. Pouvoir attendre. Evaluer la situation.

J’étais seul. Elle était seule. Nous étions deux.

Je lui tendis la main et je me présentai à nouveau : « Abel ». Elle me regarda prenant doucement la mienne : « Marie ». Elle était défaite. Sans doute était-elle aussi partie à la hâte. Elle avait froid. « Trop peu couverte » pensai-je en l’enveloppant de mon anorak ; « trop seule aussi à présent » pensai-je, et je pris ses cinquante ans par le bras pour avancer ensemble, se sauver ensemble. Ce furent plusieurs heures de marche en silence.

Le long du ruisseau du Mont Ayguîs, nous vîmes les gens qui s’agglutinaient, buvaient, remplissaient des bouteilles, cherchaient à se loger pour la nuit. Les habitants ouvraient leurs maisons aux enfants ; leurs étables, leurs greniers et leurs remises aux autres. Animaux et humains se lovaient dans leur chaleur commune. Nous nous sommes entassés avec eux tous, épuisés, harassés, endormis dans les bruits des radios qui débitaient des catastrophismes imprécis, des analyses surréalistes, mais ensemble comme mère et fils, comme deux frères orphelins, jusqu’au petit jour.

Jour après jour, la situation évolua rapidement. Il fut clair que les morts étaient innombrables, au point que les douleurs se neutralisaient les unes les autres. Il fallut s’organiser : les villes se trouvèrent vidées pour un temps indéterminé. Les gens se regroupaient auprès des sources et autres approvisionnements directs ou s’exilaient dans les autres pays non agressés. Le plus dur, ce ne fut peut-être pas l’attaque et ses dégâts, mais plutôt les émeutes qui s’ensuivirent. Les hommes se donnent bonne conscience avec cette idée que les guerres et les crises déclenchent des solidarités et de l’espérance dans la nature humaine. La réalité fut toute autre : prises de pouvoir ou de possessions par la force, vols, pillages, marchés clandestins et assassinats se multiplièrent pendant plusieurs semaines.

Marie ne retrouva aucun proche. Dans une société bouleversée et agressive, je décidai de m’expatrier : j’envisageai rapidement de retourner dans mon pays où je pouvais retrouver des repères. J’expliquai ma décision à Marie. Elle pleura. Je ne pus que lui proposer de venir avec moi pour construire une vie ailleurs. Je sentais bien que, vu nos âges, ces mots ne résonnaient pas de la même façon pour elle et pour moi. Mais j’avais pris la décision : nous irions ensemble. J’avais besoin de Marie. Cette relation était devenue intense, portée par une situation exceptionnelle. Nous nous soutenions selon les moments et cheminions comme deux grands blessés. Je lui expliquai. Elle accepta. Nous avons pu faire quelques provisions d’eau à prix d’or ; nous sommes allés rechercher sa voiture. J'ai pris un CD de la Symphonie pastorale…Pour la route. Nous avons rassemblé quelques affaires et nous nous sommes dirigés vers la frontière.

Les frontières étaient bloquées. Des centaines de personnes s'y pressaient, s'écrasaient contre des grillages en cours d'installation. D'anciens immigrés essayaient de faire valoir des droits qu'ils avaient tenté de faire oublier il y a quelques semaines encore. Traînant Marie, je jouai des coudes et de civilité, selon les moments. J'approchai enfin un policier qui, épaule à épaule avec d'autres, gardait le passage en attendant la fin de la pose de la clôture. Il regarda mes documents. Je revenais au Pays. J'avais le droit de passer. Je regardai Marie :
"C'est ma mère, me suis-je entendu dire, elle a perdu ses papiers dans la déroute générale.
- Alors, sans papiers, impossible" dit-il, nous ne faisons aucune exception. Les gens s'entretuent assez comme ça."
Je reculai. Marie avait compris au-delà d'un langage qui lui était étranger.
"Vas-y", a t'elle dit.
Je la regardai. Les larmes coulaient de son visage. J'insistai
"Elle n'a plus que moi".
- Et eux tous ?"
Il désignait les vieux, les enfants, les malades, accrochés aux proches qui leur restaient. Je reculai de quelques pas. Je dis à Marie :
"Nous avons de l'eau pour deux ou trois jours dans la voiture, Je reste avec toi. On verra d'ici là. Je peux toujours rentrer apparemment".
Elle me sourit confiante. En quelques instants, elle avait réfléchi. Devant cette explosion de douleurs et de violences, elle avait pris sa décision. Elle m'a dit :
"Moi je boirai l'eau de la ville, Toi tu me tiendras la main. Après tu partiras.
Nous avons fait comme elle l'a voulu. Elle m'a donné son téléphone, elle m'a dit :
"Tu garderas la musique d'appel, et si on me téléphone, tu expliqueras ?".
J'ai dit "bien sûr", mais surtout je lui ai demandé de sourire. J'ai pris sa photo, et je n'ai plus lâché sa main.

Depuis, j'ai souvent serré dans ma main ce petit objet, que j’avais trouvé étincelant sur ce sentier de désespoir, devenu muet, rangé à présent sous le cadre de Marie, face à moi, comme un trait d'union définitif entre nous, signe d'une intense tendresse humaine dans un enfer de barbarie.

Texte de Marie-Josèphe Carrieu-Costa, Toulouse (31), 2010
 


Le bouquet

L'objet gisait, au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique et visiblement sorti tout droit d'une boutique citadine. Il attirait l'œil par ses couleurs vives et, surtout, cet entêtant parfum de fleurs difficile à identifier. Inhabituelle fragrance, troublante et incongrue sur ce sentier de randonnée très fréquenté. En s'approchant, on distinguait très nettement un bouquet bien agencé, constitué exclusivement de fleurs bleues, en petites corolles serrées, élégamment nouées par un ruban rouge, très long. L'odeur était presque désagréable, tant elle vous prenait à la gorge.

Il flottait sur ce lieu une impression de malaise : contraste trop puissant entre ce bouquet sophistiqué, au bleu artificiel, perdu (?) parmi les champs récemment fauchés, et les raisons de sa présence, qu'on pressentait macabres. Le train passait régulièrement à proximité, il était peu probable que, par une fenêtre ouverte, on se fût contenté de jeter inconsidérément sur le chemin de promenade ce bouquet aux allures de 14 juillet.

Le contrôleur du train Corail n°1407 me réveilla avec une douceur inhabituelle. Sa main tiède exerça une pression légère, ''contrôlée'' mais néanmoins sensible, sur mon avant-bras gauche, nu et bronzé, dont le fin duvet blond frémit sous la caresse. La main se posa à peine trop longtemps. J'avais déjà, un peu trop vite, ouvert spontanément les yeux - que j'avais très bleus - mais cette main s'attardait encore, pendant ce quart de seconde superflu, révélateur du plaisir qu'elle y prenait.

Je lus dans son regard l'agréable surprise de découvrir, sur le haut de mon visage frais, sagement endormi et encore inconnu vingt secondes plus tôt, deux prunelles bleues qui ne semblaient pas lui déplaire. Il avait lui-même un visage très avenant, de type méridional, des yeux de velours marron et une belle bouche, un regard souriant et des cheveux d'un châtain profond.

Il se taisait et semblait avoir tout son temps, ce qui n'est pas fréquent chez les agents de la SNCF, car un train entier l'attendait. Je me souvenais d'être montée dans la première voiture... à moins que ce ne fût la dernière ? Combien de temps avais-je dormi au juste ?

Pas encore totalement éveillée, je compris toutefois que je devais montrer mon billet. C'était l'évidence même et il n'avait pas besoin de la formuler. Il attendait tout simplement que je m'exécute et il souriait des yeux, qu'il avait décidément très caressants. Je me souvins alors vaguement qu'il m'avait réveillée en plein rêve érotique, d'où l'impact de sa caresse sur mon bras.

Mes lèvres légèrement gonflées s'entrouvrirent et ma conscience encore ensommeillée se perdit du côté de mon sac. Je me savais désirable à cet instant sans toutefois en avoir une perception claire. C'est alors que je m'aperçus que le premier bouton de mon chemisier, déjà fort échancré, s'était opportunément ouvert pendant mon sommeil et qu'il dévoilait abondamment mon sein droit, que j'avais bien galbé – le gauche aussi, d'ailleurs -

Un léger mouvement d'épaule eut tôt fait d'accentuer l'ouverture indiscrète, tandis que je baissais pudiquement les yeux vers mon sac ouvert, y enfonçant le bras non caressé. Je fus alors parcourue d'une idée folle, qui devint rapidement une idée fixe : je voulais sentir la main de cet homme sur mon sein droit, par l'échancrure de mon chemisier de soie. Une caresse à travers l'étoffe ne m'eût pas déçue non plus : la soie est si merveilleusement érotisante que le moindre souffle d'air peut faire dresser le mamelon sous le tissu plaqué, en moins de temps qu'il n'en faut pour y penser. Mais ce que je voulais en cet instant, c'était le contact direct de cette peau qui avait réveillé mon bras et je le voulais avec une telle détermination qu'il me semblait impossible de ne pas l'obtenir dans la minute qui suivrait.

Je réalisai soudain que le temps filait et que l'homme aux yeux souriants sous sa casquette étoilée attendait toujours, sans manifester la moindre impatience. En fait, il s'était à peine écoulé quelques secondes depuis mon réveil. Je regardai sa main posée sur le dossier du siège situé devant moi : une belle main aux ongles nets, carrée et dorée, dont je spéculai aussitôt sur le grain de peau, à la lumière de mes expériences passées. Évaluation plus que positive : ce genre d'homme avait, à coup sûr, cet épiderme souple et lisse qui fait la joie des rencontres de peaux. Je voulais cette main sur mon sein et je la voulais tellement que le sein en question, bientôt suivi par l'autre, en gonfla de plaisir anticipé, faisant frémir la soie légère.

Je guettai à travers les longs cils bruns le regard à présent à demi baissé, inconsciemment attiré par la rondeur soyeuse, insecte innocent capté par une fleur carnivore... Mais après tout, cela ne devait-il pas être également pour son plus grand plaisir ? Combien de fois cela arrive-t-il dans la vie d'un contrôleur de train d'avoir l'occasion de palper, dans le cadre de ses activités professionnelles, un sein doux et bien galbé ? Qui plus est, surmonté d'un visage frais aux grands yeux bleus, que l'on a dû faire ouvrir pour les besoins du service.

Pendant ce temps, mon bras non caressé fouillait mollement et avec une lenteur calculée le sac d'où le billet était tout prêt à bondir. Tout à la fois délicieusement rafraîchissant et excitant, un courant d'air tiède soulevait légèrement mèches de cheveux et vêtements d'été, s'engouffrant dans mon décolleté complice, ce dont personne d'autre ne semblait s'apercevoir.

La chaleur pesante, le bercement du train et la brise estivale provoquaient la somnolence des autres voyageurs, qui n'avaient encore rien remarqué. Une mouche entêtée grésillait contre la vitre, agaçante musique de fond soutenant mon manège aguicheur. Je me rendis compte alors que nous n'étions pas seuls au monde et que la scène se déroulait – incognito pour l'instant – devant un wagon entier, de style Corail, mal climatisé et de mauvaise qualité, tel qu'on en fabriquait encore au milieu du siècle dernier.

Les prunelles de velours se dilatèrent sous le tir de mon œil bleu trop innocent pour être honnête et, surtout, devant le regard interrogateur du mamelon dressé au garde-à-vous et affleurant effrontément sous le fin tissu. Je voulus vérifier l'impact de mon action, glissant discrètement sous mes cils maquillés vers le pantalon d'uniforme. L'érection était là, sans nul doute, quoique masquée par l'épaisseur de l'étoffe, mais la légère protubérance bien répertoriée ne pouvait échapper à mon œil averti.

Il devait me rester quelques secondes avant que le temps écoulé ne devînt inadmissible pour le wagon Corail, pour le contrôleur bleu-marine mutique et pour mon propre corps, flottant entre deux eaux dans une frustration qui n'allait pas tarder à devenir inconfortable.

Une publicité datant de l'âge du train me revint en mémoire, celle des lunettes qui déshabillent : je me plus à imaginer mon contrôleur en habit de plongeur, ceint dans un maillot seyant sur une chute de reins qu'il avait certainement bien galbée aussi... épaules larges et bronzées, lunettes-hublots masquant provisoirement son regard velouté et grand tuba dressé majestueusement, juste avant la plongée vers les bancs de corail.

Le contact de la banquette en skaï commençait à se faire désagréable sous ma jupe moite et j'en vins à conclure qu'il fallait en rester là et exhiber enfin ce billet triomphal... J'envisageai un instant le scénario de la perte ou de l'oubli, le temps de visualiser la pénible et ambiguë élaboration de l'amende, la gênante et coûteuse tractation financière qui s'ensuivrait, le tout me permettant de gagner du temps, mais pour un résultat des plus hasardeux car l'homme aurait alors les deux mains prises. La mort dans l'âme, je capitulai et sortis le billet avec mon plus enfantin sourire, espérant, d'un mouvement d'épaule adéquat, faire sauter pour l'occasion le bouton suivant, mais en vain.

La perforation fut exécutée avec soin et lenteur. L'œil brun gauche glissa sous les cils soyeux pour évaluer une dernière fois l'objet convoité, offert mais non saisi, et l'employé silencieux se tourna enfin de l'autre côté du couloir central, où un petit vieux frôlait la tétanie à force de tenir son billet prêt pour la perforation... Je lorgnai vers le voyageur, épiant dans sa prunelle délavée l'écho de cette lourde minute de silence, mais je ne perçus aucun indice susceptible de révéler qu'il n'avait rien perdu de la scène du sein dévoilé. J'en profitai donc pour cacher cet objet qu'il ne saurait voir sans risquer un accident cardiovasculaire : pas question de coller sur le dos de ce pauvre contrôleur si mignon l'horrible mort d'un voyageur imprudent !

Je décidai alors de me rendormir et d'essayer de retrouver le fil de mon rêve érotique. Après tout, l'interruption avait duré à peine une minute et les événements récents m'avaient amollie davantage encore. Mes seins avaient gentiment repris leur volume initial et leur galbe sage sous le chemisier de soie désormais légèrement moite, mais encore suffisamment fermé pour prévenir tout débordement ultérieur. La tête vide, la bouche pâteuse et les paupières lourdes, j'amorçai un retour au royaume de Morphée.

A peine avais-je refermé les yeux qu'une envie inconfortable me poussa à me lever, quelque peu hébétée, et à me diriger vers l'extrémité du wagon. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que le contrôleur bleu-marine m'attendait en souriant dans le no man's land situé entre les deux wagons brinquebalants de ce train antédiluvien !

Poussant résolument la porte vitrée, je me dirigeai vers lui sans hésiter et il posa aussitôt les mains sur mes hanches – et non sur mes seins – Toujours dans le mutisme le plus total et plantant son regard velouté dans mes yeux bleus interloqués, il m'embrassa à pleine bouche, fort bien d'ailleurs.

Mon chemisier reboutonné s'impatienta de nouveau et je ne tardai pas à frotter ma jupe moite sur son pantalon d'uniforme pour vérifier l'acuité de mes regards. Il faillit perdre le contrôle, ce qui, vu sa fonction, était un comble, lorsqu'il passa enfin sa main droite dans mon chemisier gauche et palpa, tout à fait habilement, le mamelon resté à l'écart jusqu'ici. Celui-ci réagit avec toute la vigueur dont il était capable, tandis que l'autre recevait bientôt les honneurs de ses incisives – qu'il avait fort brillantes et très douces aussi – et que sa main gauche m'enlaçait et pétrissait ma jupe à présent fort chiffonnée.

Il se ressaisit soudain, réalisant qu'il ne fallait pas trop compter sur les reflets complices des vitres de séparation et qu'il mettait ses étoiles en danger. Il voulut donc m'entraîner vers le seul abri sûr, quoique fort trivial : les toilettes, dont je redoutais déjà le bruit infernal et les effluves incertains. Je n'eus pas à m'interroger car c'est ce moment que choisit une charmante petite fille aux yeux bleus pour venir faire son petit pipi avec sa mère-grand. Nous les laissâmes passer, tandis qu'il consultait fébrilement son horaire SNCF et que je fouillais dans mon sac à la recherche d'un billet, par exemple.

Une fois reparties les innocentes trouble-fête, il me plaqua avec douceur contre la porte et recommença à explorer mon anatomie sous la soie, ce que je laissai faire avec un bonheur non dissimulé. Il me mordillait délicieusement l'oreille comme jamais aucun homme ne l'avait fait avec cette habileté et je dus réprimer l'expression de mon plaisir en griffant sa peau sans ménagements.

C'est alors que, craignant d'être à nouveau interrompue par une autre petite fille aux yeux bleus, je voulus gagner du temps. Tout en me laissant embrasser avec volupté, j'ouvris derrière mon dos la poignée de la porte.... Ce n'était pas la porte des toilettes et il n'avait pas anticipé mon geste. Je n'eus que le temps d'apercevoir ses yeux de velours horrifiés, ses incisives douces qui laissèrent échapper un cri (le son de sa voix !) et ses belles mains impuissantes qui avaient lâché prise.

Je fus tuée sur le coup mais on ne constata pas de trace de blessure, sinon un fin écoulement de sang par l'oreille, qui me vida totalement de mon sang, le temps que les secours parviennent jusqu'à mon corps inerte. De toute façon, à cette vitesse, c'était sans rémission.

Personne n'aurait pu dire exactement qui avait assisté à l'enterrement mais, quelque temps après, un bouquet d'œillets bleus ceint d'un long ruban rouge fut déposé à l'endroit où avait chût mon corps, et l'odeur de ces œillets était si entêtante que les promeneurs du chemin, lorsqu'ils passaient à proximité, en étaient tous troublés et s'en souviennent encore.

Texte de Laurence Polère, Boulogne (92), 2010


Et en prime, un quatrième texte, celui de Nathalie Materne, Castanet-Tolosan (31), 2010 - lauréate lycéenne de notre jury ainsi que du Jury des Lycées de Lycée Bellevue.

Le dé

L'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... La lumière qui ricochait sur sa surface blanche le rendait éblouissant, et me vint la pensée stupide qu'il prenait un malin plaisir à me faire cligner de l'œil.

J'étais dans l'un de ces jours où les pensées vagabondent sans logique et où un rien attire l'attention. Vous savez, ces lendemains de jours douloureux, lorsqu'on a compris qu'on est un minable et qu'on a perdu ses rêves d'avenir. Je venais d'abandonner mes études de médecine, au beau milieu de l'année, pour rejoindre la troupe d'incapables « qui n'ont pas supporté la pression », comme le disaient nos anciens camarades d'un air faussement apitoyé.

Alors quand ce dé au reflet sournois se présenta sur ma route, je m'arrêtai et le ramassai sans vraiment réfléchir. Je le fis rouler un instant entre mes doigts. Un cube blanc creusé de noir d'une banalité déprimante ; ce qui, étrangement, me plut. « On est un peu pareil toi et moi. On n’a rien d'exceptionnel, alors on nous abandonne en cours de route... » J'enfonçai mes mains dans les poches de mon manteau, gardant le dé au creux de ma paume, et continuai ma route.

Je marchai le long du sentier qui lézardait sous le soleil d'avril, au milieu de cette prairie de buissons et d'herbes folles. Mon regard se promenait à quelques mètres devant moi, sautant d'une fleur naissante à un caillou égaré avec régularité. Dans ma tête, un dialogue mauvais se déversait comme un acide. « Que vas-tu faire maintenant, monsieur l'incapable ? Je n'ai pas eu le temps d'y penser... Non, évidemment, puisque tu croyais que tu allais réussir. En même temps, tout le monde croyait en moi ! Certes, mais tu n'as pas prévu de plan B, comme on te l'avait dit... Mais ça aurait été partir perdant ! Menteur ! Tu étais un misérable petit prétentieux, et il ne te reste plus que tes yeux pour pleurer. Minable ! » Je ruminai tout le long du chemin, atteignis la lisière du bois et fis machinalement demi-tour. Tandis que je me traitais de pauvre type et que j'énumérais mes défauts et mes échecs, mes pas me ramenèrent vers la maison de ma grand-mère, où j'avais échoué avec toute la famille, pour ces vacances de Pâques où j'aurais dû travailler d'arrache-pied.

Je passai le portail, barrière inutile entre la prairie et le jardin semblables en tout point, et me dirigeai vers la porte d'entrée. Alors que je l'entrebâillai, un tintamarre familier jaillit de l'ouverture. Carillons de vaisselle, mélodies fatiguées du vieux piano, cris d'enfants. L'habituel remue-ménage qui précédait chaque repas. Soudain, je me sentis las de ce joyeux désordre. Il fallait se mêler aux conversations et rire aux plaisanteries pour passer inaperçu, faute de quoi j'aurai le droit à un sermon du genre : « l'important c'est de participer, tu restes notre fiston ». Je ne savais pas ce qui me répugnait le plus.

Je sentis le contact du dé contre ma paume. Toujours sur le pas de la porte, je le sortis de ma poche. « Et toi, tu ferais quoi ? » Je joignis mes mains pour le faire rouler entre mes paumes. Lorsque je les ouvrais, le dé exhibait fièrement la face trois. « C'est stupide, ce n'est pas une réponse... Bon, disons que pour un nombre pair j'entre, et impair je me tire. » Je secouai à nouveau le dé. Toujours trois. Je me tournai vers la prairie. Le crépuscule commençait à manger le ciel. J'hésitai un instant.

Mon regard revint sur le dé. Les trois petits points noirs ressemblaient à des yeux inquisiteurs qui m'ordonneraient de respecter mon engagement : « Impair, tu te tires ». « Bon, puisqu'il le faut. » J'ouvris la porte tout grand, criai qu'ils ne m'attendent pas pour manger et la refermai aussi sec.

Je traversai le jardin en sens inverse. Je me sentais léger. L'idée de m'enfoncer dans la nuit sur un bête lancer de dé avait quelque chose de grisant. Je contemplai l'objet, toujours dans ma main. Les rayons du couchant n'avaient plus la force de ricocher sur sa surface, et pourtant, je percevais comme un éclat sur ses arêtes, comme un clin d'œil qu'il me ferait. « Tu deviens timbré, mon pauvre vieux. »

Arrivé au portail, je me demandai par où aller. Une fois de plus, je décidai de m'en remettre à mon dé. « Pair la forêt, impair la rivière. » Je fis rouler le petit cube entre mes paumes. Quatre. Avec le sourire stupide de celui qui va sans se poser de questions, je pris le chemin des arbres.

La forêt baignait dans une semi-obscurité. Ça et là, d'une trouée de feuillage tombait une colonne de lumière ambrée, vestige du jour qui s'achevait. L'arrivée de la nuit ajoutait à la mélancolie que je traînais comme un boulet depuis des jours. Mon pas se fit à nouveau lent, mes épaules s'affaissèrent. Mon avenir n'était que brouillard après l'échec que je venais d'essuyer, et je n'avais pas la force de réfléchir à la façon dont je pourrais le sauver. Je me sentais si misérable ! Je m'étais noyé dans le travail. Puis, obligé de reconnaître que j'étais incapable de refaire surface, obligé d'accepter ma médiocrité, j'avais piteusement quitté les bancs de la fac.

Tout à mes sombres pensées, je ne sentis pas l'obscurité m'engloutir. Lorsque ma conscience refit surface, j'étais au beau milieu de la forêt. Je sortis le dé de ma poche. Je discernai avec peine ses facettes. J'allais le ranger lorsqu'une lueur venue de je ne sais où fit reluire les points noirs sur blanc, comme s'il m'invitait à me servir de lui à nouveau. J'obtempérai. « Pair je rentre, impair je dors ici. » Il roula entre mes paumes, dans un geste qui me devenait familier. Incapable de discerner quoi que ce soit dans les ténèbres qui s'épaississaient de minute en minute, je lus la facette comme du braille. Un. « Attends, tu vas vraiment te peler toute la nuit en pleine cambrousse pour un dé ? » Je considérai le cube entre mes doigts. Je n'arrivais pas à m'ôter l'impression qu'un éclat animait sa surface de temps à autre. Et ces signes furtifs semblaient me mettre au défi de suivre ce qu'il me dictait. « Je suis peut-être un minable, mais pas une mauviette. » Je décidai de rester dans la forêt pour la nuit. Incapable d'aller bien loin dans le noir quasi-total, je trouvai à tâtons un creux entre deux arbres et m'y pelotonnai.

Les premiers rayons du soleil vinrent chatouiller mes paupières. Je m'éveillai, tentai de me lever et étouffai un gémissement. Mon corps était parcouru de courbatures. J'avais les mains et le visage gelé, et les jambes ankylosées. Mais au moins, j'avais relevé le défi. Pour une fois, je ne m'étais pas défilé.

Je me levai tant bien que mal et titubai entre les arbres. Un gargouillement s'éleva de mon ventre. J'avais terriblement faim. Je me lançai sur le chemin de la maison en espérant que mon absence de la nuit serait passée inaperçue. Lorsque je poussai la porte d'entrée, tout était encore silencieux. Ma famille dormait encore, et j'en conclus qu'ils ne s'étaient pas inquiétés pour moi. Je me préparai un énorme petit déjeuner et le dévorai en songeant à la nuit que je venais de passer.

Naturellement, je sortis le dé de ma poche. J'avais l'impression que cet insignifiant petit cube m'avait manipulé.
« Tu dérailles ! C'est toi qui a inventé ce jeu débile du lancer de dé, c'est toi qui te lances les défis. »
Mais mon instinct refusait cette évidence. Un bruit de pas dans l'escalier me tira de ma réflexion.
- Tiens ! Bonjour fiston ! Bien dormi ?
Je répondis à mon père par un traditionnel marmonnement.
- Je rentre à la maison ce soir, j'ai du travail. Tu veux venir avec moi, pour essayer de trouver quelque chose à faire ? Un petit boulot peut-être ? Ou tu préfères te reposer encore quelques jours ?
Il me regardait avec cette pitié qu'ils affichaient tous depuis mon échec. Je soupirai. Je n'avais pas envie de prendre une décision.
- Bon, je te laisse réfléchir...
Et tandis qu'il se tournait vers la cafetière, je lançai discrètement le dé sur la table.
« Pair, je reste, impair, je rentre. »
Six.
- Je crois que je vais rester encore, Papa.
Il se tourna vers moi avec inquiétude.
- J'ai besoin de réfléchir au calme à ce que je vais faire de mon avenir, improvisai-je.
- D'accord, je comprends. Prends ton temps fiston.
Je hochai la tête d'un air faussement contrit, puis recommençai à me goinfrer allègrement.

Le dé m'avait accordé un nouveau répit jusqu'au retour à la morne réalité. Il voulait encore jouer, j'en étais convaincu. Sitôt mon petit déjeuner englouti, je pris une douche glacée et sortis à nouveau. Je ne savais pas quels défis me réservait mon nouveau compagnon de route, mais mon désir d'aventures hasardeuses semblait donner des couleurs plus éclatantes à la nature. Plus que jamais, j'avais envie de suivre le dé par monts et par vaux.

La lumière du jour enflait derrière la chaîne de collines à l'est. « Pair à l'est, impair à l'ouest ». Le dé m'indiqua la direction du soleil levant, et je le suivis aveuglément. Toute la journée, je gambadai dans la campagne environnante, ne changeant de direction qu'au gré des chiffres que m'indiquait le dé. Je ne pouvais me défaire du sentiment qu'il ne s'agissait pas d'un objet innocent. Même lorsque le soleil s'effaçait derrière un rideau de nuages, il pouvait s'animer brusquement d'un éclat malicieux qui piquait mon œil comme un regard de défi. A mesure que les heures s'écoulaient, il me sembla qu'il me guidait de plus en plus loin au cœur de nulle part, et bientôt les sentiers par lesquels je courrais ne me furent plus familiers. Mais depuis la veille, depuis que j'avais trouvé ce dé, une phrase tournait dans ma tête : « Je ne suis pas un minable, cette fois-ci je ne vais pas abandonner. » Et ainsi je poursuivais ma route.

Quand les premières fraîcheurs de la fin de journée coururent sur la campagne, je me trouvai dans une partie de la forêt dont j'ignorais jusqu'alors l'existence. Un torrent grondait entre les arbres. Je voulus le longer. « Pair vers l'amont, impair vers l'aval ». Deux. Je suivis comme un bon samaritain le chemin indiqué, et découvris au bout d'une centaine de mètres une cascade de plusieurs mètres de haut. L'eau s'y déversait lourdement et tombait en flots écumants dans un bassin naturel. Je voulais voir cette cascade de plus près, et consultai machinalement mon dé : « Pair par le bassin, impair par en haut. » Cinq. Je me lançai sur la pente abrupte qui longeait la cascade. Plusieurs fois je glissai sur le chemin boueux, je manquai même de tomber dans le bassin. Mais je n'étais pas un minable. J'atteignis le haut de la cascade. Je m'approchai tout près du bord. La puissance de l'eau qui courait vers sa chute était impressionnante. Je me penchai au-dessus du vide : on distinguait à peine la surface du bassin à travers les gerbes d'écume qui en ressortaient. A cet instant, la présence du dé se rappela soudain à moi. Je le fis rouler entre mes paumes. Le dialogue entre lui et moi était devenu instinctif, je n'avais même plus besoin de formuler clairement mes questions dans mon esprit. Il m'indiqua d'oser marcher jusqu'au milieu du cours d'eau. Le cœur battant, mais fier d'être capable de tout, j'ôtai mes chaussures et posai mes pieds dans le torrent. La morsure du froid et la vigueur du courant me firent serrer les dents, mais j'avançai résolument vers le centre. Je me sentais plus courageux que jamais. Une fois arrivé là où l'eau était la plus profonde, je fis quelques pas prudents vers le bord de la cascade. De là, les flots du bassin étaient encore plus impressionnants. Un pas aurait suffit pour m'y jeter.

J'ignorais ce qui se trouvait sous la surface écumante. Il pouvait n'y avoir que de l'eau, il pouvait aussi y avoir des rochers abrupts et mortels. Ma main glissa lentement vers la poche, en sortit le dé. Il me parut étincelant. Pour la énième fois, je le roulai entre mes paumes en contemplant les remous féroces quelques mètres plus bas. « Saute », dit le dé. Mes doigts se crispèrent sur ses faces. Il me sembla rayonner encore davantage si cela était possible. « Je ne suis pas un minable, je n'abandonnerai pas. » Je sautai.

Dépêche du 15 avril 2009 – Mort tragique d'un étudiant dépressif. Comme chaque année, les études de médecine comptent un taux record d'échecs parmi leurs candidats. Mais hier, c'est une véritable tragédie qui a secoué les étudiants de la fac de Toulouse : le suicide de l'un de leurs camarades, qui avait récemment abandonné les cours. Côme Alberand, 19 ans, a été retrouvé noyé à quelques kilomètres de Saint-Rémi, sur les rives du torrent qui traverse la forêt. Les autorités locales supposent qu'il s'est jeté du haut de la cascade en amont. Ce tragique exemple illustre la …

Juliette referma le journal. Elle relisait les premières lignes de cet article pour la dixième fois, et elle était enfin arrivée au pied de cette fameuse cascade où l'on pensait que Côme s'était donné la mort. Elle avait dû marcher plusieurs heures avant d'y parvenir. Des bandes rouges et blanches encerclaient le périmètre. Elle passa en-dessous.

Elle avait peine à y croire. Elle savait que son ami souffrait de son échec, mais pas au point d'abandonner la vie. Pensive, elle se promena le long de la rive, les yeux rivés au sol. Soudain, son regard fut attiré par un éclat blanc entre deux rochers. Elle se pencha. Un dé. Machinalement, toute à sa réflexion, elle le ramassa, puis se tourna à nouveau vers la cascade. « Est-ce que je monte voir là-haut ? » Ses doigts jouaient avec le dé. Elle le considéra à nouveau. « Laissons le hasard en décider... Disons qu'au-dessus de 3, je vais voir. » Elle lança le dé.
 


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